“KAMPAÏ” : LE GÉNIE, LA CLOCHE, L’IDIOT ET LEUR PUBLIC
Dans un texte maintenant célèbre qui a fait beaucoup de petits (TV : La transparence perdue, publié dans La guerre du faux), Umberto Eco proposait un découpage de l’histoire de la télévision en deux grandes phases successives. Ainsi, la paléo-télévision (qui recoupe en gros son premier quart de siècle d’existence) nous « parlait du monde extérieur » et le faisait le plus souvent en adoptant un ton professoral et distancié ; son modèle était essentiellement pédagogique, l’ensemble des téléspectateurs faisant figure de « grande classe » qu’il s’agissait, selon la nature des programmes, « d’éduquer, d’informer ou de distraire ». La néo-télévision qui la remplace à partir des années 1970 se préoccupe de moins en moins de la réalité et de plus en plus d’elle-même ; en fait, c’est le contact avec le téléspectateur qui devient sa principale obsession.
D’une télévision centrée sur « l’énoncé », pour reprendre le langage sémiologique d’Eco, on est donc passé à une télévision surtout concernée par son « énonciation » ; à titre d’illustration, cela donne d’un côté Point de mire (avec René Lévesque en professeur qui nous explique la guerre d’Algérie au tableau noir), de l’autre La Facture (où seuls des dossiers de consommation sont abordés, à partir de « cas » soumis par les téléspectateurs). Bien entendu, ces catégories de ne sont pas étanches ; il est facile de démontrer par exemple que des éléments de la paléo-télévision sont encore présents aujourd’hui, mais aussi qu’on s’est soucié du téléspectateur et de l’énonciation télévisuelle bien avant les années 1970.
Kampaï, À votre santé – une émission de Radio-Canada diffusée le vendredi soir – constitue d’ailleurs un excellent exemple de la manière dont ces deux « formes » canoniques de télévision tentent parfois de co-habiter, avec comme résultat la création d’un concept hybride, ici particulièrement bancal. Car Kampaï, qui surfe sur la popularité exponentielle des émissions de cuisine en offrant chaque semaine des segments-recettes, se veut aussi « informative », scientifique même dans la mesure où elle est co-animée par Richard Béliveau – biochimiste et directeur du laboratoire de Médecine Moléculaire – lequel fournit hebdomadairement quantité de données sur les propriétés chimiques des aliments et sur l’état de la recherche dans le domaine de l’alimentation et du cancer (sa spécialité). Les deux autres figures de proue de l’émission sont Mitsou et le chef Stefano Faita, l’une chargée de l’animation proprement dite, le second de l’exécution des recettes, le tout en présence d’un public.
On se trouve avec cette émission face à l’illustration parfaite d’un contenu au sens fort de la paléo-télévision: le Dr Béliveau, qu’on ne peut pas soupçonner tel un chroniqueur alimenté par ses recherchistes d’outrepasser ses compétences, agit en bon professeur (ce qu’il est bien entendu), tableaux, chiffres et schémas à l’appui ; sa matière est si riche en fait qu’il ne peut se passer d’une liasse de notes qu’il compulse à tous moments, même lorsqu’il répond aux questions « spontanées » du public. Dans l’émission du 22 octobre, par exemple, il a expliqué le rôle de l’ADN et montré son importance au sein de la science génétique ; on est loin d’Atomes crochus (diffusé à VTélé), malgré la communauté apparente des thèmes appelée par un tel titre (!). Mais nous sommes en 2010, ne l’oublions pas, et la peur de l’ennui – l’émission est diffusée le vendredi soir, tout de même – est une menace constante; c’est pourquoi Mitsou veille au grain, toujours prête à émailler les propos du scientifique de commentaires propres à en réduire la glose trop chargée. Son rôle de médiatrice passe ainsi par toute une série de déplacements sur le plateau (du scientifique à la vedette, de la vedette au cuisinier, du cuisinier au public), acrobatiques non seulement eu égard à la hauteur vertigineuse de ses talons mais peut-être davantage encore du fait des nombreux et spectaculaires sauts qualitatifs qu’elle opère sur le plan du discours.
On circule ainsi très allègrement entre l’ADN et les souvenirs de famille de France Beaudoin – l’émission reçoit un invité chaque semaine – puis à une recette de sauté de légumes préparée par Stéfano, sensée illustrer le pouvoir des champignons à accroître l’efficacité du système immunitaire… Mais le plus intéressant ici, c’est le travail de la réalisation durant les segments consacrés aux explications du scientifique ; grâce à tout un jeu de reaction shots, un véritable dialogue semble s’établir entre le Scientifique et le Téléspectateur, les représentants de ce dernier sur le plateau ayant très manifestement été invités par le régisseur à manifester physiquement tantôt leur approbation, tantôt leur étonnement face aux propos du Dr Béliveau. On n’est donc pas surpris lorsque du public émanent des questions extrêmement pertinentes ; ce dernier n’est pas là qu’à titre décoratif, il est interpellé par ces propos, partie prenante d’un colloque qui ne saurait exister sans lui.
On comprend bien ce qui, de la paléo-télévision à aujourd’hui, s’est profondément transformé et qu’illustre éloquemment Kampaï, à votre santé. Le regard sur le monde et l’élaboration d’un discours concomitant, structuré qui l’accompagne ne peuvent exister désormais que s’ils sont enchâssés dans un important dispositif de médiation. Celui-ci a une double fonction : d’une part, en opérant une habile triangulation des paroles scientifique, ludique et profane, il s’agit de proposer un contenu suffisamment lisse, débarrassé des aspérités qui risqueraient de le rendre difficile à « digérer » (en ce sens, quoi de mieux qu’une émission de cuisine animée par Mitsou : il y a peu de dangers de faire peur même aux plus farouches des anti-intellectuels) ; d’autre part, le dispositif en question, par l’emphase extraordinaire qu’il place sur le public via toute une mise en scène interactive, conserve en quelque sorte du modèle communicationnel propre à la paléo-télévision la relation professeur-classe, mais il l’adapte, si je puis dire, à la « nouvelle pédagogie », asservissant du même coup la dimension scientifique de son propos à une rhétorique dialogique aussi mièvre qu’artificielle.