Carnet 1

Forêts communes

L’écrivaine Marie-Claude Loiselle a rassemblé pour nous quelques-unes des notes ayant accompagné la période de finition, encore toute récente, de deux oeuvres inédites: le film Le Chant d’Empédocle, qu’elle a co-réalisé avec Sylvain L’Espérance, ainsi que son tout dernier livre intitulé Des forêts du cinéma. Inaugurant par le fait même une série de ‘’carnets de travail’’ qui devraient paraître sporadiquement au cours des prochains mois, ce premier recueil laisse déjà poindre, dans l’interstice de réflexions ayant jalonné quelques semaines d’été, l’espace singulier d’une convergence entre présence au monde et souci du politique. Ce confluent fertile est également, à n’en pas douter, le fruit d’une intime collaboration où semble se relayer, en un seul et même mouvement, la pratique de l’écriture et celle du cinéma.


JUILLET 2019

Je mesure l’étendue du chemin qu’il m’a fallu parcourir pour arriver dans ces Forêts que je cherchais à rejoindre, à éclairer et à ouvrir, sans savoir ce qui se trouve au-delà. Et si le chemin peut sembler long, c’est aussi qu’il s’est entremêlé avec celui du Chant d’Empédocle. Le film et mon livre 1 appartiennent à la même forêt, se sont nourris l’un l’autre. Ce parcours était nécessaire, vital, pour me conduire là où je suis, à peine posée pour mieux repartir. Voyageant maintenant par l’imagination sur la piste des animaux à la rencontre desquels je vais depuis plusieurs mois. Exploration tentaculaire, infinie… ! 2

Ressentir, voir, penser, imaginer… Je voudrais que mon écriture agisse comme la physique quantique ou les trous noirs qui laissent imaginer de multiples mondes possibles. Les trous de vers entre les mondes sont là, ouverts sur un ailleurs radical dont nous ignorons tout mais qui suffit à libérer la pensée et des potentialités illimitées.

Combien de personnes pourront me suivre dans ces forêts-là ? Presque plus personne ne lit. Ne lit vraiment. Et pourtant, je ne sais pas pourquoi mais cela ne m’atteint pas comme avant. C’est une autre manière de dire que j’ai dû forger mes propres armes pour ne pas me laisser détruire par la dictature de la bêtise qui neutralise tout. Ceux qui résistent à cette déferlante y parviennent parce qu’ils ont su eux aussi se donner des armes, différentes pour chacun, mais créer également une communauté, même une communauté d’esprit, rêvée ou imaginée. Se rappeler qu’elle est là tout autour, quelque part et partout, retirée dans les profondeurs d’une Forêt immense qui relie les continents. Hier et demain.

Mon élan est tendu au-delà d’un désespoir immédiat. J’en suis venue à me dire que le seul fait qu’un livre existe, tout comme les films qui comptent vraiment pour moi, suffit pour qu’émane d’eux un courant d’énergie qui finit par rejoindre ceux dont les sens et les antennes sont à l’affût. Ils en reçoivent quelque chose, même de façon diffuse, et parfois à quelques années-lumière de distance. Le plus important est de maintenir le feu ou la braise vivants.

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La liberté que l’on gagne contre tout ce qui veut nous la retirer inspire beaucoup d’hostilité. Et pourtant oui, seul le cinéma… dans ses dimensions cosmique et libre peut nous délivrer de tout ce qui l’asservit et nous asservit, comme cinéaste autant que comme spectateur. Mais la plupart des gens ne voient pas ça. Ils ne voient pas ce qu’ouvrent de possible(s) les films qui projettent notre regard et notre pensée au-delà de la bourbe du présent. L’aveuglement (ou la peur) est trop grand, de même que l’énergie déployée à se battre les uns contre les autres. Mais lorsqu’on se détourne de tout ce qui fait écran, il devient alors impossible de faire autrement. Il ne s’agit pas de courage. On ne peut plus rester sourd à l’appel de ce qui n’est pas connu, pas prévu ou défini à l’avance. Il n’y a pas de but, juste une avancée.

Fin et recommencement cohabitent. Et c’est pour filmer ce recommencement en plein cœur de la destruction que Sylvain est parti en Grèce en 2014. Puis, c’est encore ce recommencement ininterrompu du monde que nous avons cherché, au-delà, inscrit dans la pierre et la terre, dans les visages, le regard des animaux, la mer, le vent du Chant d’Empédocle. Quelque chose de cosmique là aussi.

Au Québec, les signes de ce recommencement sont (pour l’instant) absents ou extrêmement souterrains. La prison est dans la tête des gens sans qu’on ait eu à les contraindre de la laisser s’installer. L’apathie est générale, profonde, sorte de dépression lente et insidieuse qui contamine tout. Violence larvée contre laquelle pratiquement personne ne cherche à lutter parce qu’elle ne leur saute pas au visage… à moins de la vivre au quotidien. Ce que l’on voit autour de nous, et plus largement encore dans la société en général, est pire que la tristesse. C’est la démission, l’acceptation, une fatigue qui met les désirs en veilleuse. Cette configuration est le plus puissant éteignoir qui soit.

Pourtant, et même à cause de cela, il faut chercher les signes d’un recommencement dans les zones les plus obscures de ce territoire qui se croit encore à l’abri du désastre. Il faut arriver à affronter cela, le combattre par le cinéma et l’écriture. Avec quelques amis, ou même à deux ; lorsqu’on travaille en couple et que les idées et l’énergie circulent quotidiennement, sans discontinuer, on est déjà plus forts.

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Tu me parles de vitesse… Je sais bien de quelle vitesse, de quelle urgence il s’agit. Celle qui nous rend insaisissables et vivants. Qui fait que l’on reste en mouvement et empêche les stagnations, les lourdeurs. Mais plutôt que la rapidité, je dirais qu’il me faut la légèreté. Chacun (ré)invente sa vie et sa façon de faire selon sa nature. Si l’on doit combattre avec toute notre énergie ce qui engendre la léthargie, le saccage de l’intelligence et de la sensibilité, le temps et la patience sont précieux et vitaux. C’est le temps que précisément on cherche à nous confisquer, devenu un luxe, partout, et beaucoup dans le cinéma.

Je me suis longtemps reproché d’écrire lentement. Plus maintenant. Je « travaille » sans arrêt, je ne peux pas faire autrement, parce que c’est devenu ce que Duras appelle du « non-travail ». L’écriture, les films sont partout, sauvages, incontrôlables. C’est une respiration, le mouvement du sang dans les veines. Mais j’ai besoin de temps pour que les choses adviennent, pour les sentir, les voir. Laisser mes pas et mon esprit flâner, vaguer… mais avec ardeur.

Il n’y a pas de règle, ni intérieur ni extérieur, pas une manière unique de faire. Il faut écouter la sienne, pousser plus loin ce qui nous est propre. Cette manière peut se transformer. Et se transforme toujours si ce que l’on fait est vivant.

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Une visite au Louvre et Cézanne que Sylvain et moi venons de regarder sont fantastiques. Dans tout ce que dit Cézanne au sujet des sensations, de la couleur, du fait de voir, de sentir, de « savoir pour mieux sentir et de sentir pour mieux savoir », on perçoit l’écho de ce qui imprègne chaque plan de Straub et Huillet. Ils reprennent aussi ces mots du peintre qui leur vont si bien, imprimés dans notre mémoire et nos oreilles par la voix tellement singulière de Danièle Huillet : « Il y a une minute du monde qui passe. La peindre dans sa réalité. Et tout oublier pour cela. Devenir elle-même. Être alors la plaque sensible. Donner l’image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui a paru avant nous. » C’est ce que je voudrais que soient mes mots : une plaque sensible.

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Le chant d’Empédocle terminé, comment va-t-il cheminer ? Le sens n’est tellement pas balisé, défini, que l’on est extrêmement curieux de savoir comment chacun va trouver sa place dans ce film étrange. Ce qu’il va faire naître comme sensations, élans, pensées, visions…

Et puis comment en parler maintenant, le présenter sans l’expliquer ou diriger le regard ? Une chose d’abord : le sens y naît des sens. C’est par là qu’il faut prendre ce film, qui n’est ni un documentaire, ni un film essai, ni un film expérimental, pas non plus une fiction. Il est tout cela à la fois et rien de cela non plus. C’est un chant au sens où l’entendait Empédocle. Un chant aussi contre les puissances hostiles qui dominent notre monde. La présence humaine et animale, la matière y sont avant tout poétiques : les rassemblements et les rituels, les métamorphoses, la beauté des gestes des ouvriers et paysans, de leurs mains, de leur visage, celui d’une jeune femme qui trait les bêtes, son demi-sourire… C’est tout cela qui s’est imposé et qu’on a accueilli avec joie. Il y a pour nous autant de poésie dans la présence inouïe du mineur qui semble s’adresser à quelque dieu sur la montagne, ou dans celle du chanteur dionysien, que dans les textes et la voix de Frédérique (Duchêne).

Pour la « musique », c’est un peu la même chose. Elle fait partie de la matière de l’image, de la terre et de la pierre, du vent et de la lumière. Elle est la voix de la montagne que le travail d’extraction du marbre libère de la pierre, le chant de la terre et de la mer. Elle a parlé en même temps que l’image dès le début du montage. Le travail sonore que Sylvain a fait n’est venu que l’accompagner, la moduler, dialoguer avec elle. C’est la rencontre de tous ces éléments qui a fait naître différents rythmes, différentes vitesses. Une respiration, parfois haletante, parfois ample et calme. Différents états que nous invite également à traverser le voyageur (est-ce Empédocle?) qui, tout en changeant de forme, rêve aussi le film.

AOÛT

Laisser les choses émerger… Lorsque j’écris, j’ai besoin que les films se déposent puis grandissent en moi. De vivre, dormir, marcher avec eux avant que les phrases commencent à faire surface. Des phrases qui ne sont pas des concepts, des théories, mais une coulée née de quelque chose qui est apparu sans que je l’aie contraint à prendre cette forme.

Lorsqu’on monte un film, c’est autre chose. Les gestes répondent à des questions très précises : où couper le plan (parfois une demi-seconde avant ou après), quel plan mettre avant et après lui… C’est de la matière et du temps que l’on sculpte, comme si les plans, les séquences étaient déjà là au cœur de la matière filmée et qu’il s’agissait de les révéler en les libérant de ce qui les encombre. Mais au-delà de toutes les questions auxquelles on doit sans cesse répondre en faisant des choix souvent tranchés, je vois bien, dans la manière dont Sylvain a besoin de travailler seul dans un premier temps, ce qui rapproche le montage de mon propre travail d’écriture. Quelque chose de vertigineux et d’euphorisant par moments. Il me dit : c’est une plongée, un souffle qui l’emporte. Deux formes d’écriture mais un même état : celui qui nous permet d’avancer chaque jour dans l’ignorance de ce qui va advenir. Mais d’abord il lui faut retrouver l’expérience sensible du tournage. C’est ce qui par la suite permet d’avancer librement dans la matière : découvrir peu à peu le rythme, la respiration propre au film, faire se rencontrer des plans, des éléments visuels et sonores desquels a surgi un monde qui nous étonne nous-mêmes.

Duras dit ceci dans Les yeux verts :

« On ne sait pas, on ne sait rien de tout cela qu’on fait. L’écriture, avant tout, témoigne de cette ignorance, de ce qui est susceptible de se passer lorsqu’on est là, assis à la table dite de travail, de ce qu’engendre ce fait matériel-là, d’être assis devant une table avec de quoi former les lettres sur la page non encore atteinte. »

Cet état ressemble d’ailleurs beaucoup à celui dans lequel Sylvain bascule lorsqu’il tourne — et peut-être plus encore avec Le chant d’Empédocle, qui est un film d’états justement, et de perceptions. On discutait le matin avant les tournages, puis au retour, mais pendant, nous étions l’un avec l’autre dans notre silence, absorbés chacun à notre façon par ce qu’il y avait autour de nous. Dès qu’il a une caméra dans la main, son calme habituel devient une concentration extrême : un rassemblement de l’attention, du regard et de l’écoute. On peut rester des heures dans un même lieu, voir le ciel ou la lumière se transformer, il n’y a que le soleil pour nous indiquer qu’une moitié de journée s’est écoulée. Le temps s’évapore, perd de sa consistance.

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Les films que Sylvain et moi imaginons ensemble, tout comme les livres que j’écris maintenant, ne peuvent jamais être terminés. Je dirais même que, de façon générale, les livres ou les films qui m’intéressent le plus ont pour la plupart quelque chose inaccompli. Ils conservent des déséquilibres, des ruptures, des fragilités, des manquements. Et ce n’est pas qu’ils auraient été recherchés, et encore moins qu’on serait passé outre par négligence. Ils demeurent accrochés à la matière, aux mots et aux plans, parce qu’ils sont plus forts que tous les ordonnancements rationnels possibles. Cette incomplétude fait partie du geste exploratoire, sans cesse prolongé par d’autres livres, d’autres films. Ceux-ci portent dans leur inaccomplissement le germe de quelque chose d’indéfinissable et magnétique, et c’est bien pour ça qu’un désir tellement fort nous pousse en avant, ou dans d’autres directions… si le temps qui s’ouvre à soi n’est pas qu’en avant de nous, mais partout à la fois.

Tout est toujours à créer, à venir, en devenir…

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Dès que je ne suis pas en train d’écrire autour d’un objet précis, cent questions surgissent, chaque jour. Sur ce que je recherche dans ce que je lis ou regarde. Sur le vertige au-devant duquel il faut avancer avec les livres, les films que l’on réalise. Ces pensées tournent aussi sans cesse dans nos conversations, Sylvain et moi. Nous avons parlé hier de ce que la fin des Maîtres a libéré de zones d’exploration où une nouvelle histoire du cinéma peut naître. C’est pourquoi j’en suis venue à croire qu’il faut conduire chaque livre et chaque film vers des zones de plus en plus indéfinies — souterraines ou aériennes. L’une d’elles est apparue à l’horizon de ce que je viens d’écrire (Des forêts du cinéma) sans que je m’en sois encore suffisamment approchée. Je suis allée à la rencontre des films aimés en les approchant par les sens pour mieux plonger à l’intérieur d’eux, dans leurs régions les plus intimes, leurs zones d’ombre. Chaque film comme une forêt. J’ai avancé sans savoir où le chemin allait me conduire, j’ai fait la route jusqu’au bout pour trouver, non pas un véritable ébranlement mais une terre familière et hospitalière. Je dois maintenant aller vers ce qui dérègle ce que l’on croit savoir. Mais ce chemin-là est sans fin puisque la terre est ronde ! Écrire avec ce que je ne connais pas, chercher plus d’inconnu. M’approcher des choses qui n’ont pas de nom. Un monde sauvage et non reconnaissable. Ce sera celui (ou ceux) des bêtes. Parler avec elles une langue inconnue…


  • Les photos sont tirées du Chant d’Empédocle (2019) de Sylvain L’Espérance et Marie-Claude Loiselle, sauf les deux premières qui sont de l’auteure de ces notes.

Notes

  1. Des forêts du cinéma
  2. Cette exploration va donner naissance à un film et un livre : Animal Macula. Deux façons d’approcher le regard des bêtes.