Image, dispositif et réalité

Hôtel Monterey de Chantal Akerman

«Le cinéma, pour moi, fait partie du même fantasme qu’ont les drogués : vivre des moments hors du temps et de tout, dans une pure incandescence. Il est en cela le contraire du rituel. Il n’y a plus rien, plus de mots, juste la consommation de quelque chose qui brûle dans un temps limité.»

-Chantal Akerman

Le premier long métrage de Chantal Akerman, Hôtel Monterey (1972), flotte dans un espace non-défini entre le documentaire, la fiction et l’expérimentation. Silencieux du début à la fin, il met en avant l’image afin de poser des questions importantes sur la vocation du cinéma et ses possibilités de révéler la réalité.

Une étude minutieuse des différents recoins de l’auberge nous invite à devenir un résident-voyeur, témoin d’un espace-temps figé où toute action est mise en attente. Pourtant, les lieux nous sont révélés d’une manière telle qu’il demeure difficile de s’y repérer ou d’en reconstruire mentalement les multiples agencements. Akerman opte pour une fragmentation violente de l’espace où le cadrage détache des blocs de lieux fixes. Notre champ de vision s’en retrouve inconfortablement restreint et pourtant, le regard développe une certaine autonomie grâce au temps qui lui est accordé pour observer. L’expérience pourrait évoquer celle d’une visite au musée, lorsque nous découvrons une pièce qui, détachée de son environnement naturel, est exposée pour devenir objet d’art. Ce geste, loin d’être anodin, invite le spectateur à un temps de contemplation et de réflexion.

L’imagerie filmique, souvent réduite à une liste d’associations stables, est mise à l’épreuve par un désir de dépasser la fonction purement évocatrice de l’image. « …on a tant l’habitude de voir une rue qu’on ne la voit plus » 1 , nous dit la cinéaste. Notre cerveau sait immédiatement reconnaître le référent du signe iconique, mais Akerman, en instaurant des rapports de durée avec l’image, veut nous amener au-delà du simple signe référentiel : nous sommes invités non pas à nous dire « c’est une rue » mais plutôt à nous poser la question « qu’est-ce qu’une rue ? », « qu’est-ce que cette rue en particulier ? ».

Ainsi l’évocation du réel dans Hôtel Monterey passe paradoxalement par l’abstraction. Cette dernière est autant un processus cognitif de soustraction chez le spectateur qu’un effet visuel provenant de l’image elle-même :

On ne voit plus un couloir, mais du rouge, du jaune, de la matière (…) Dans une sorte de va-et-vient entre l’abstrait et le concret. Mais le concret, j’ai l’impression n’est pas le contraire de l’abstrait. 2

Par l’extraction d’images, nous plongeons dans ce bloc d’espace-temps indéfini qui donne la sensation de flotter dans un vide surnaturel. Les traces tangibles de la vie qui anime l’hôtel restent la plupart du temps suggérées, comme s’il s’agissait non pas d’humains, mais de fantômes hantant l’espace.

La fixité de l’image ainsi que la frontalité des plans font aussi partie de cette stratégie de dévoilement d’une réalité sous-jacente. En ce sens, le dispositif devient un outil non pas d’enregistrement ni de création, mais de révélation. « Je mettrai la caméra là, en face, aussi longtemps qu’il sera nécessaire et la vérité adviendra » 3 , nous dit Akerman. Pour la cinéaste, la vérité est toujours présente, et la seule chose nécessaire à son dévoilement et à son assimilation est du temps.

Les images de Hôtel Monterey sont honnêtes, frontales. Elles nous poussent à ressentir physiquement l’étouffement, l’enfermement de l’espace ; on respire la poussière et on éprouve la durée de l’attente. Les résidents, confinés dans des intérieurs exubérants et kitschs, semblent baigner dans une indifférence léthargique. On ressent parfois le besoin d’éviter l’écran, de détourner le regard non pas à cause d’une brutalité́ choquante qui surgirait des images, mais au contraire, à cause de leur banalité troublante. Le regard n’y retrouve aucun abri. Même les fragments de l’espace extérieur, montrés à la toute fin du film, inquiètent en donnant l’impression de ne jamais pouvoir quitter cette espace entouré de murs et de grilles.

On pourrait apparenter l’exploration détaillée de l’espace, l’utilisation de lumière naturelle et l’absence de commentaire en voix-off à une approche documentaire, voire quasi scientifique du cinéma. Pourtant, plus le film avance, plus l’image devient trompeuse et la réalité, fugace. Le montage nous déplace d’une chambre à l’autre et nous fait perdre toute orientation spatiale. Un personnage de dos qui ressemble fort à la réalisatrice apparaît alors comme un clin d’œil semant le doute et poussant l’œuvre vers la fiction.

De plus, l’absence totale de son rompt radicalement avec toute idée de reconstruction vraisemblable de la réalité. Dépossédées de leur propre voix, les personnes croisées dans l’hôtel deviennent presque des personnages fictifs, des éléments soumis à l’univers filmique. Et pourtant, leur regard parfois timide, parfois indigné, mais la plupart du temps indifférent, fixe souvent l’objectif de la caméra en nous rappelant la présence du dispositif. Cette transgression de la transparence cinématographique annonce, encore une fois, le retour à la réalité. Dans cette ambiguïté, dans ce va­et­vient permanent, le film a lieu. En cela, Hôtel Monterey peut faire penser à Jean Rouch et à son anthropologie partagée, à l’idée que le dévoilement du dispositif témoigne du respect que le réalisateur porte envers les personnes étudiées ainsi qu’envers les futurs spectateurs. Le film pour Rouch ne doit pas proposer au spectateur un simulacre de réalité, mais la réalité même, telle qu’elle a eu lieu. En ce sens la cinéaste belge reste fidèle à cet aspect de la méthode de Rouch en brisant le quatrième mur qui sépare l’univers filmique de celui du spectateur. D’où parfois une possible gêne en regardant les images proposées : Akerman nous convoque à assumer une part de notre propre voyeurisme.

L’auteure s’interroge sur les spécificités du médium cinématographique, sur son rapport avec la réalité́ et sur la place accordée au spectateur. Pour elle, réalité et naturalisme ne se rencontrent pas, l’un n’implique pas forcément l’autre.

Le film témoigne d’une quête de vérité à faire surgir sur l’écran et la caméra, pensée comme un outil scientifique, cherche des preuves palpables de cette vérité. Cependant, comme Akerman le souligne dans son livre-autoportrait, nous devons cesser de mettre un article défini devant le mot vérité. Trop complexe et multiple, elle est insaisissable dans son entièreté. Capter un instant dans lequel une petite partie de celle-ci surgit à l’écran doit déjà être considéré comme une réussite en soi, nous dit la cinéaste. Hôtel Monterey nous propose ainsi des morceaux d’un espace-temps concret, potentiellement porteur d’une vérité propre à s’actualiser par l’image.

Mais le sujet de l’œuvre se dévoile peut-être avant tout à travers sa forme et la matérialité même du film. Le grain de la pellicule et les couleurs mornes, plus que de simples effets stylistiques, ajoutent un poids à l’image et renforcent le sentiment général de fermeture et d’étouffement. Par ailleurs, Akerman n’a jamais caché l’influence majeure qu’ont eue sur son art les films expérimentaux de Michael Snow. On pourrait évoquer ici Wavelenght (1967) et son long zoom vers un mur qui, plutôt que de générer un écrasement du regard, déploie une ouverture de l’espace, une nouvelle couche de l’image qui nous renvoie vers les vagues de la mer. Sauf qu’ici cette idée est complètement inversée: la caméra cherche l’issue de l’espace et quand elle arrive enfin à en sortir, ce n’est que pour se rendre compte du dédoublement de la fermeture effectuée par les grilles qui barrent l’image de tous les côtés.

Hôtel Monterey adopte un protocole strict, très typique du cinéma structuraliste : un huis clos, un espace à explorer pendant un bloc de temps limité, de l’après-midi au lendemain matin. La capacité d’enregistrement du média, sa capacité à documenter et à archiver tend à être remplacée par une autre fonction : celle de révélateur. Car comme nous le dit Vertov, la machine « montre le monde comme elle seule peut le voir » 4 .

Notes

  1. Chantal Akerman, Chantal Akerman: autoportrait en cinéaste, Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou, éditions Cahiers du cinéma, 2004, p. 32.
  2. Ibid.
  3. Ibid. p. 31.
  4. Annette Michelson, Kino-eye. The Writings of Dziga Vertov, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1984, p. 16.