Flash !

Nous publierons à nouveau quelques textes choisis des premières années de Hors Champ, qui ne figurent pas dans l’index du site actuel. Carlos Ferrand est cinéaste et directeur photo. Né à Lima au Pérou, il vit à Montréal depuis 25 ans. Ce texte avait été publié en mai 1997.

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“Nothing but a hopeful little bit of hallucination.”-HOWL, Allen Ginsberg

Le poète Allen Ginsberg est mort. Son passage a dû être accéléré par la récupération éhontée du plus petit (à peine quelques millimètres) des champs libres en Occident: le “flash-frame”. (Chaque seconde cinématographique est composé de 24 cadres. Quand la caméra s’arrête, le cadre exposé devant la fenêtre se retrouve voilé par la surexposition à la lumière. C’est le cadre blanc.)

“who drove crosscountry seventytwo hours to find out if I had a vision or you had a vision or he had a vision to find out Eternity.”

Historique en raccourci du cadre blanc: On tripote l’atome et l’on découvre qu’il n’est pas solide mais grouillant de protons, neutrons et autres trucs; la vie a donc mil facettes. La science influence l’art et c’est l’invention du Cubisme. On s’essaie à la fission de l’atome; un petit test à Hiroshima et… ça marche! L’efficacité du procédé impressionne, entre autres, artistes et poètes. Désormais une vision de la réalité dans tout son éclatement s’impose: c’est la création de l’art abstrait. (Glorieux Jackson Pollock.)

Ce sont les années 50. Ginsberg, Kerouac, Corso, Ferlinghetti. Sexe, drogues, bouddhisme, jazz. On repousse les frontières intérieures; on les découvre variées, contradictoires, floues, exaltantes. Stan Brakhage fait du cinéma à leur image. Il film sa cuisine et son chien comme autant de divinités. Souvent il ne lui reste plus de pellicule. Il tourne alors jusqu’au dernier cadre, brûlé par la lumière. Parents pauvres du cinéma et cinéastes virtuoses, Brakhage, Kubelka, Snow, Mekas, Markopoulos font souvent le montage de leur film à même la caméra. D’autres, comme McLaren, grattent leurs dessins sur le support même.

Les impuretés de la vie, disent-ils, font partie de notre art impur. Le cadre blanc est intégré à l’esthétique des films. La pellicule devient matière vivante, au même titre que le fer ou l’argile dans la sculpture ou que l’huile dans la peinture.

Kerouac publie On the Road , Ginsberg écrit Howl. Il hurle à tous vents contre la réduction matérialiste de son pays. Défiant, il célèbre sa lumineuse homosexualité. Il pleure sa mère prisonnière de la folie, cette horrible caricature de la liberté. Allez hop! On s’éclate. Benzedrine, alcool, ayahuasca, L.S.D., cocaïne. Flash blanc.

“Moloch! Solitude! Filth! Ugliness! Ashcans and unobtainable dollars!”

Rideau. Frisson

J’étais dans une salle obscure. Repu de succulentes avant-premières, je m’apprêtais à m’attaquer au plat principal, le film Sept . Dès la première image du générique je fus fasciné. Couleurs délavées, graphisme aux bordures déchirées, tremblements, pellicule noire et blanche, égratignures, flash blanc. Tout était là pour me plaire. Sauf que… graduellement, je me suis aperçu que quelque chose n’allait pas bien. Toute cette merveilleuse esthétique jadis créée pour célébrer la liberté, était là pour dire malignité, sadisme, aliénation, pourriture de l’esprit. Quelqu’un essayait de me subjuguer avec ce vomi. Je ne l’ai pas avalé. Aujourd’hui quand je pense à ce générique – beau et horrible à la fois – j’ai envie de hurler.

Le bastion esthétique était le dernier à n’être tombé. Déjà les charognards nous avaient volé beaucoup d’idées chères, et que nous n’avions pas su défendre. L’une des premières à tomber sous les balles, littérales et figuratives, avait été le Black Power. La Révolution avait suivi, puis la Gauche et le Féminisme. L’esthétique avait, jusqu’ici, échappé au massacre, sans doute parce que peu de gens se soucient d’art ou de poésie. Et c’était tant mieux, si nous voulions les garder intacts.

Nous, les “faux révolutionnaires”, les “féministes hystériques”, les “gauchistes vendus”, et les “idéalistes minables”, nous errions comme des chiens galeux dans les villes du Tiers Monde. Maigres, sales, dépossédés mais avec un petit battement de queue, parce qu’il nous restait quand même quelque chose.

Et bien, ça y est, ils nous l’ont pris. Les charognards ont trouvé l’endroit où il restait encore un peu de la chair fraîche de l’esprit. Ils se régalent! Hier à la télé, devant laquelle je m’abrutis avec plaisir tous les soirs, il y avait une pub pour un parti politique avec “flash-frames”, faux tremblements de caméra et tout et tout. On vend les voitures de la même manière. Depuis quelques années, les séries télé se fabriquent en sautant l’axe, avec des flous calculés et une caméra studieusement épileptique. Sept a fait des petits. La dernière mode des séries sur les tueurs en série c’est le “look” (il ne s’agit même plus d’esthétique) calqué directement sur le cinéma d’avant-garde des années 50, 60. Dans les champs infertiles du vidéo clip on mime la liberté, en ne produisant que des jolies bulles.

“Dreams! adorations! illuminations! religions! the whole boatload of sensitive bullshit!”

Flash de dernière minute

On vient de découvrir un petit trou dans le système des charognards.(Ils peuvent s’acheter toute l’information du monde mais très peu de connaissances) Le fameux cadre blanc qu’ils ont piqué pour paraître “branchés” et libres, ne serait dû (dans les cas authentiques) qu’au passage d’un ange. En effet, une jeune chercheuse bolivienne vient de prouver que la luminosité de la poussière d’étoiles sur les plumes des anges est telle, qu’elle a pour effet de voiler nos terrestres pellicules. Comme les anges volent trop vite, un 24e de seconde suffit à peine à dévoiler leur présence. De plus, ajoute la jeune scientifique, les anges ne se laissent voir que par les poètes. Le temps d’un éclat. Court, insuffisant mais définitivement inimitable.

“…who fell on their knees in hopeless cathedrals praying for each other’s salvation and light and breasts, until the soul illuminated its hair for a second… “-HOWL, Allen Ginsberg

Photogrammes de Mothlight, de Stan Brakhage, 1963.