LA POULE AUX OEUFS D’OR, OU LA TÉLÉVISION DU PAUVRE
Tout observateur de la télévision québécoise le moindrement attentif aura remarqué un phénomène qui, depuis plusieurs années déjà, ne manque pas d’étonner : la présence au sommet des sondages BBM [[ Pour la semaine du 27 décembre au 2 janvier 2011, par exemple, l’émission se classe au cinquième rang, juste derrière quelques gros canons comme le Bye-bye 2010 et les autres spéciaux de fin d’année. (Voir les résultats des sondages BBM), semaine après semaine, de La poule aux œufs d’or, un « jeu » télévisé qui est en fait la retransmission hebdomadaire d’une loterie de la société nationale. On peut bien entendu croire qu’une part du million et quelques de téléspectateurs qu’elle attire ainsi chaque mercredi choisit de syntoniser TVA pour prendre connaissance des résultats du tirage, mais cela n’est certainement pas suffisant pour rendre compte d’une telle popularité. L’explication est ailleurs, selon nous, et dépend moins des qualités intrinsèques du jeu – le concept en est d’une simplicité infantile – qu’à l’attrait qu’exerce l’émission sur un très large spectre de téléspectateurs, glanés en partie dans une fraction de la population qui se reconnaît peu ou mal dans la programmation régulière des grandes chaînes.
On remarquera en effet que La Poule aux oeufs d’or est possiblement la seule émission qui met encore en scène de « vraies personnes », Monsieur et Madame-tout-le-monde amenés sur le plateau ni par leur profession, ni grâce à leur télégénie mais par le hasard d’un gain à la loto. La chose est si rare qu’elle détonne tout à fait dans ce paysage habituellement peuplé de créatures moulées pour le petit écran, longilignes jeunes femmes aux dents parfaites, quadragénaires poudrés et séduisants, habitués de la caméra en tout genre qui savent, eux, qu’on ne doit pas fixer le hors-champ ni quitter trop prestement le plateau une fois leur prestation terminée. Les quidams qui hantent La Poule – justement parce qu’aucun critère ne préside à leur sélection – sont à l’exact opposé de cette tribu glamour à la prestance siliconée : grand-mère sur son 36, trucker entre deux runs, pompier retraité et fier représentant de St-Antoine-le-lointain qui a trainé avec lui la moitié des habitants de son village, lesquels manifestent bruyamment leur appui aux plus chanceux des leurs. Un éventail caractéristique qui n’a de surprenant que de se retrouver ainsi mis en vedette en plein Prime Time et d’entrer en compétition avec les suaves éphèbes de Trauma ou les beautés manufacturées du Banquier. Il faut croire qu’une partie du public se retrouve dans cette image si peu souvent véhiculée d’un Québec « populaire », notamment depuis qu’on a décidé d’en éradiquer toute trace même à TVA, supposée être la télévision du « vrai monde » 1 .
Le succès de l’émission semble tenir aussi à un autre facteur, qui apparaît lorsqu’on compare le concept de La Poule aux autres jeux télévisés. Des émissions comme Le Banquier, Pyramide, La Guerre des clans voient les candidats « travailler » durant toute la durée du programme : ils répondent à des questions, font des choix, exercent nécessairement quelque talent, bref, même si les aptitudes requises sont souvent très relatives – voire à peu près nulles dans certains cas – l’impression est donnée que les sommes qu’ils réussissent à accumuler sont « méritées ». Ces gains restent par ailleurs la plupart du temps assez modestes : par exemple, 5000$ pour le gagnant du Cercle, 2000$ pour la famille victorieuse de La guerre de clans lorsque ceux-ci complètent avec succès les étapes finales du jeu ; en cas d’échec, les montants remis deviennent parfaitement symboliques. Dans La poule aux œufs d’or, les candidats sont déjà des gagnants ; les plus malchanceux repartent donc avec des montants appréciables, généralement entre 5000$ et 10 000$, et il n’est pas rare que les autres accumulent autour de 50 000$ (jusqu’au demi-million). Même si le cadre est celui d’un jeu, donc, ce dernier met en scène des élus (au sens quasi-religieux de la prédestination) auxquels il ne reste qu’à appuyer sur de petites portes et à choisir des numéros d’enveloppe pour voir la corne d’abondance se vider à leurs pieds. C’est l’exemple même de l’argent facile et abondant, distribué par une main aussi généreuse que candide.
Le contraste est extraordinaire ici entre la « pauvreté » du décor, l’aspect volontairement Kitsh des accessoires (œufs dorés en plastique, enveloppes à l’effigie de La Poule…), le côté enfantin de la mise en scène, d’une part, et l’importance des sommes qui sont distribuées par ailleurs. En fait, là où une émission comme Le Banquier 2 s’amuse à incarner une certaine idée du capitalisme, avec en outre son décor clinquant, une sélection serrée des candidats et la lutte que ces derniers engagent avec le représentant du Grand Capital qu’incarne un Banquier anonyme et tout-puissant, La Poule aux Œufs d’or mise plutôt sur une image de l’état en pourvoyeur providentiel, père magnanime veillant au bien-être de ses enfants, dont l’animateur Guy Mongrain est le parfait messager. Quand on lit dans un sondage commandé par la journal La Presse qu’une personne sur sept au Québec compte sur un gain à la loterie pour se sortir d’une situation financière difficile 3 , on comprend l’importance pour l’imaginaire collectif de ce genre de mise en scène de la richesse instantanée: La Poule aux Œufs d’or est par excellence la télévision du pauvre, le mirage idéologique par lequel l’indigence ordinaire rêve de bonne fortune et grâce à quoi l’état paternaliste entretient sciemment l’illusion. Peut-être faut-il se souvenir que dans la fable du même nom, la poule qu’éventre le paysan à la recherche d’un trésor en est désespérément dépourvue, et constitue donc une chimère qui au bout du compte l’aura encore davantage appauvri…
Notes
- Du temps des Tannants ou de Boubou (à la SRC, cette fois), par exemple, les autobus de visiteurs venus des 4 coins du Québec déversaient sur les plateaux un public bigarré que les producteurs n’hésitaient à mettre en valeur, notamment en organisant de concours de « talents » qui nous semblent aujourd’hui bien psychotroniques mais qui avaient tout à fait leur place à l’époque. ↩
- On pourra se référer à mon texte sur ce sujet : Du pain et des jeux, Hors- champ, mis en ligne le 9 avril 2009. ↩
- ([http://www.cyberpresse.ca/actualites/dossiers/une-vie-a-credit/->http://www.cyberpresse.ca/actualites/dossiers/une-vie-a-credit/]) ↩