Hong Kong-Montréal-Montréal.Wong Kar-wai #2
Chère Maude,
Plusieurs mois se sont écoulés depuis notre première correspondance. Depuis, j’ai fait l’expérience, en réécoutant 2046 (2004) avant que le film ne quitte le Criterion Channel, de ce que tu décrivais dans ta lettre. Ce moment où, à défaut de larguer le cinéaste lui-même, Wong Kar-wai nous largue nous, son public. Tu mentionnais In the Mood for Love (2000), mais je m’en tiens à cette suite comme étant le moment où notre cher Wong se montre si imbu de lui-même qu’il oublie comment mener un film (encore moins une suite ou la restauration de ses propres films, mais passons). Le moment où le narcissisme inhérent à sa méthode se fait soudainement sentir comme un obstacle, que j’ai eu bien du mal à surmonter. La relation ne tient plus tout à fait ; du moins, la charge sensuelle de son cinéma n’est pas passée ce jour-là, me laissant face à moi-même, à me demander, comme dans la vie, si « c’est lui ou plutôt moi » qui suis désormais ailleurs, passé à autre chose.
Il s’agit également d’un film dont le morcellement narratif ne m’apparaît ni particulièrement maîtrisé, ni particulièrement productif : plutôt le résultat d’un ego déchaîné daignant partager sa vision à ses acteurs au compte-goutte, par éclat, par saynète, par bribe vaniteuse, plutôt content de tourner ces images parce qu’elles sont belles et qu’elles (lui) plaisent, et c’est tout. À cet égard, Tony Leung me semble particulièrement au fait de ce qui se passe ; du fait que ce film se déroule dans un univers insulaire, le fantasme éclaté de son cinéaste, loin de la clarté affective des précédents films. Il peine à jouer le même personnage et s’octroie une moustache pour bien différencier ce Chow Mo-wan de l’autre que l’on aime et que l’on connaît bien. Et ça marche.
Chow Mo-wan — le joueur énigmatique qu’on découvrait dans l’épilogue de Days of Being Wild (1990) — est ici de retour à Hong Kong après plusieurs années à Singapour. Il compose avec plusieurs conquêtes (afin d’oublier Su Li-zhen/Maggie Cheung des suites d’In the Mood for Love, sans doute), reste cloîtré à l’hôtel (chambre 2047) et s’affaire également à un serial de science-fiction intitulé 2046 (d’après la chambre d’à côté). Wong Kar-wai tricote ainsi entre le présent libidineux de son personnage et le futur que celui-ci invente : un horizon mis en images au fil de segments au sino-futurisme ringard, dont l’offense principale — en ce qui me concerne — est, d’en aucun cas, éclairer la date en question. Un train parcourt le monde sans jamais s’arrêter, certes ; Hong Kong — du moins, ce qu’on en voit — est entièrement subordonnée aux images de synthèse et au placement de produit (comme aujourd’hui ; une ville de centre d’achats). Mais la date dont on discutait précédemment est ici inconséquente, à peine symbolique d’un rendez-vous manqué dans d’horribles circonstances, une obsession pour le chiffre lui-même qui reflète sans doute les limites d’un axe de lecture politique de tout un pan du cinéma hongkongais. S’il est question, chez Wong Kar-wai, du souvenir et de ce qu’il laisse de traces en nous, tout n’est pas question de la rétrocession, j’en conviens ici. Et si Days me laissait au moins percevoir une image idéalisée du passé comme carapace face au futur, 2046 ne m’apparaît que comme une monstration de direction artistique, jolie et farfelue (ces murs en carton !).
Évidemment, je ne suis pas insensible à ce récit structuré autour du foudroiement amoureux, encore moins à l’idée du souvenir qui se replie sur lui-même ou de l’inspiration que peuvent susciter ceux et celles qui traversent et façonnent nos vies de leurs gestes et paroles. Wong Kar-wai comprend le souvenir, le désir, le regret ou plutôt, l’image romantique qu’on se fait de ces choses, explorées ici pour leurs valeurs esthétiques. Un désir face auquel il suffirait de languir à l’hôtel, de cogner à une porte, de passer un coup de téléphone, d’être au bon endroit au bon moment, d’être juste assez fauché, d’avoir tout le temps du monde, d’être disponible, ouvert et insistant, pour que les astres s’alignent et que les violons s’enflamment. Finalement, je ne suis pas non plus insensible à cette image du journaliste moustachu qui vit à l’hôtel et se tourne vers la science-fiction comme échappatoire affective : cela me semble être une bonne idée, un projet, même ! Mais encore, dans la vraie vie, il faut payer le loyer.
Je te parlais, dans ma première lettre, de Hong Kong comme station orbitale. Wong Kar-wai imagine plutôt un lieu de passage, une gare clinquante, idem la chambre d’hôtel, ce qui revient peut-être au même. C’est en ce sens seulement que le futur qu’imagine Chow Mo-wan (entre deux feuilletons de cape et d’épée ; une autre forme de nostalgie), s’avère intéressant ou juste. Il décuple le matérialisme clinquant du Hong Kong des années 2000 — comme celui d’aujourd’hui — d’un souffle romantique et métabolise le tout… en esthétique publicitaire. Avec 2046, il me semble que Wong Kar-wai atteint ce point culminant où il se mérite le titre d’artiste national, mais je constate que j’ai peu à faire de cette vision consensuelle et matérialiste — qui s’avère seulement utile lorsqu’il est question de saisir ce qui disparaît et non ce qui pourrait advenir.
Amicalement,
Ariel
Cher Ariel,
Ta lettre me pose de manière un peu plus aiguë la question suivante : comment faire sens de la déception ? Cela va de soi et puis, pas du tout. On s’autorise bien sûr de discuter de déception lorsque l’on critique un film de façon appréciative, mais on fait plus rarement du désenchantement une sorte d’acte de pensée. Il me semble en effet qu’il y a une certaine résistance à parler de ce qui nous déçoit dans le registre de l’écriture élargie du cinéma, comme si cela faisait l’impasse aux films ou à l’écriture ou à l’histoire du cinéma. Je me demande alors comment rendre à la pensée ce qui pourrait bien se transformer en amertume et dès lors venir en craquer l’élan ou la faisander (ce qui n’exclut pas le caractère brillant de la démonstration, nous avons tous assisté au déploiement du cynisme intelligent).
Tu es allé du côté de 2046, film dont je ne retiens que la lascivité tourmentée et les couleurs artificielles. Et peut-être aussi les éclats de colère de Zhang Ziyi. À la suite de notre premier échange, j’ai un peu pris le parti inverse. Même si je faisais davantage état de Days of Being Wild dans ma lettre ou du moins que j’en prenais prétexte, c’est véritablement Chungking Express (1994) qui la taraudait. Je me suis bien rendu compte que je redoutais de rouvrir ce film par peur d’y trouver des traces issues de ce narcissisme de méthode que tu formules parfaitement. Car ne plus aimer une chose autrefois si aimée ne reviendrait-il pas à ne plus savoir protéger son propre récit intérieur des dangers inhérents au révisionnisme intime ou à celui de l’époque (une question qui a en outre sa pertinence puisque, comme tu le soulèves, Wong refait incessamment ses films en les re-colorisant, par exemple) ? Pouvais-je risquer de démettre de son socle cette icône des années 1990, à l’aune non seulement de mes goûts, mais de ce que nos opérations de relecture, devenues si susceptibles, confrontent de façon accélérée la mémoire des récits, jusqu’à en oublier parfois la fibre amoureuse ? Je pose ces questions un peu naïvement.
Ma mémoire avait fait de Chungking un objet beaucoup plus mélancolique qu’il ne l’est, sans doute parce qu’elle lui a, entretemps, amalgamé les douleurs de désir des autres films de Wong. Il se passe dans ce film presque la même chose que dans les autres. En deux parties contrastées par la violence de l’une et la douceur de l’autre, des couples de hasard se forment ou se frôlent, la contingence des vies particulières se retrouve à la fois soulignée et neutralisée par les étincelles inopinées du désir. Comme ailleurs, on y retrouve des trouvailles narratives, des acteurs formidablement beaux, des ralentis, des saccades de montage, des arrêts sur image, une utilisation juteuse de la musique. Entre autres, un type qui consomme sa peine d’amour à coup de conserves d’ananas dont il obsède la date de péremption.
Comme d’aucuns, je présume, je me souvenais surtout de la candeur de Faye Wong derrière son comptoir, de son solipsisme mutin et de ses jeux rigoureux, de sa curiosité maladive, de sa façon de danser « California Dreamin’ ». Et comme si entre 1994 et 2021, rien n’avait bougé, j’ai retrouvé intact ce moment de la première itération du tube de The Mamas & the Papas. Par la force du soulagement, la scène n’en est devenue que plus radieuse. C’est le moment d’ouverture de la seconde partie du film, là où le premier matricule (223) joué par Takeshi Kaneshiro tient lieu de coryphée : au mitan du récit, sa voix off se détache des aléas de son personnage pour venir dégager ce qui suivra : cette femme qui se tient à un 0,01 centimètre et dont je ne sais rien, l’entend-on dire, tombera amoureuse d’un autre homme dans 6 heures. Musique. À la lisière d’une rue où des passants de nuit s’affairent, nous apercevons maintenant l’autre matricule, le 663, épingler une note au mur. Ce que voyons alors est moins un policier qu’un policier habité de l’intérieur par Tony Leung : le costume ainsi porté ne fait qu’accroître le sex-appeal de l’acteur comme dans un jeu érotique. D’emblée, la présence de Leung électrifie le champ. Nous le voyons se retourner dans l’axe de la caméra, s’avancer, jusqu’à ce que son visage occupe l’espace du plan (et commande en toute banalité une « chief’s salad »).
C’est déjà tout à la fois la nuit, la rue, la nonchalance actée, la caméra qui, œil trop parfait, capte les gestes, le mouvement fluide de l’acteur, cette façon d’aimanter l’espace. Puis, changement de plan, nous sommes maintenant derrière Tony Leung et le regardons interagir avec Faye qui, elle, au demeurant lui jette à peine un coup d’œil. Ce que nous voyons alors, c’est le début du souvenir que laisse Chungking dans la mémoire ou du moins dans la mienne : Faye, regard baissé, écoute à tue-tête « California Dreamin’ », prépare la salade tout en répondant elliptiquement aux questions du policier, parfois par un seul geste musical de tête oui non. Matricule 663 y va de ces questions directes et intimes que l’on ne pose qu’à des étrangers et qui, incidemment, récoltent des réponses parfois profondes, parfois loufoques, parfois vides. De ces questions dont on se souvient par la suite, puisqu’elles se chevillent aux rencontres en surprenant nos vies, voire en les photographiant.
Et alors, ce qui se passe très exactement, il m’a fallu tout ce temps pour me rendre à cette évidence cinématographique pourtant claire (ou peut-être l’avais-je tout simplement oublié), ce que le regard de la caméra construit, c’est une modalité bien précise du sentiment amoureux. Ce qui regarde le policier Tony Leung s’avancer vers la caméra, c’est non seulement nous, mais c’est Faye depuis son comptoir. Et même si la prophétie du coryphée nous l’avait donné en mille quelques secondes plus tôt, le fait que la caméra nous situe dans le corps de Faye sans d’abord nous le faire comprendre performe (au sens fort : fait devenir réalité) un décalage, retard de la parole sur le sentiment, dédoublement. Le policier Tony Leung est simplement là, banal, mais devenu magnifique par cette attirance qui se pose sur lui. Autrement dit, ce n’est pas Tony Leung qui nous regarde, mais bel et bien Faye qui le mange des yeux à travers nos propres yeux (ce qui devient opérant par l’entremise de la beauté de l’acteur). Et si Faye le regarde à peine lorsque nous la voyons lui préparer sa salade du chef et répondre à ses questions indiscrètes, c’est justement parce qu’elle lui a déjà tout dérobé et qu’elle porte en elle, à la façon d’un virus incubé, une image intérieure qu’elle cherchera à approfondir de la façon la plus criminelle et délicate qu’il soit.
Chungking est le plus lumineux des films de Wong, car justement, il se fiche assez de l’issue des histoires d’amour. Ce n’est pas tellement la fin qui intéresse en effet le film, ce sont les moyens. Et de cette façon, il nous dit qu’il n’y a à peu près que dans le sentiment amoureux que nous commettons des gestes aussi scandaleux que dévoués, que dans cette envolée que nous arrivons à chercher et finir par trouver un sens (devenir hôtesse de l’air), que dans ces heures perdues où nous nous employons à rêver l’autre que nous parvenons à toucher une forme de capacité, de pensée et de folie siennes. Le geste que commet Faye — entrer par effraction dans l’appartement d’un inconnu pour en améliorer imperceptiblement le quotidien — est une façon de se sentir chez soi par l’autre, de se donner à soi quelque chose, de penser. Et il est remarquable que Faye cherche moins à consommer son désir qu’à le ressentir et à le comprendre. Et que le jeu du voir sans être vue de cette scène mythique où elle tombe amoureuse de matricule 663 n’a de cesse d’être rejoué et étayé par la suite, alors qu’elle se cache dans l’appartement de matricule 663 et qu’elle s’amuse à lui échapper (jusqu’à ce qu’il la surprenne pour de bon). Ce que Faye cherche dans le sentiment que fait naître en elle matricule 663 n’est pas la perte de soi ni même la possession de l’autre. Ce qu’elle cherche, c’est un espace où se poser et réfléchir le reste de sa vie.
Tandis que tous les films de Wong ou à peu près méditent la déception de l’amour qui se jette dans des élans de désir, j’ai cherché à penser la déception que me cause l’œuvre de Wong et force d’admettre que je n’y suis pas tellement arrivée, puisque je me suis retournée vers le moment qui continue de susciter chez moi du ravissement (ce sourire qui étire mes commissures lorsque je regarde Chungking, la tendresse que je ressens à son égard à la manière d’un souvenir personnel qui éclaire heureusement ma vie). La déception implique un mouvement en amont d’espoir, d’espérance. Elle n’est pas exactement la tristesse abstraite de la mélancolie au sens traditionnel (stase, infécondité, gel, fixité, dégoût de l’existence, abattement) ; elle possède un objet fixe, elle est un après, elle est un moment… Et parce qu’elle est une temporalité, peut-être me fallait-il passer par cette déception pour objectiver que de nos amours déçues subsiste toujours quelque chose, ce moment où l’on tombe amoureux sans le savoir et que l’on distille à l’envi comme un enfant un secret. Que la déception aménage une distance où l’on ne se brûle pas, un peu comme dans l’approche de l’amour de Faye : elle pourrait être à tout prendre un espace où l’on devient hôtesse de l’air. Ou propriétaire d’un comptoir de restauration à Hong Kong.
Entre ta première et ta seconde lettre, le père du garçon que je mentionnais dans ma première réponse est abruptement mort. Je ne l’avais pas mesuré jusqu’ici, soit en t’écrivant, mais c’est sans doute mue par cette disparition, à la fois abstraite et si réelle, que j’ai finalement trouvé l’impulsion de revoir Chungking. C’était probablement le seul geste envisageable, non pas faire monument, mais oui, tout simplement rouvrir un film qui me faisait revoir un agencement précis, celui du temps de mes premières visites à Montréal alors que j’habitais encore dans une petite ville et que je fréquentai ce garçon et rencontrai son père, acteur singulier de la vie artistique qui a teinté ma vision de la ville. Je ne sais pas pourquoi au juste je te raconte ceci, sans doute pour poursuivre le battement des apparitions et des disparitions.
J’aurais, encore une fois, voulu revenir sur la profondeur de champ déployée au croisement des rues. C’est présent dans Chungking et dans Days of Being Wild et ça m’évoque la présence du tango dans Happy Together (1997).
Amitiés,
Maude