In Tenebra Lux
La lumière chez Raoul Coutard a été un subtil cri de liberté. Un prisme cassé qui dans ses défauts a laissé ses mille faisceaux lumineux illuminer l’ombre inquiète. Comme une expérimentation ou plutôt un refus de simuler une pâle copie d’un classicisme inquisitoire. Arrivé par le reportage de guerre, Coutard filme comme un soldat. Un soldat qui fait de sa pauvreté de moyen, de son inexpérience un véritable souffle. Il n’avait rien à perdre. Il est un des premiers investigateurs de cette nouvelle conception de la lumière, celle que l’on dit moderne. Avec Nestor Almendros (directeur photo d’origine espagnole ayant beaucoup travaillé avec Éric Rohmer et François Truffaut) et d’autres, ils pratiquent une pensée où se joignent éthique et esthétique.
L’époque post-seconde guerre mondiale est à la remise en doute, au mystère qu’entretient l’homme avec le monde. Il n’y a plus d’évidence. Au niveau de la lumière cinématographique, on assiste alors à une pareille rupture. La lumière significative et expressive des années 30 à 50 ne signifie justement plus rien. Coutard participe à défaire cet empire de la lumière du studio pour le plonger dans un état primaire. Solaire. Celle qui fait fit de la hiérarchie entre l’avant et l’arrière-plan, le figurant et la star. Un retour à l’égalité des objets et des hommes dans leur luminosité. Cela se traduit par cette marque si particulière de Coutard qu’est la réflexion. En réfléchissant une lampe Flood 1 ou la lumière de la fenêtre, la réflexion de la lumière pouvait remplir la pièce d’une lumière diffuse douce ou crue qui exposait aussi bien le bibelot que le personnage.
Cette efficacité d’éclairage permit d’un même coup une double libération : celle des acteurs (liberté du mouvement) et celle du tournage (rapidité d’exécution au son par exemple, car la perche de son pouvait se rapprocher sans créer d’ombres). Le tournage devenait quasiment, de par sa nature, un reportage sur l’acteur, sur son corps et ses visages (Belmondo et Karina dans À bout de souffle par exemple), alors qu’historiquement il était plutôt le lieu où le directeur photo régnait en tyran en dictant ses besoins à tous les autres. Aussi, la caméra légère nouvellement inventée (la Caméflex pesant moins que 15lb) donnait la possibilité du mouvement que ce soit à l’épaule, sur un fauteuil roulant ou un dolly. Il faut se rappeler que tout était lourd à l’époque. Une caméra de fiction Technicolor pesait plus de 120lb, donc en introduisant la mobilité dans les fictions de Godard, Coutard retrouvait le même élan que le cinéma direct et le néoréalisme italien venait de découvrir quelques années auparavant. Ce n’est pas un hasard alors si Michel Brault et Raoul Coutard, malgré leurs parcours sur deux continents différents, se retrouvent sur le même projet de Jean Rouch et Edgar Morin pour Chronique d’un été (1961).
En amenant donc le plateau du studio sans plafond à des décors naturels avec plafond, le duo Coutard/Godard suivait les principes qu’Umberto D ou le Voleur de bicyclette avaient créés. Son travail avec Godard fixait l’union entre le documentaire et la fiction grâce à ces innovations techniques qui permettait de mettre en image le cinéma qui habitait l’imaginaire de Godard (lui même façonné par le choc du néoréalisme italien des années 50). La rencontre de ces deux hommes à un tel moment est un de ces éclats de l’Histoire formidables. Dans un beau coup du destin, Coutard tentait avec la complicité du réalisateur d’amener la liberté des outils cinématographiques moderne dans la fiction au moment même où celle-ci désirait sortir du « cinéma de papa ». Alors, son passé de reporter de guerre n’est pas qu’anecdotique, car il a permis à Coutard de réfléchir sa manière d’être face à une image d’une manière très différente de celle d’un directeur photo venu de la culture cinématographique (il était même réputé pour citer aux réalisateurs des passages du traité De la guerre du Général Carl von Clausewitz tel que : « Quand une opération a été décidé, il faut l’exécuter! »). Cette notion du reportage permettait ainsi d’ouvrir un champ de la lumière proscrit par le classicisme obtus : les contre-jours, la sous-exposition, la granularité. Les images ainsi créées – lumière plate acceptant les aléas naturels – ne répondaient pas aux canons esthétiques de l’époque. En réaction, une certaine partie de la profession critiqua fortement ces images, car, selon eux, elles ne signifiaient rien, n’étaient pas belles et représentaient une dégradation de leur métier. Or, pour Coutard, cette lumière réfléchie n’était pas qu’un geste économique (besoin d’un éclairage minime ou nul), mais aussi esthétique.
L’éclairage unique (une source naturelle comme une fenêtre ou artificielle comme une lampe) crée une neutralité dans l’image qui empêche toute expressivité préconçue en laissant la vérité de l’évènement filmé se révéler. C’est justement un acte de révélation tant de l’artifice cinématographique que de la puissance de vérité du cinéma auquel on assiste à travers les nombreux longs-métrages godardiens mis en lumière par Coutard, puis, plusieurs décennies plus tard, dans les trois films faits avec Philippe Garrel (La naissance de l’amour, 1993, Le cœur fantôme, 1996, Sauvage innocence, 2001). La lumière a tout à gagner en partant des choses telles qu’elles sont, d’une simplicité humble face aux choses : « Aller à la simplicité pour donner plus de temps à la mise en scène, c’est plus important pour moi que de peaufiner ma photo. Il faut juste savoir si l’effet est suffisant pour l’émotion qu’on veut obtenir 2 . » C’est cela qui permettra de laisser l’espace nécessaire à certaines vérités de se révéler dans le film, mais aussi d’éclairer un espace de regard au spectateur. Cet espace l’accueillant pour mieux le faire changer d’optique, le convertir à une vérité qui restait dans l’ombre.
Ce désir d’une certaine vérité se révèle par la volonté de capter les moindres aléas et subtilités du mystère lumineux, et cela est permis par la possibilité de filmer sans éclairage additionnel. C’est en grande partie grâce aux nouvelles possibilités techniques de la pellicule. Dans les années 60, la pellicule noir et blanc atteignait les 250 Asa, sensibilité suffisante pour oser sortir la nuit ou filmer à l’intérieur d’un appartement exigu (en comparaison, la pellicule couleur ne titrait qu’à 50 ASA, soit trois fois moins sensibles à la lumière). Pourtant, cette pellicule existait déjà depuis le début des années 50. Les caméramans à l’ONF l’utilisaient déjà depuis plusieurs années allant même jusqu’à pousser leur développement chimique pour atteindre des sensibilités encore plus grande, geste qui à l’époque était proscrit de tout laboratoire sérieux. Ce n’était donc pas uniquement la technique qui manquait, mais un certain courage. Un courage qui fut par la suite platement reproduit, imité et mena à travers les années à un certain appauvrissement de l’image, car tous les films ont fini par se ressembler, au nom d’un réalisme bêtement appliqué.
Son désir de dynamiter le système du studio grâce à une ingéniosité et un amour du risque témoigne d’un état d’esprit rare et aventurier. Quasiment sans budget et expérience concrète, Coutard a réussi à poser certaines des bases d’une vision non conformiste de la lumière. L’expérimentation de techniques déjà connues, mais poussées cette fois à un extrême (la réflexion ou le mouvement caméra par exemple) a ouvert une brèche dans ce système qui paraissait si bien huilé. Ce n’était plus un art de l’éclairage, mais de la lumière.
Face à toute la technicité nécessaire au cinéma, Coutard aura ces derniers mots dans son livre L’impériale de Van Su, Comment je suis rentré dans le cinéma en dégustant une soupe chinoise : « Un bon film, c’est une histoire d’amour », soit une rencontre.
COURTE FILMOGRAPHIE SUR PLUS DE 90 FILMS :
La passe du diable (P. Schoendoerffer, 1957), À bout de souffle (1959), Vivre sa vie (1962), Le petit soldat (J-L Godard, 1960), Jules et Jim (F. Truffaut, 1961), Alphaville (Godard, 1965), Pierrot le fou (J.L. Godard, 1965), Deux ou trois choses que je sais d’elle (Godard, 1966), La chinoise (Godard, 1967), Week-end (Godard, 1967), Z (C. Gavras, 1968), Prénom Carmen (J-L Godard, 1983), Max mon amour (N. Oshima, 1985), La Naissance de l’amour (1992) et Sauvage Innocence (P. Garrel, 2001) – Réalisateur de Hoa-Binh (1969)