Le grand Journal de TQS

L’agora postmoderne

- « (Dans]) la néo-télévision, le centre autour duquel tout s’organise n’est plus tant le présentateur (le porte-parole de l’institution) que le spectateur dans sa double identité de téléspectateur qui se trouve devant son poste et d’invité qui se trouve sur le plateau de l’émission (notre tenant-lieu de l’espace télévisuel). La néo-télévision n’est plus un espace de formation, mais un espace de convivialité.. »
(Roger Odin et Francesco Cassetti)

Trois ans après avoir tenté en vain d’imiter la formule du Grand Journal de Quatre Saisons, et à la suite de diverses refontes de son bulletin, la SRC a finalement capitulé et remplacé le traditionnel téléjournal quotidien de 18h par un talk-show racoleur – animé par Véronique Cloutier – supposé ramener devant le petit écran les spectateurs séduits par Jean-Luc Mongrain, le Mouton noir. L’opération doit être prise au sérieux, dans le mesure surtout où elle fait la preuve du désarroi grandissant où se trouve les tenants d’une conception traditionnelle de l’information qui, parce qu’ils sont en même temps obsédés par la dictature des cotes d’écoute mais incapables de penser les transformations profondes qui affectent en ce moment le paysage télévisuel, se trouvent à la remorque de chaînes plus jeunes et moins liées au respect du format canonique des genres.

On aura beau s’en scandaliser, relever avec un dégoût affecté tout ce que cette manière de présenter l’information a de démagogique, se moquer de l’aspect broche-à-foin et improvisé des reportages, s’insurger devant la manière dont un lecteur de nouvelles éditorialise tout ce qui lui passe devant les yeux, cela ne changera pas grand-chose à l’affaire : la formule inaugurée par TQS et dont une bonne part du succès repose sur la personnalité populaire et controversée de Jean-Luc Mongrain est en train de gagner contre le modèle traditionnel de Radio-Canada.Il ne s’agit donc déjà plus de crier au loup, comme tant de commentateurs se contentent de le faire ; il faut analyser et comprendre le phénomène, qui est loin d’être isolé et marginal mais correspond plutôt à une vague de fond qui affecte toute la programmation télévisuelle à l’échelle de l’occident : partout en effet triomphe la figure du spectateur, ce simulacre d’une présence à l’écran d’un public désormais aussi abstrait qu’omnipotent, despote évanescent qui dicte désormais aux programmateurs leurs choix les plus fondamentaux.

D’Anchorman à Commonman

Traditionnellement, les plus célèbres parmi ceux qu’on appelle anchormen dans le monde anglo-saxon – Peter Jennings aux USA, Patrick Poivre D’Arvor en France, ou plus près de nous Bernard Derome – ont en commun cette fameuse crédibilité, sorte de mélange entre le professionnalisme, la neutralité et l’élégance, et qui semble avant tout être une affaire d’image. À la fois immuables et humaines, incarnant la parole souveraine par laquelle le monde est livré au téléspectateur, ces figures familières qu’on aime retrouver chaque soir ont toutes les qualités de véritables médiateurs ; leurs corps, leurs voix constituent des manières de haut-parleurs par où transite l’information, et conformément aux lois de l’efficacité communicationnelle, ils voient à y ajouter le moins de bruit possible. Héraults davantage que Héros, ils sont des stars presque toujours discrètes, caractérisées plus par la retenue que la flamboyance.

L’image et la personnalité de Jean-Luc Mongrain ne correspondent pas du tout à ce modèle. Ce lecteur de nouvelles qui ne lit pas, mais semble presque improviser la nouvelle – il refuse d’utiliser un télésouffleur – n’est pas beau ni vraiment élégant, pas plus qu’il n’en impose par un verbe haut qui serait la marque d’un esprit brillant. Il multiplie les erreurs de syntaxe, s’emmêle fréquemment dans ses mots et présente globalement une image un peu brouillone qui en rend d’autant plus aisée la caricature. Mais, trait peut-être plus significatif, JLM n’adopte pas l’attitude neutre et détachée de ses confrères et consoeurs, bien au contraire ; il réagit vivement à la nouvelle, se fâche parfois, il se scandalise et n’hésite pas à ironiser, établissant entre lui et le discours qu’il communique une distance, qui est en fait un espace de commentaire et de critique. Sa posture énonciative est exactement celle du chroniqueur d’humeur, à la Pierre Foglia, à la différence qu’il n’occupe pas la place d’un columnist mais celle d’animateur d’un bulletin de nouvelles.

Les humoristes qui ont fait leurs choux gras en imitant ce personnage hors du commun n’ont pas manqué de relever le regard exorbité, extrêmement expressif de JLM ; et, de fait, au-delà de la réalité imparable du trait physique, c’est une attitude qui passe dans ces yeux braqués sur la caméra. Il y aurait beaucoup à dire des différences qui existent, du point de vue proprement énonciatif, entre le regard-caméra de Bernard Derome et celui de JLM. Alors que le premier semple supposer un interlocuteur absent, virtuel, collectif, alors qu’il apparaît s’adresser à personne autant qu’à tout le monde, JLM personnalise son adresse ; en faisant alterner la visée de son regard entre le hors-champ (s’adressant à quelque caméraman ou collaborateur invisible) et le champ où il vient accrocher notre regard, c’est comme s’il nous regardait nous aussi dans les yeux. À l’opposé des autres anchormen, JLM voit celui à qui il s’adresse, il le scrute, il l’accuse ou l’écoute, et ce drôle d’air qu’il a lorsqu’il se penche vers la caméra pour invectiver son interlocuteur imaginaire, c’est celui de l’apostrophe. Car le cœur véritable du Grand Journal, son nexus sensible, c’est bien lui, le spectateur, l’homme du commun.

Figures du spectateur

Aussi, le rôle de JLM est moins de faire le pitre comme on pourrait le croire que de donner un point d’ancrage au spectateur, dont il devient le relais à l’écran. Toute son attitude est là pour marquer son appartenance à un NOUS inclusif – une sorte de simulacre d’espace public – auquel on convie les téléspectateurs à s’identifier via le personnage de JLM. L’enjeu du Grand Journal semble être la détermination sans cesse relancée des limites fluctuantes de cet espace, qui se propose comme le lieu nouveau de notre vivre-ensemble. En ce sens, ce n’est pas un hasard si tout est mis en place dans cette émission pour renforcer cette impression que le spectateur habite le plateau, qu’il en est la raison d’être et la finalité; réception, lecture et commentaire de courriels envoyés « à chaud » par les téléspectateurs durant l’émission, multiplication des VOX POP, intervention sur le plateau même de citoyens ordinaires, appels répétés au public pour qu’il donne son avis sur tout et sur rien. Les journalistes, pour la plupart, n’interviennent plus à distance, parlant du lieu où se déroulent les événements comme dans presque tous les bulletins télévisés ; ils viennent en personne « livrer la nouvelle », et à cette fin engagent avec JLM ce qu’il est convenu d’appeler un dialogue, qui est moins une explication des choses qu’une sorte de fictivisation, une mise en récit du monde à l’intérieur de laquelle le téléspectateur pourra se projeter comme au milieu d’une fable exemplaire, dont la morale est toujours que son opinion vaut celles des autres.

Assez troublantes en ce sens paraissent les caractéristiques de cet espace qu’on travaille sans relâche à moduler au sein de l’agora postmoderne que constitue le plateau de JLM. Une évaluation sommaire (et qui nécessiterait bien entendu un peu plus de rigueur pour prétendre à quelque scientificité) des sujets traités par le Grand Journal constaterait invariablement les trois tendances suivantes : une surjudiciarisation du lien social, par laquelle on tend à constituer en frontière légale les limites qui contiennent le NOUS rhétorique de JML (les méchants sont rejetés hors de l’espace public); une confusion inédite entre les registres de la vie privée et de la vie publique (où des sujets privés sont traités comme publics, et vice-versa) ; et un discrédit constant, répété, insistant des institutions publiques (appareil d’état, système de santé et d’éducation) et leurs représentants. Le rôle du mouton noir est ici transparent ; établir à travers un ensemble bien orchestré de stratégies un système d’oppositions binaires (sur le mode vrai-faux, bien-mal, intérieur-extérieur) dont la finalité est l’établissement d’un sens commun tout puissant, qui n’est pas le résultat de la confrontation des points de vue mais d’un alignement conventionnel du discours sur les dénominateurs communs de notre socialité postmoderne : la peur de l’autre en général et de la marginalité particulièrement, le triomphe des intérêts privés et un cynisme méfiant à l’égard de la chose publique, sans cesse démonisée comme le dernier avatar d’un pouvoir coercitif aveugle aux besoins des vrais citoyens.

Ainsi, le plateau du Grand Journal se présente à plus d’un égard comme le simulacre parfait de l’agora que nous méritons, un haut-lieu de la néo-télévision, convivial avant que d’être pédagogique, tout entier dédié à proposer un tenant-lieu de l’espace public, aussi différent qu’il peut l’être de la médiation distante que produit le classique TJ. Si le téléjournal dans sa forme classique amenait au citoyen une image du monde drapée des prétentions de l’objectivité, c’était en bonne partie parce que le médium télévisuel avait encore la modestie de s’afficher comme un espace de médiation ; le citoyen qui recevait cette image était jugé apte à s’en faire une idée, à la digérer et éventuellement à intervenir dans la Polis, fort des instruments de cette connaissance. Dans l’univers de JLM, la Polis, c’est l’espace médiatisé, il n’y plus de distinction entre le monde et son image, le « débat politique » est tout entier là, sous la forme d’images spectaculaires et de joutes verbales, d’opinions préformulées sur la base de préjugés sociaux péremptoires.