L’absence par le bouquet
Le dernier livre de Catherine Mavrikakis, L’absente de tous les bouquets (2020), m’a rappelé l’existence du cinéaste Derek Jarman, dont je ne connaissais pas l’histoire. Le récit, dans lequel elle revient sur le deuil de sa mère, est mené par ce leitmotiv : « Tu n’as jamais cultivé ton jardin ». Le reproche peint la toile de fond d’un livre intime qui, pourtant, accumule les citations et les références, comme si la narratrice avait besoin de cette communauté d’autrices et d’auteurs pour éviter de se sentir seule. Comme toujours, chez Mavrikakis, l’écriture tisse le réel, l’amplifie ou le transforme. Les fictions ne lui suffisent pas, elles doivent nourrir des fictions nouvelles, à l’image de ce serpent qui mange sans cesse sa queue et qui, ce faisant, tient le monde dans son cercle. Les fictions doivent constamment être reconduites, réinventées, comme dans L’annexe (2019), livre dans lequel elle rejoue l’histoire d’Anne Frank par le thriller d’espionnage, son héroïne survivant à l’enfermement par la lecture et le mensonge. Ici, bien que l’histoire soit issue du réel, elle fuit constamment dans l’art et dans l’imaginaire.
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Parmi les nombreuses références culturelles contenues dans ses livres, le cinéma revient toujours. J’aime la façon dont Catherine Mavrikakis parle du cinéma en littéraire, c’est-à-dire en s’attardant aux personnages et aux histoires, nous rappelant, aux personnes qui s’intéressent à la forme des films, ce qu’on a trop souvent tendance à oublier : le cinéma raconte. Mais son évocation du cinéma ne s’arrête pas à l’univers diégétique des films ou à leurs récits — les actrices ou les cinéastes font partie, au même titre que les personnages, de sa toile intertextuelle. Et avec cette façon de mêler l’imaginaire et le réel, elle donne l’espoir qu’un autre monde est possible — un monde bâti de fictions avérées —, qu’à force de dire les mots (ou de voir les images) ils finiront par structurer le monde. Dans son livre, Derek Jarman est à la fois un personnage et un compagnon de route. Elle revient sur l’achat, par le peintre-cinéaste, d’un cottage dans le comté de Kent, en Angleterre, et du jardin qu’il a cultivé jusqu’à sa mort. Et elle mentionne ce film, The Garden, filmé dans ce même jardin alors que le cinéaste était atteint du sida.
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The Garden, c’est deux amants allongés dans l’herbe. Autour d’eux, des images accolées en mosaïque : une tablée de femmes caressant de leur doigt le pourtour d’un verre de cristal, des paparazzis qui assaillent une madone et son enfant, les vagues de la mer. Et surtout, Jarman, alité au centre d’une danse cérémonielle ou assoupi à son bureau. Au cœur du film, il y a l’homosexualité et la maladie — la vie intime de Jarman projetée en kaléidoscope floral. Mais chez Jarman, l’intime rejoint le politique : le couple rêveur autour duquel les images tournoient se fait bientôt attacher, violenter et humilier, faisant écho à la montée des violences faites aux homosexuels lors de l’épidémie de sida, dans les années 80. Le film devient alors un hommage aux disparus, et les fleurs qui envahissent l’écran sont autant d’offrandes aux morts :
I walk in this Garden
Holding the hands of dead friends,
Old age came quickly for my frosted generation.
Cold, cold, cold
They died so silently.
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Le jardin, c’est une motte de terre plus ou moins aménagée. C’est une poignée de semences jetées là dans l’espoir qu’elles fleurissent. Avec de la patience et de l’entretien, on finit par voir apparaître les plantules, des tige frêles qui poussent lentement. La motte de terre se garnit, le tapis végétal prend du corps et colore le sol. Mais pour la majorité des plantes herbacées, la floraison annonce la fin de la croissance : les tiges cessent de pousser, les feuilles de se développer, et la plante offre aux insectes et aux animaux sa semence ou ses fruits mûrs, prête à mourir pour que les graines se disséminent. La beauté éphémère de la fleur, son parfum évanescent, son tissu fragile, voilà autant de promesses de la mort végétale ; une mort inachevée, puisque la plante renaîtra au printemps.
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À la page 122 de L’absente de tous les bouquets, on peut lire ceci :
« En 2005, je lisais Le jardin du commandant d’Yves Gosselin. Une femme, l’épouse d’un commandant de camp de concentration, cultivait des légumes et des fleurs dans un terrain adjacent à l’horreur sans se soucier de ce qui se passait près d’elle, juste à côté de sa maison ».
Et puis :
« Je me suis souvent demandé si la littérature que je chéris ne m’avait pas trop souvent fait prendre la posture de cette femme-là, oublieuse des violences de l’Histoire auxquelles elle collabore. Comment cultiver son jardin sans se moquer un peu de la contemporanéité ? Comment faire pousser des fleurs dans un petit coin privé de paradis, alors que le siècle se donne comme une terre stérile, nauséabonde, voire putride ? »
Le jardin de Jarman s’étendait sur une plage graveleuse, tout près d’une centrale nucléaire. Il n’était pas luxuriant, mais il transformait l’étendue aride et infertile en espace habitable. Durant ses marches, le peintre-cinéaste-jardinier récoltait des fleurs adaptées au climat et les agençait dans son jardin étrange. Son film tient aussi de cet assemblage de couleurs au milieu d’un monde violent et froid. Lorsque les paparazzis s’attaquent à la madone, son enfant abandonné s’amuse avec un petit moulin en forme de fleur, mais le sol autour de lui est aride, désertique. On semble y dénoncer l’art devenu commerce (l’art pictural se résumerait-il aujourd’hui à des photos de presse ?), tout comme la spiritualité, lorsque trois pères noël ridicules filment les amants alités en chantant une version ironique de God rest ye merry gentlemen — le « comfort and joy » des paroles révèle la fausse pitié de la morale chrétienne envers les victimes du sida, souvent des citoyens qu’elle répudie. Cette performance inquiétante marque le coup d’envoi de la série d’humiliations subies par les amants, culminant vers une longue scène où des hommes recouvrent leur corps d’une substance goudronneuse avant d’y coller des plumes. Le couple finira crucifié sur la plage dans une scène soulignant à gros traits l’analogie christique qui hante le film. Mais à travers tout ça, à travers le sang et la haine apparaissent, sous une musique douce, des fleurs bleues, rouges et jaunes ; Jarman arrose le sol, met en pot des semences, entouré de papillons et d’abeilles qui virevoltent dans la brise. L’homme cultive son jardin, doucement. Jardiner, comme le cinéma, nous dit Jarman, est une façon, par l’assemblage d’échantillons lentement collectés, de créer la beauté à travers la grisaille.
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À la page 98 de ce livre hanté par Jarman, Mavrikakis se permet ce jeu de mots : « Je ressasse des morceaux de notre vie ensemble. DJ de la mort, je remixe nos moments les plus doux, les plus cruels. Je nous réinvente ». Bien sûr, elle parle de sa mère, mais Jarman apparaît, par ses initiales, comme un égal ; l’autrice et le cinéaste créent à partir de la mort, reconvertissent les instants fanés en terreau de création. Et dans son film, Jarman semble avoir le dernier mot de cette conversation entre les deux artistes que je me plais ici à imaginer : jardiner peut devenir un acte politique — ou, plutôt, le jardinier n’a pas à être étranger à la contemporanéité, au temps, à la mort : l’arrêt momentané des souffrances de Jarman, la restauration d’un lieu dévasté, l’appréciation du cycle végétal sont toutes des façons de répondre aux récits contemporains. Il ressort du livre de Mavrikakis, construit autour du motif de la fleur pour parler du deuil, une conversation avec la mortalité, certes, mais aussi avec la renaissance — celle des idées, ou de l’espoir —, conversation qui permet de « laisser monter la sève d’un printemps » (p. 10), de refleurir.
My gilly flowers, roses, violets, blue,
Sweet garden of vanished pleasures.
Please come back next year.
Cold, cold, cold
I die so silently.
(La poésie est tirée du film.)