Dogville de Lars Von Trier

La monnaie vivante

“Wenn man fragt, wer Wohl sterben muß. Und da werden Sie mich sagen hören : Alle !”

“Quand on demandera qui doit mourir Vous m’entendrez dire : « Tous ».” (Bertolt Brecht, Kurt Weill, “La chanson du pirate”, dans “l’Opéra de quatre sous”)

Dogville relève de la gageure et du contrat, du pari et du pacte : il concerne d’ailleurs, au plus près, l’échange entre le filmeur et l’acteur, entre l’objet-film et le spectateur. Le pari, c’est d’abord celui de Lars von Trier et de sa troupe d’éminents et splendides acteurs (Nicole Kidman, Jean-Marc Barr, Harriett Anderson, Cloé Sévigny, Ben Gazzarra, Lauren Bacall, etc.) qui ont cru – et ils ont eu raison – que nous, spectateurs, embarquions dans ce film, suspendus à cette ligne très mince entre l’adhésion au récit et une conscience permanente du dispositif qui en assure la médiation. Tout en ne l’oubliant jamais, on ne s’en soucie plus, une fois que les premières quinze minutes du film se sont écoulées et que nous nous sommes moulés, comme les acteurs ont dû s’y fondre, à cette étrange convention filmique – qui pourrait devenir un genre à part entière, irréductible et inassimilable à aucun autre.

Trier invente ce que l’on pourrait appeler le blueprint tale (conte-plan) : des décors (maisons, haies, mairie, église) démarqués au sol à la craie, des portes invisibles qu’on ouvre et ferme, un vaste espace de studio dont l’hors-scène est laissé dans l’obscurité, un hors champ quasi-absent. Les acteurs sont captés comme en répétition, dans un espace schématisé, où leurs corps semblent attendre d’être placés dans un « lieu réel ». Brillamment mis en scène, cet espace unique, plane, où « les maisons » sont ouvertes sur tous les côtés, sera converti par le jeu et la diégèse en « lieu » proprement filmique. Cette porosité extrême de l’espace-lieu, où ne cesse de se confondre la sphère publique et la sphère privée, n’est pas qu’un caprice, elle corrobore la trame de ce film qui concerne entre autre les jeux de réciprocité entre transparence et secret, les échanges de visibilité et de connaissance à l’intérieur de la communauté 1 .

Mais là n’est qu’un aspect de l’invention de Trier. À cette émulation du théâtre pirandellien-brechtien, se superpose un dispositif romanesque-illusioniste, qui serait celui, à peu près, du conte dickensien : voix-off omnisciente, explicative à outrance ; une langue travaillée, truffée d’euphémismes et de tournures allègres, ironique et distanciée ; une structure en neuf chapitres solidement chevillés à une construction limpide, où se découpent nettement tous les pivots dramatiques. Il ne faudrait pas oublier une savante exploitation des matériaux filmiques que le cinéaste, maniaque des contraintes et des restrictions, s’est autorisés : un bruitage important (portes qui claquent, vent, cloche, foule), un travail surprenant sur les éclairages, une trame musicale, sobre, mais pathétique, ne surgissant qu’aux moments de drame, que viennent alors accuser le mouvement, comme en lames, des cordes basses et graves. Ce sont ces deux volets – schématisme de la mise en scène, illusionnisme de la fable – qui donnent au film son efficacité : retirez l’un, vous avez un exercice de style, platement théâtral, qu’on apprécierait, au mieux, comme un document sur le travail de l’acteur ; retirez l’autre aspect du dispositif, vous avez un conte racoleur, moralisateur et poussif.

On serait tenté de dire que ces deux volets, qui sont au cœur de Dogville, sont présents dans tous les films de Trier depuis Breaking the waves, c’est-à-dire ceux portant le sceau, et ceux faits à l’enseigne du Dogma : Les idiots, Dancer in the Dark. D’une part, cinéma non illusioniste par la technique et le jeu des acteurs (caméra DV miniature, dispositif transparent, quasi-artisanal, jeu de surprise, effet d’improvisation), d’autre part, cinéma pleinement narratif, moralisateur – voire démagogique -, gorgé de clichés et de lieux communs, tant du point de vue des idées, du récit et de la construction des personnages que du recyclage de genre (le musical dans Dancer in the Dark, la via crux chrétienne de Breaking the Waves, le genre fantastique dans The Kingdom).

Mais alors que ces diverses tentatives semblaient s’épuiser, les uns dans le pari en forme de pied-de-nez, brillant mais isolé (Les Idiots), ou encore dans le pathos déliquescent du martyrologue chrétien (Breaking the waves, Dancer in the dark), Dogville atteint un équilibre étrange et fascinant, dont le succès repose très certainement sur le dosage qu’il opère entre ces deux tendances de son cinéma.

Son principal mérite, il me semble, repose sur le fait qu’il parvient à littéralement re-fonder le lien entre le spectateur et le cinéma. Car il faut bien qu’un contrat soit passé, ou qu’un accord se passe, que la convention du film s’impose. Ses conventions, je l’ai dit, rompent avec toute forme de réalisme, compris au sens strict : si une porte se dessine dans ce carré d’air, c’est grâce à une entente que le film instaure et à laquelle les acteurs nous font adhérer en s’y pliant. Ce contrat, passé entre le metteur en scène et les acteurs tout d’abord, entre le dispositif filmique et les spectateurs ensuite, apparaît dans une transparence toute ludique, où les règles semblent par moment arbitraires : pourquoi choisir de montrer ceci, et ne pas montrer cela, etc. Ce contrat, je dirai, c’est la condition de possibilité du film pour le spectateur : il accepte de voir les ficelles, de voir une porte là où il n’y a que du vent. Autrement, il n’y a pas de film, pas d’affects mobilisés. Mais je voudrais également avancer que la question du « contrat » constitue aussi son nerf principal, son armature narrative et idéologique : la question de ce film, n’est-elle pas, avant toute chose, celle de l’échange, compris en terme économique ?

Plus encore, je serais porté à dire que Dogville traite du sens du lien social pensé à partir de l’économie : économie communautaire, économie du travail, économie du désir sexuel et du désir de vengeance. Ou plutôt, la communauté, le travail, les pulsions sexuelles et les instincts de vengeance, bref tout ce qui fait récit dans ce film, procèdent d’enjeux économiques, et qui vont au-delà de la pauvreté et de la richesse. Dogville est une fable économique, et dont l’économie de moyen n’empêche pas une folle dépense d’idées, qui compte sur des mécanismes soignés, des leviers et des rouages bien huilés, et sur une série de savants calculs. Nous pourrions traduire tous les événements qui s’y déroulent en termes économiques : division du travail, capital symbolique et réel, salaire horaire, économie de rareté, échange de biens et services, offre et demande, faillite, liquidation. Ce sont là les moteurs de cette étrange machine qu’a patenté Trier, et qui pourrait être lue – à rebours – comme un brûlot contre l’Amérique, dont l’esprit communautaire passerait systématiquement par le calcul de l’intérêt individuel 2

En effet, un marchandage est à la racine du film : un deal est passé entre Grace (Nicole Kidman), belle étrangère poursuivie – selon ses dires – par des gangsters (à la fin de film on apprend qu’il s’agit du père de Grace et de sa bande de truands), et la petite communauté, pauvre et simple, de Dogville qui accepte de lui accorder asile pour deux semaines, au bout desquelles il sera question de déterminer son honnêteté, la netteté de ses intentions et la véracité des faits qu’elle avance. Le médiateur et héros du film, Tom Edison, parfait improductif (au sens d’Adam Smith), est animé par une série d’idéaux dont sa soi-disant œuvre littéraire – dont il ne cesse de repousser la réalisation – serait une sublime illustration. Grace – hésitante, lumineuse, gracile – survient au moment où, précisément, Tom avait convié la petite ville pour leur faire un exposé sur la notion « d’acceptation », et dont l’objectif consistait à leur faire admettre qu’ils ne savent pas recevoir. Grace, surgie comme un don du ciel, va servir à illustrer le point de vue de Tom, mais aussi permettra à la communauté de s’illustrer, en témoignant de son ouverture envers l’étrangère.

Lars von Trier partira donc de ce simple contrat, et en tirera, comme s’il s’agissait de développer un théorème, toutes les conséquences, suivant une voie logique… celle qui mène, de façon rationnelle, aux pires excès, aux plus flagrantes exploitations. Mais les excès, bien que conduits par des hommes, sont la résultante d’un calcul, d’un monnayage, ils sont le prolongement d’une situation d’échange de pouvoir : l’horreur économique se développe ici en théâtre de la cruauté, et l’inverse est aussi vrai.

Dogville n’est évidemment pas le premier film qui observe un « corps étranger » s’ébattre à l’intérieur d’une communauté à laquelle elle n’adhère pas – au sens physique et moral du terme (on pense à Straw Dogs de Peckinpah, à Stromboli de Rossellini, aux Cousins de Chabrol, et tant d’autres). C’est un peu, déjà, ce qu’explorait Breaking the waves et Dancer in the Dark, où des communautés d’horribles se retournaient contre une protagoniste au « cœur d’or » qui acceptait d’encaisser les violences et les trahisons au nom de la religion, de la dévotion maternelle, du salut de leur âme. On faisait de l’écart entre le personnage et son milieu, le point de mire du film. Et on pourrait dire la même chose de Dogville. Les mains blanches de Grace n’ont jamais connu le labeur, son corps n’a jamais connu la fatigue du travail ni la douleur de l’humiliation. Elle est projetée dans cette communauté sans dehors, où la pauvreté et l’abrutissement de l’esprit, une fois conjuguée à la règle de l’intérêt personnel et à la loi du bouc émissaire, se transforme en violence exploitatrice et en sadisme collectif. L’intérêt et la nouveauté de Dogville eu égard à ce trope de l’étrangère torturée, repose sur ceci que la perturbation qu’engendre Grace, et qui entraîne un débalancement complet de la communauté, est une question d’ordre économique.

On se souvient que, dans Teorema de Pasolini, l’intrusion dans une famille de bourgeois milanais d’un de Christ silencieux, blond aux yeux bleus, engendrait un dérèglement complet de tous les sens : catatonie, crise mystique, nymphomanie, régression anale, retour à la vie primitive, etc. Le personnage, joué par Terence Stemp, fonctionnait comme un révélateur, disons, d’une conscience de classe bourgeoise, c’est-à-dire, pour Pasolini, d’un déséquilibre psychique profond, se traduisant en névrose ou en hystérie. Il révélait pour chaque protagoniste à tour de rôle, ses limites, ses déchéances, ses frustrations qui étaient restées enfouies en-dessous de la laque de propreté, d’auto-discipline et d’indifférence propre à la société bourgeoise. Et il s’agissait bien d’une révélation au sens religieux (teorema – teos : dieu) qui fonctionnait comme un théorème politique/ économique/ psychanalytique sur la bourgeoisie, définie comme malade et irrécupérable. On pourrait même dire, pour employer le vocabulaire de Dogville, que cette « révélation » fonctionnait comme une « illustration » du malaise dans la civilisation.

Bien que sur un tout autre type d’objet, l’apparition (l’épiphanie) de Grace dans Dogville relève de la révélation religieuse (la « grâce » venue de Dieu seul sait où), que la progression implacable et la conclusion radicale participent du théorème, et que l’ensemble du film est une illustration… bien qu’il ne soit pas aisé de tirer une « morale » de cette histoire, ou d’en extraire une proposition générale Le film nous dit-il : les pauvres sont comme des chiens qui n’écoutent que leurs instincts et ils peuvent mordre la main de celui qui les a « nourrit » (physiquement, moralement), ou la misère sociale ne peut pas tout excuser, ou que la charité a des limites, que le pardon est une forme d’arrogance, ou qu’il y a des gens qui méritent d’être liquidés, etc. ? Les pistes sont nombreuses et les conclusions, toutes, moralement douteuses. On pourrait admettre qu’il faille les prendre toutes ensemble, non comme des vérités bien entendu, mais comme des problèmes que ce film – terriblement manipulateur, férocement anti-humaniste – tenterait de nous exposer, pour nous forcer à prendre partie (sur ce point, Lars Von Trier rejoint un cinéaste comme Michael Haneke).

Dans Breaking the Waves et Dancer in the Dark, la cruauté que subissent les protagonistes n’est jamais convertie en vengeance effective. On reste du côté de la pureté du don de soi, du sacrifice christique : la pulsion vengeresse n’appartient qu’au spectateur qui sort de la salle révolté, totalement vendu au manichéisme du film, et qui aurait bien aimé voir « ces salauds » se faire corriger. La force de Dogville est de rendre la vengeance de Grace incommensurable au désir de punition du spectateur : elle les fait tous abattre. On se serait contenté de moins que ça…

Mais en faisant éliminer tous les habitants de Dogville, Trier ne fait que faire preuve de cohérence à l’égard de son personnage principal. En effet, cette vengeance, n’est-elle pas la stricte application d’une conversion de valeur(s) de la part de Grace ? La liquidation de toute la population de Dogville est l’exacte contraire du pardon généralisé, du sacrifice de soi, de l’humilité humiliée (c’est donc une véritable conversion à 180 degré). Dogville semble nous dire que la liquidation et le pardon ont la même valeur, dans la mesure où ils participent du même excès, de la même démesure. Grace ne peut qu’osciller entre les deux, entre le don complet de soi ou la destruction totale de l’autre. La communauté de Dogville, au contraire, fonctionne sur une économie de marché fondée sur le calcul et le recalcul des valeurs des choses en fonction de l’offre et de la demande, sur la quantification du travail en fonction de la nécessité dans laquelle se trouve le travailleur, et ce, jusqu’à l’esclavagisme, le sexe n’étant qu’un des termes – bien que non consensuelle – de cette soumission généralisée à une espèce de folle loi du marché. Ce qui apparaît alors c’est que le conflit entre Grace et Dogville est véritablement de nature économique – mais ce n’est pas qu’une affaire de classe. Le conflit naît de deux types de rapports à l’échange, l’un fonctionnant de façon totalitaire, liquidatrice, globale, l’autre de façon lente, insidieuse, calculatrice, mesquine. Et peut-être qu’au bout du compte, entre cette économie « totalitaire » et cette économie « marchande », l’une n’est pas moins terrible que l’autre.

***

Ceci étant dit, et à bien y regarder, nous pourrions dire que le trajet de Grace dans Dogville consiste en une traversée de plusieurs concepts économiques fondamentaux, sur un plan métaphorique, bien entendu, mais également sur le plan le plus littéral qui soit.

Reprenons la trame.

Grace, arrivée dans Dogville, dépend entièrement de la communauté qui peut, à tout moment, la livrer aux autorités. S’ils lui offrent un asile dans des termes précis prescrits par un contrat de deux semaines, c’est parce qu’ils entrevoient la possibilité de contredire Tom qui les accuse de ne pas savoir recevoir. Ainsi, ils font amende charitable en lui faisant don de leur capacité à recevoir un don (une grâce). Mais nous sommes ici, et encore pour un court moment, dans une économie du don et du contre-don, où celui qui accepte ne peut pas ne pas accepter, et celui qui donne, ne peut pas ne pas donner . Ce premier échange consolide la communauté de Dogville quant à l’image qu’elle se fait d’elle-même. Grace, avec la complicité de Tom, projette alors de travailler pour la communauté, question de lui rendre un tribut pour l’asile qu’elle lui offre. Elle propose à chacun des foyers une heure de travail. Or, l’économie de Dogville fonctionnait sur un régime autonome depuis longtemps : le verger produit des pommes vendues au marché par un camionneur, l’institutrice enseigne aux enfants, une autre famille se spécialise dans le repolissage de verres usés qu’on espère vendre au gros prix en ville, une autre travaillait comme domestique, telle autre tenait le magasin général (vendant à fort prix en profitant de la rareté). Personne n’avait besoin du labeur de Grace. Initialement, pour lui rendre service, ils lui permettront de leur rendre service. C’est en la faisant travailler pour eux que, peu à peu, tout en n’ayant pas besoin d’elle, son temps de travail – son corps, son effort, sa disponibilité – leur devint indispensable, parce que pris pour acquit, et soumis à un appétit cupide qui, par essence, ne connaît pas de limite.

C’est toutefois par son travail – qui lui rapporte un salaire – qu’elle peut participer à l’économie sociale, et qu’elle finit par s’intégrer – pour un temps – à la communauté. Or, ce mode d’intégration qu’est le travail, se transformera bien vite en mode d’exclusion, pour la simple et bonne raison que Grace vient y bousculer les termes économiques. Elle apparaît, à leurs yeux, comme un surplus, un luxe qui, à partir du moment où il est intégré à l’économie locale, transforme cette dernière radicalement, bien que subrepticement : Grace est un luxe devenu nécessaire, un surplus devenu indispensable, qui fera osciller le système économique de Dogville, auto-suffisant, horizontal, équilibré, vers une économie fondée sur l’exploitation sans fin d’un seul membre de la communauté (verticale). C’est la dépendance « économique » de Grace à l’égard de la communauté qui entraîne ce bouleversement, puisque, jusque-là, la communauté de Dogville fonctionnait sur un régime de co-dépendance entre citoyens égaux. Grace, en y entrant, brouille la donne sociale, éveille l’instinct de domination, et surtout, enclenche un mécanisme de calcul, logique, et déshumanisé, que nous pourrions formuler ainsi : Le degré d’asservissement de Grace sera directement proportionnel à sa dépendance auprès de la communauté, qui lui-même est proportionnel au prix qui lui est attribuée par ceux qui la cherchent 3 . En somme, plus elle est en danger, plus sa valeur se modifie, plus elle est dépendante, plus on peut négocier à la baisse son salaire, lui rajouter des heures de travail, et inclure dans le calcul de la rétribution des tâches avilissantes, en particulier de type sexuel. C’est ainsi que l’on passera graduellement d’un échange de bon principe, convivial et de bon cœur, à une taylorisation de plus en plus maladive du travail de Grace, jusqu’à sa mise en cage : son travail n’est plus rémunéré, elle ne dispose d’aucune souveraineté sur son corps. Après que Grace eut tenté de fuir, on lui installe autour du cou un horrible dispositif de fer qui rend ses déplacements pénibles. Cette mise au ban n’est, à chaque fois – et c’est le plus terrible – que le résultat d’un calcul, qui ne fait que développer et prolonger la logique de l’état d’exception de Grace.

Le démiurge du film, celui qui organise et supervise le petit jeu de société dont Grace finira par devenir la victime, c’est Tom (sorte de figure étatique, qui veille au bien collectif et qui les mènera tous à la mort). Il est d’ailleurs le seul à ne pas participer directement au commerce – il est celui qui ne demande rien, et qui ne reçoit rien. Il est un médiateur prétendument désintéressé : il est le seul qui ne peut prétendre au butin, le corps de Grace (cependant qu’il en est amoureux). C’est aussi, entre autre, à force de se trouver frustré dans son désir physique, qu’il finira par prendra la décision de la livrer aux gangsters. Ceux-ci entrent en trombe dans Dogville, et Grace est appelée dans la voiture du « patron ». Ce patron, apprend-on alors, c’est son père. Grace a quitté le nid familial au milieu d’une querelle, où le sens du mot « arrogance », semble-t-il, se trouvait au cœur du différend. Grace reprochait à son père son attitude hautaine et méprisante envers les « inférieurs » ; son père, lui, lui reproche l’arrogance de sa charité et de son noble pardon (« That’s very arrogant ! »)

Le père de Grace lui propose de devenir sa partenaire de travail, de partager son pouvoir, de prendre en main la business familiale. Grace tout d’abord refuse, sort de la voiture. Et après une mûre réflexion, revient sur sa décision, s’empare du pouvoir qui vient de lui être conféré et donne l’ordre d’assassiner la population entière de Dogville

« The world would be a better place, without a town like Dogville. »

***

Dans la chanson du pirate de l’Opéra de quatre sous de Brecht et Weill, Jenny chantait :

Wenn man fragt, wer Wohl sterben muß.
Und da werden Sie mich sagen hören : Alle !

Quand on demandera qui doit mourir
Vous m’entendrez dire : « Tous ».

Pour Trier – qui avouait dans une entrevue récente dans Sight and sound être parti de ces vers de Brecht – il s’agissait de construire à rebours son film pour aboutir à cette fin-là : Grace regarde, malgré ses larmes, toute la population de Dogville se faire éliminer sous ses ordres. « L’illustration », nous dit Tom juste avant de s’écrouler, ne pourrait pas être plus nette, plus claire : la faillite du contrat social entraîne la liquidation pure et simple des contractants qui ont dévoyé et violé, manipulé et trahi, profité et humilié. Si Grace est asservie, on l’a vu, grâce à un calcul économique, la population de Dogville se fait éliminer à la suite d’un calcul moral au bout duquel Grace considère que la pauvreté et la bassesse des instincts n’y est pour rien, que cette communauté a agi en toute liberté et par méchanceté, que ses habitants l’ont volontairement violentée, qu’ils sont tous responsables, et partant, qu’ils sont tous coupables, et que donc ils doivent être tous corrigés, pour donner l’exemple : Dogville doit donc être rayée de la carte.

Cette terrible fable, cette allégorie stupéfiante, possède plus que des relents de récit de fondation, et a même des allures de tragédie grecque 4 . Pour reprendre la terminologie aristotélicienne, nous pouvons dire que l’agencement des actions (muthos) suscite une véritable catharsis, c’est-à-dire la purgation des sentiments de pitié et de crainte. Dogville est également traversé de figures fondatrices. On voit apparaître à un moment le Tom Sawyer de Mark Twain – roman de fondation de l’Amérique ; le protagoniste principal s’appelle Tom Edison, figure maîtresse de la modernisation états-unienne : inventeur génial, mais surtout artisan du monopole à l’américaine (on achète la compétition), de la convergence des marchés (transports, électrification, loisirs). Le chien de la ville (que les gangsters menacent d’ailleurs de crucifier à un poteau), s’appelle Moïse. Figure de la loi, symbole de la ville (Dog-ville), c’est par lui que le récit débute et se clôt : c’est l’aboiement du chien qui, au tout début du film, signalera à Tom la présence de l’étrangère ; à la toute fin, Moïse restera le seul survivant de Dogville. Dans un plan en plongée, le chien, dont la présence jusque là n’avait été soulignée qu’à la craie, prendra chair au dernier plan du film, jappant directement à la caméra.

Au revirement tragique de l’action en son contraire, succédera alors un des plus étonnant et ironique générique qui soit… Sur la chanson « Young americans » de David Bowie, on assiste à un défilé effrayant des différents visages de la pauvreté états-unienne, des photos prises dans les ghettos les plus malfamés, les coins les plus sordides, les bouges les plus inimaginables. Tout à coup, Dogville, la ville, comme le chien Moïse, s’incarne, prend un « vrai visage », son voile d’abstraction se soulève… mais pas tout à fait, comme s’il était impossible de réconcilier les deux ordres de réalité.

Cette fable du pouvoir devient alors réellement pathétique, sa critique redoutable, la voix de Bowie, désespérée, comme si l’un et l’autre se transformaient en un procès des mythes américains, et de ce qui en reste : « Where have all Papa’s heroes gone? » / « Not a myth left from the ghetto ».

Sans préjuger des intentions profondes de Trier, il n’est pas impossible que, par ce générique, il nous appelle à relire son film en entier comme un pamphlet sur la pauvreté états-unienne, sur tous les contre-champs du American dream, nous faisant alors osciller entre ce que nous avons vu, éprouvé, et ce que nous sommes censé en penser. Film sur la bêtise, la manipulation et la cruauté du pouvoir (thèmes universels), Dogville appelle également, par ce générique final, une approche plus singulière, moins détachée de la réalité du territoire et de l’histoire américains. Mais ce qui permet la circulation entre ces deux mondes, celui de la fiction, de la vie fabulée (le film), et celui du documentaire, de la vie mutilée (les photos), c’est l’arrière-fond économique, et plus encore, les frais de la misère : la « monnaie vivante ».

Trier, dans les dernières minutes du film, entre le moment de la liquidation et le générique de fin, n’a pas changé les termes du contrat… il nous a seulement rappelé certaines clauses qu’il s’était bien gardé de nous montrer. Mais il était trop tard, nous avions déjà signés.

Notes

  1. L’efficacité du dispositif est flagrant, par exemple, durant les scènes de viol de Grace, qui se révèlent à la fois de l’ordre du privé et, en même temps, de la sphère publique.
  2. C’est ce qu’on reprochera à Trier, lui qui a la lubie des avions et n’a jamais mis les pieds en Amérique. La question n’est peut-être pas tant de savoir si, derrière la fable, se cache un pamphlet anti-américain. Il semble plus porteur de considérer ce film comme un exposé, une « illustration », sur la sadisme communautaire, le pouvoir, le calcul de l’intérêt, bref tout ce qui fonde et défait l’échange social. L’Amérique en en serait, tout simplement, un modèle éloquent.
  3. Dominique Méda rappelle que, dans la société grecque et pour les premiers penseurs politiques, la servilité dépend du niveau de dépendance dans laquelle l’individu se trouve. Ainsi, le mendiant et l’artisan sont, à peu de choses près, au même rang social, parce qu’ils dépendent entièrement du demos. Le cultivateur, pouvant vivre de sa terre, est, de ce point de vue, plus libre et, pour cela, moins méprisés socialement. Voir Dominique Méda, Le travail, Une valeur en voie de disparition, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1995, p. 30-55.
  4. On se rappellera, en passant, que les sept enfants de Dogville possèdent des noms inspirés de la mythologie : Pandore, Achille, Jason, etc. Il n’est pas non plus surprenant d’apprendre que Lars von Trier tourna, en 1991, une version de Medée pour la télé danoise.