Les filles d’HBO, Now and Then

Girls

Pour qui veut mesurer le chemin parcouru entre le début des années 2000 et aujourd’hui en matière de « télévision de qualité », une comparaison même sommaire entre deux des productions phares de chaque période est assez révélatrice. En 1998, la révolution initiée par HBO avait pour étendard Sex and the City, comédie « osée » dont on sait quel phénomène elle est devenue par la suite, 6 saisons et deux films de long métrage plus tard ; depuis 2012, c’est la nouvelle série Girls (écrite, réalisée et jouée par Lena Dunham) qui crée l’événement. Les points communs entre les deux émissions sont nombreux, et ne relèvent en rien de la coïncidence. Girls, dès le pilote, affichaient ouvertement ses références à Sex and the City (un des personnage a le poster dans sa chambre, et se présente comme une « Bree, avec un petit côté Miranda »), mais même sans cette transtextualité ouverte les liens sont plus qu’évidents. Il suffit d’évoquer le synospsis des deux séries, identiques – les aventures amoureuses et sexuelles de 4 jeunes femmes new-yorkaises, ou encore leur communauté génériques évidente (sorte d’extension dramatique de la sitcom). Pourtant, malgré tous les points de contacts, on ne peut difficilement imaginer deux oeuvres plus différentes, représentatives à plus d’un égard de deux moments définitoires dans l’histoire de la chaine.

Là où Sex in the City avançait d’un pas dans l’audace en évoquant la sexualité féminine d’une manière assez directe pour choquer deux ou trois journalistes du Midwest, elle reculait de deux par la manière on ne peut plus convenue dont on y présentait certains clichés éculés comme des vérités universelles, notamment en ce qui concernent la typologie des rôles sexuels. Comme si pour montrer des personnages de femmes fortes, capables d’assumer leur leadership aussi bien au bureau que dans un lit, il fallait nécessairement en faire des êtres par ailleurs tout à fait ambivalents, obsédées de chaussures à $1200 et prêtes à tous les sacrifices pour finir aussi mal mariées que leurs mères. Il y avait là une espèce de conservatisme faussement avant-gardiste, de la modernité tape-à-l’œil en lieu et place du minimum de sincérité qui nous aurait possiblement rendu la série sympathique, à défaut de réaliste, ce qu’elle ne fut jamais.

La télévision, en tout cas celle qui se fait à l’abri, justement, des pressions commerciales trop insistantes, rejoint de mieux en mieux un public jeune et sophistiqué, rompu aux stratégies largement inspirées de la modernité filmique et dont on imagine aisément qu’il fuit désormais les cinéplex climatisés, voués au culte puérile des super-héros et des reines de bal par trop soucieuses de la propreté de leur personne. Girls en témoigne avec éloquence, qui s’adresse sans forcer la note – donc en restant largement accessible à des publics assez divers – à la part légèrement voyeuse et déliquescente de chacun d’entre nous, sur un ton et dans un style qui la plupart du temps s’adresse à l’intelligence du téléspectateur. En ce sens, elle fait davantage qu’établir ses marques par rapport à Sex and the city ; elle montre la voie à ce que peut être une télévision véritablement ouverte sur l’espace contemporain, en synergie avec un public qui n’est plus seulement un fantasme de publicitaire mais une communauté réelle.

Girls a bien des défauts, et celui d’osciller constamment entre le soucis de plaire à son public naturel (les femmes de 20-30 ans) et la résolution bien ferme de s’en contre-foutre en est certainement un. Car pour chacun des tics sexo-générationnels flirtant avec les codes de la « chick lit », combien de trouvailles scénaristiques et formelles résolument emballantes, combien de temps morts injustifiés et pour cette raison si parlants, combien de percées dans l’intimité de l’âme des personnages, révélées au détour de dialogues en apparence insignifiants mais d’autant plus vrais qu’ils sont débités par des acteurs qui ressemblent à la jeunesse qu’ils dépeignent, des acteurs rappelant l’esprit du théâtre off-Broadawy plus que celui de la télévision mainstream. Comme c’est le cas d’à peu près tous les produits de la culture de grande consommation, on trouve ici aussi une obsession du relationnel, du sexuel, du communicationnel, qui constitue la fibre quasi-exclusive de la série ; même le travail est abordée à travers la lorgnette des relations (harcèlement sexuel, amour, amitié), mais cela est quasiment un poncif du genre tellement cette génération semble obsédée par le thème.

Et puis pour une fois – c’est il me semble la grande qualité de la série, outre son écriture le plus souvent très juste– la sexualité, justement, n’est plus cette chose glamour et légèrement suspecte qu’elle était dans Sex and the city, ce prétexte faussement libertaire dont la présentation juste assez crue justifiait par ailleurs un puritanisme des émotions bien plus scandaleux qu’un bout de seins ou une référence un peu appuyée à la masturbation. Les filles et les garçons de Girls ne font pas l’amour comme au cinéma, mais comme dans la vie à l’ère d’Internet ; ils baisent, d’une manière qui rappelle pour une fois combien la généralisation à notre époque des schémas de la pornographie rend cucu-la-praline toute tentative pour représenter le sexe autrement que sous une forme éminemment triviale. Cela n’a, ultimement, pas grand-chose à voir avec la sexualité, et beaucoup avec la vérité des relations et des sentiments ; car en montrant les corps tels qu’ils sont, avec leur bourrelets, leurs asymétrie, leur beauté atypique et les gestes tels qu’on les pose, avec souvent plus de gaucherie que de virtuosité, dans l’urgence brute du désir, on parle bien plus justement de l’amour en 2013 que si l’on obstinait à en produire une version packagée et lisse.