Godard en ma cuisine
Dossier: Image(s) et parole(s)
Une représentation n’est pas une image, mais une image peut lui correspondre.
Ludwig Wittgenstein
Entre la tête familière du célèbre Vaudois, son cigare qu’il mâchonne plus qu’il ne fume, son hideux pull vert sans manche, ses yeux rieurs derrière ses lunettes, les petits cœurs de toutes les couleurs qui n’ont de cesse de jaillir de côté sur le petit écran, les commentaires saugrenus qui se bousculaient au bas de l’image verticale, les nombreuses langues qui s’affichaient, je ne savais plus où donner du regard. J’ai beau être un utilisateur régulier de cette application, je m’étais juré de ne jamais faire la moindre story, déjà que cela m’avait pris un bon bout de temps avant de mettre une vidéo, c’est dire si je m’attendais à y voir débarquer cet incomparable auteur. J’étais pourtant averti de cette intervention live sur le compte Instagram de l’ECAL, une école d’art de Lausanne. Dès les premières images, j’étais à la fois amusé et un peu irrité. Ce débardeur vert quand même ! Et ces insupportables petits cœurs qui fusaient ! Sans parler de tous ces emoji (ce mot qui tout de même signifie littéralement image + lettre en Japonais) qui accompagnent les commentaires. L’antithèse de la grâce de ses films, oui la grâce de chacun d’entre eux, incandescente, insolente, hors-champ, soit-elle. Je ne pouvais m’empêcher de me répéter stupidement cela, jusqu’au moment où je me suis mis à écouter, juste écouter. Le son de cette voix chevrotante d’abord, cette étrange sonorité dans ma cuisine à Beyrouth, en écho un temps avec l’appel du muezzin du quartier. Soit dit entre parenthèses, voilà plusieurs jours que ce n’est plus l’enregistrement habituel, le minaret est véritablement habité, en direct lui aussi, et le sentiment que ces temps-ci ce n’est pas seulement les cinq prières. Invariablement le muezzin en ajoute une ou deux, et la toute dernière est une véritable complainte. Le tout puissant est désespérément, répétitivement, invoqué.
Puis ce n’était plus que notre Vaudois et les chants des oiseaux tout autour. Je n’étais plus qu’ouïe. Connaissant plutôt sa parole, le collage de ses réflexions, ses intuitions, les résonnances qui le constituent encore plus depuis son « retour au cinéma », lui et ses films (ils sont indissociables, je sais bien), je ne cherchais pas à suivre, je fermais les yeux. Son cinéma était là, dans cette voix tremblante, ces échos, ces petits temps suspendus, ces petits rires. Progressivement, certains mots se sont mis à flotter plus longuement, à évoluer dans cette cuisine. La différence qu’il fait entre langue et langage. Cette langue qui fausse tout, dit-il. Le langage qui essaie, qui risque, qui ouvre, qui… Je ne crois plus en l’alphabet, répète-t-il. Les lettres ont cessé de danser, elles ont été mises au pas. La parole et l’écrit, le geste de l’écriture, l’effacement. La disparition qui menace… Roxy, le chien qui fait ce qu’il veut, qu’on ne peut diriger. La figure plutôt que le personnage. L’individu plus que l’acteur, ou du moins l’acteur qui persiste à croire qu’il peut donner corps à un, des personnages, qu’il peut devenir quelqu’un d’autre, l’incarner, mais son je(u) n’est pas autre… De nouveau la langue, les mots, l’instant ; maintenant que l’âge d’homme est à son déclin, « voir » qui fait office de mémoire, qui fait ce travail. Une poire est une poire, une orange est une orange, une caissière est une caissière, un vélo est un vélo, une montagne est une montagne, une vache est une vache, parce que mes yeux voient. Ce verbe… Les fameux réseaux sociaux, ce qu’ils diffusent, ce qui s’y diffusent. Du coup, ces deux mots, réseau, social, séparément. Ce labyrinthe. Puis je n’écoutais plus, non par désintérêt ou que les continus chants d’oiseaux ont pris le dessus, je n’étais tout simplement plus là, ni avec lui, ni dans ma cuisine, ni à Beyrouth, ni confiné, ni je ne sais quoi. Je n’avais pas décollé pour autant. Ni ici ni donc ailleurs.