Six films plus tard

Entretien avec Denis Côté

Très souvent présenté comme l’une des figures de proue du « Renouveau du Cinéma Québécois » 1 , Denis Côté s’est rapidement forgé une réputation internationale : ancien critique, réalisateur de six films en sept ans, on le voit cumuler les prix dans de nombreux festivals : Locarno, Cannes, Berlin. Entre expérimentations et productions à plus grand budget, le cinéma de Denis Côté se veut « à la marge », et continue de diviser le public comme la critique. Ses films, parfois considérés comme hermétiques, sont rarement distribués en dehors du Canada, ce qui lui vaut parfois d’être qualifié de « cinéaste de festivals ». Son dernier film, Bestiaire, sorti cette année à Montréal, a été l’occasion pour moi d’aller rencontrer le cinéaste : évoquer son métier de critique, son cinéma, sa cinéphilie.

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Godard disait : « Faire de la critique, c’est faire du cinéma, et faire du cinéma, c’est faire de la critique ». Qu’en pensez-vous ? Quels sont les liens entre critique et cinéaste ?

C’est sûr qu’il y a la vieille idée du critique comme cinéaste frustré. Bon, derrière tout cliché, il doit sûrement y avoir une part de vérité. Pour ma part, j’ai côtoyé toute sorte des critiques : j’aime bien le critique qui assume d’être un critique de cinéma et qui ne doit rien à la création. Je crois que le métier de critique est quelque chose qui se vaut quand il est pratiqué avec des connaissances, un rapport à l’histoire du cinéma : c’est un métier que je respecte.
Par contre il faut que tu saches que je l’ai pratiqué de façon accidentelle. Ça m’a été proposé un jour : c’est arrivé à peu près en 1994/93. Je faisais de la radio communautaire, ce qui ne payait pas du tout. Je voulais parler de cinéma, j’étais un « rat de cinémathèque », donc je suis allé à la radio. Ca me prenait une heure et demie pour me rendre là, pour une chronique de six minutes le matin et qui avait au maximum deux cents auditeurs ; mais j’étais animé par quelque chose, je voulais parler de cinéma. J’ai presque fait ça pour m’amuser pendant un moment, et puis tout à coup c’est devenu très concret quand quelqu’un m’a proposé un travail dans un journal. Par contre, je ne venais pas d’une école de journalisme, donc je me suis dit : « si je fais de la critique, je le fais avec mes tripes, avec mes opinions. Je ne parle que du cinéma qui m’intéresse, je ne veux pas qu’il y ait un patron au-dessus de moi ». Et puis c’est ce qui est arrivé au journal où j’étais : on était toute une bande de vieux punks, on faisait ce qu’on voulait, on n’était pas surveillé, donc j’avançais là-dedans, mais toujours avec le désir de filmer. Contrairement à d’autres, d’ailleurs, qui avaient vraiment assumé de gagner leur vie comme critique et qui, souvent ne connaissaient pas le cinéma. Il faut faire attention à cela : aux critiques qui ne connaissent pas le cinéma, c’est-à-dire la technique du cinéma. Il y a beaucoup de critiques qui ne savent pas ce qu’est un film bien monté ou mal monté, il y a des éléments qu’ils ne comprennent pas, ou alors, ils ne sont intéressés que par un certain aspect du cinéma : la fonction narrative d’un film (est-ce que c’est bien joué ? etc…).

Donc, forcément, vous qui faisiez des courts métrages, parallèlement à cette carrière, ca vous…

Oui, c’est sûr que, du coup, quand je pratiquais la critique, je voyais les choses de manière un petit peu plus globale, peut-être : je voyais quand le cinéaste avait fait un film avec les moyens du bord, je savais ce que ça voulait dire. Donc pour revenir à ta question, quand on fait de la critique, est ce qu’on fait de la création ? On réagit à la création, mais les meilleurs critiques, c’est ceux qui, avec leur savoir, en font quelque chose de créatif. C’est étrange, parce que ça fait presque sept ans que j’ai quitté la critique, mais ça revient toujours, toujours, toujours, me hanter.

Dans les entretiens, vous voulez dire ?

Dans presque toutes les entrevues, mais surtout avec les gens d’ici, parce qu’ils se souviennent un peu de moi. C’est fou comme un cinéaste, s’il a été critique, c’est supposé lui donner une espèce de vernis de plus, ou je ne sais pas quoi. Moi, tout ce que j’ai à dire c’est que j’ai connu les deux côtés de la barrière. Quand je sors un film, je n’ai plus vraiment de stress par rapport aux médias, ni à la critique, parce que je sais comment ça fonctionne. Je sais qui va me demander quoi. Qui est compétent, qui ne l’est pas. Je sais comment me comporter à tel entretien… Parce que je ne rencontre pas n’importe qui. Je sais à peu près tout ce qui va s’écrire. L’accueil critique ne m’affecte pas, ou pas beaucoup. Parce que là, après six longs métrages, je sais où le film va fonctionner et où il ne fonctionnera pas. Par exemple, Bestiaire, je ne me demande pas vraiment comment il sera accueilli. Je sais qu’il y a trois cent personnes qui vont le voir en salle, et puis ça sera une flopée de festivals. Il faut juste ne pas devenir blasé, il faut apprendre à connaître sa place dans le paysage.

Qu’est-ce que vous pensez de la critique québécoise en général ?

Comme j’étais dès le départ un rat de cinémathèque, je suivais la grande critique française. C’est sûr que quand je regarde au Québec, ce n’est pas de la critique, ce n’est pas de la mise en perspective des œuvres : c’est juste de la réaction à chaud et toujours, toujours, toujours sur le versant émotif des choses (est-ce qu’un film a procuré une émotion?). Par contre, comment un film s’inscrit dans l’histoire du cinéma québécois ou mondial ? Il n’y a jamais personne qui prend cela en considération. La critique québécoise n’est pas très bonne pour situer les œuvres dans un contexte. C’est toujours : « tel acteur est bon ». C’est sûr que c’est décevant. Quand je vois mon film qui sort en France et que je vois les critiques : il y a une qualité de vocabulaire, un recul par rapport au film, c’est-à-dire qu’on le place dans un cadre. Et puis, c’est fascinant à lire. C’est vrai qu’au Québec, il y a une certaine critique postuniversitaire qui se résume à sept ou huit individus. Sinon, il y a des vieux routiers dans des quotidiens, des gens comme Marc-André Lussier ou Odile Tremblay du Devoir : ce n’est pas qu’ils ont un style spécial, mais ils ont un historique dans la critique au Québec, ça leur donne une certaine pertinence. Tu vas avoir du mal à me faire dire que je suis admiratif de la critique au Québec.

À quelles revues pensez-vous, alors ? Aux Cahiers du Cinéma… ?

Non, enfin, ce n’est pas vraiment une référence non plus. Avec le temps, j’ai appris à connaître tous ces mecs-là : c’est pas mieux. Ils ont juste un vocabulaire.

Et un prestige ?

Oui, il y a un certain prestige. Au moins, il y a une plume, un style, et puis, il y a des connaissances cinématographiques. Au Québec, écoute, si tu veux un mot, c’est tiède.

Quand vous dites cela, qu’elle est tiède, n’est-ce pas aussi une question d’engagement ?

Je voudrais une critique plus mordante. C’est que là, il faut ouvrir sur la société québécoise. Une société a la critique qu’elle mérite. Le Québec, c’est une société qui est toujours dans l’affect, dans l’émotif. C’est très passionné, très généreux : ce n’est pas une société qui s’arrête pour prendre du recul sur les choses. Ici, à la télévision, il n’y a pas d’émissions avec des intellectuels qui parlent autours d’une table comme en France. Ca a du bon, ça a du moins bon. Parfois, j’aimerais qu’on aille plus loin que : « L’acteur m’a bouleversé, quatre étoiles ». Tiens, l’autre fois, un ami m’a envoyé le lien d’une critique : un jeune a écrit une espèce d’essai sur Bestiaire, mais il dévie tout de suite : il parle de la société québécoise. Il utilise le film pour parler d’autres choses : il va au-delà du j’aime/j’aime pas, c’est ce que j’apprécie.
Et puis, je ne suis pas admiratif du Québec en général. Tous mes films ont été beaucoup plus vus en dehors d’ici. Je ne suis pas très attaché à cette société. Je ne suis même pas un très bon citoyen, tu sais. Je ne suis pas quelqu’un de très engagé. Et puis, tu le vois dans mes films aussi, j’essaie de m’extirper de n’importe quelle société.

Mais pourtant, vous avez toujours décidé de tourner au Québec ?

Mes films sont tournés ici, à cause de deux choses : premièrement, la langue. Je pense qu’on a une langue très colorée et puis, on peut s’amuser à la détruire ou à la colorer encore davantage. Ca j’y tiens : dans Curling par exemple, il y a des expressions complètement étranges, même dans Elle veut le chaos. Je tiens à la langue et au territoire. On a un territoire très vaste avec une densité de population particulière et un climat particulier. Ça a l’air bête mais ce sont des choses qui affectent notre culture. Pourtant, cela mis à part, je n’ai pas l’impression que mes films soient très québécois. C’est Aki Kaurismäki, le cinéaste finlandais, qui disait : « Plus tu fais local, plus tu deviens international ».

Les états nordiques, 2005.

Vous êtes pourtant très souvent présenté comme un représentant de la nouvelle vague québécoise. Quand on prend Les Etats Nordiques, par exemple, on en parle encore beaucoup, et les gens identifient vraiment ce film au Québec.

Tandis que Carcasses pourrait être de n’importe quelle nationalité quasiment, mis à part le langage par moments. Les Etats nordiques, c’est vrai, il y a quelque chose de très ancré, il y a un parler, un territoire. C’est plus chaleureux. Ça pue le Québec. La québécitude des choses m’intéresse. Tu sais, plus je voyage, plus je découvre qu’on est six millions de francophones entourés des quatre cents millions d‘anglophones. Quand tu fais le tour du monde, tu t’interroges sur cette identité. Il faut reculer dans l’histoire pour expliquer cette parlure, c’est quand même unique au monde. J’aime la spécificité du Québec, pas le Québec mais sa spécificité. Comme dans Bestiaire, il y a un mec qui répond au téléphone. Il y a un petit moment Québec, on le garde. Ce n’est pas beau, mais ça a une musicalité. Truffaut disait : « Je ne suis pas un cinéaste français, j’appartiens à la planète ». Il ne voulait pas être qualifié de cinéaste français.

C’est que vos personnages sont à la marge aussi. Ils ne sont pas dans des espaces définis.

C’est pour ça que je te dis que je ne suis pas un très bon citoyen. J’aime bien les personnages qui se font leur propre monde, leur propre loi.

On a beaucoup qualifié vos personnages de marginaux…

Oui, je ne sais pas si ce sont véritablement des marginaux, non, mais j’aime bien l’individu qui constitue son propre monde, qui se gouverne lui-même. Je suis comme ça aussi.

C’est un individu-monde ?

Ouais, c’est bien comme expression.
Des fois j’ai des arguments avec mes amis. J’ai un ami qui vote conservateur. Alors, là, je l’écoute, je ne veux pas débattre avec lui. A côté de ça, tu as les gens à gauche. Je regarde toujours cela en biais. Les choses qui se passent aujourd’hui, j’essaie de ne pas avoir d’avis là-dessus, et pourtant je me réjouis qu’il y ait cette capacité de révolte dans la société. A chaque fois que je vois qu’il y a un soulèvement quelconque, ça me fait plaisir, mais quand je mets le nez dans le pourquoi du soulèvement c’est comme si ça m’intéressait moins. Je rejette facilement ma société. Dans mes films, mes personnages font leur propre monde. Par exemple, pour Les Etats nordiques, on a beaucoup parlé à l’époque d’un film sur l’euthanasie. En réalité, c’est un prétexte pour faire du cinéma, j’avais besoin d’un prétexte pour que le mec fasse sa vie ailleurs, et on voudrait que je parle de l’euthanasie.

En fait, vous ne partez pas vraiment du réel ? C’est le réel qui se plie à vous ?

Exact. Je me souviens de quelqu’un qui avait comparé trois films : il y avait Le vendeur, Nuit#1 et Curling. Pourquoi Le vendeur fait comme trois cent mille dollars au box-office ? C’est un film pourtant très semblable à Curling. Pourquoi Nuit#1 fait cinquante mille au box-office, sans vedette, rien ? Pourquoi, Curling avec tous les efforts que l’on a fait n’atteint que quarante-cinq mille ? On m’a dit : « C’est facile à comprendre, c’est que dans les autres films, il y a des portes d’entrée. Le vendeur, ça parle de la vie en région, du chômage en région, ça parle de la vieillesse et de comment affronter la vie quand on vieilli. Il y a des choses auxquelles s’accrocher ». Nuit#1 ça a été vendu comme une espèce de film générationnel, comme un film auquel les trentenaires peuvent décider de s’accrocher. Il y a une porte d’entrée : la sexualité. Curling, même si tu crois qu’il y a des portes d’entrée, il n’y en a aucune. Ce n’est pas un film sur la vie en région. Ce n’est pas un film sur un père et sa fille. Les personnages n’existent pas : une petite fille qui trouve six cadavres ou huit cadavres et qui n’en parle pas à son père, ça n’existe pas. C’est des petits mondes constitués. Pareil, Elle veut le chaos, c’est une sorte de western rural : ça ne se peut pas, ça existe pas ces gens-là. Tu as devant toi un mec qui prend plaisir à se sortir un peu de la société dans laquelle il vit.

Elle veut le chaos, 2008.

Pourtant, la société n’est jamais très loin. A la fin de Curling, par exemple…

J’aime bien que l’idée de société soit là. Ce n’est pas un rejet absolu : je suis un mec qui paie ses impôts. Je veux qu’il y ait une organisation sociale, j’y tiens, mais j’aime bien la regarder de côté, de façon oblique. Sinon, je ferais comme Herzog, je filmerais des nains sur des îles désertes. Il y a vraiment des cinéastes qui sont de la marginalité absolue. J’aime qu’il y ait une idée de la normalité qui ne soit jamais très loin. La question c’est : est-ce qu’on rejoint la société et cette normalité là ou bien est-ce qu’on reste seul dans notre bulle ? J’aime beaucoup ces questions-là. Comme dans mon prochain film, c’est deux femmes qui sortent de prison et qui s’en vont dans une cabane en forêt. Il y a quelqu’un qui veut les convaincre de revenir à la société. Je pense que ce genre d’opposition a toujours été au cœur de mes films. Je pense que ça me ressemble aussi un peu.

Comment construisez-vous ces personnages ? Est-ce toujours un peu de vous ? Par exemple, dans Carcasses

Bon, sur mes six longs métrages, il faut que tu saches qu’il y en a trois qui sont presque accidentels. Les Etats Nordiques, c’est une proposition du conseil des arts, avec deux pages d’idées. Je me disais : chaque matin on va se lever, et on va improviser. Ce genre de choses, ça donne un film tourné en onze jours, fabriqué, improvisé avec le comédien principal. Là, c’est sûr que je crée mes personnages par rapport au réel que je rencontre, par rapport au budget qu’on a. Bon après, Nos vies privées c’est un petit peu particulier parce que ça a été tourné en bulgare : c’était quand même écrit, mais c’était un film-expérience. Elle veut le chaos et Curling, ce sont de gros films. Là, il faut vraiment s’asseoir et tout écrire à la virgule près et créer véritablement des personnages. Carcasses c’est encore une fois un film accidentel, où un centre d’art m’a contacté : dans ce cas, je suis obligé de trouver un idée simple avec un personnage original. C’est comme je te disais, comme ce ne sont pas des films à message ou avec un but, moi j’avance avec le réel. J’écris tout : les dialogues en même temps que les scènes, je n’ai pas de canevas généraux. C’est hyper instinctif. Lorsque le film est terminé, j’essaie de me situer par rapport à ce que j’ai.

Mais comment vous interagissez avec cette réalité justement ? Par exemple, on voit bien que dans Carcasses, le personnage de J.-P. Colmar est réel, pourtant, vous ajoutez de la fiction, vous le retravaillez ?

Oui, il y a un désir de fiction.

Vous vous appropriez le personnage en quelques sorte ?

Il y a des gens qui n’aiment pas vraiment Carcasses. Ce qu’ils n’aiment pas dans le film c’est qu’ils ont l’impression que je m’approprie la vie d’un monsieur réel et ça les met mal à l’aise. Je fais de la fiction avec un personnage réel avec lequel ils voudraient que je m’assoie pour simplement l’interviewer sur sa vie, parce que c’est plus dans un schéma de film documentaire. Moi, ce que je fais c’est que je regarde qui il est et je me réapproprie tout. Je n’ai pas envie de m’asseoir avec lui et qu’il me raconte sa vie. J’ai un désir de fiction. C’est comme si l’auteur est plus grand que la réalité qu’il filme.

Y avait-il de la direction tout de même ?

Il faut que je lui explique que je fais un film sur lui et qu’à un moment donné, je veux me réapproprier sa vie et que je vais faire de la fiction avec lui. Lui, il m’écoute, il s’en fout, il est content, il y a une caméra devant lui. Je lui dis : « vous allez faire ça », il rit, il l’exécute, et puis, au final c’est moi qui récupère tout ça pour en faire un objet poétique. Que lui comprenne ou ne comprenne pas, je n’y vois pas un problème. Pour certains, c’est de l’exploitation. Moi, je dis toujours que si j’ai passé un bon contrat humain avec J.-P. Colmar et qu’on fait un beau projet de cinéma ensemble, je ne vois pas de problème, mais les gens voudraient en savoir plus sur lui, ils voudraient qu’il me raconte toute sa vie.

Carcasses, 2009.

Pourtant, ce n’est pas un documentaire, en tout cas, ce n’est pas présenté comme tel.

C’est bousculer le réel à un point qui ennuie les gens. C’est se réapproprier le réel, le bousculer, et moi, je n’y vois pas de problème, mais si tu parles avec un documentariste de carrière, quelqu’un qui veut absolument respecter le réel pour ce qu’il est, lui, il va avoir un problème avec ça. Il y a des documentaristes qui vont te dire : « j’ai vécu six mois avec mon sujet avant de sortir la caméra ». Ils veulent se rapprocher de la manière la plus humaine possible et là ils vont tirer les larmes et tirer des confessions.

C’est plus une visée scientifique, dans ce cas ?

C’est de la science du réel. Moi j’arrive là avec un grand désir de fiction, peut-être parce que j’ai un côté plus froid. Bestiaire c’est la même chose, j’aurais pu me présenter au zoo et décider d’observer comment fonctionne un zoo pendant six mois, mais ce n’est pas ce que je fais. Quand on dit que soixante pour cent du son est recréé au montage, on a bousculé le réel. Donc quand je crée des personnages de fiction, Curling ou Elle veut le chaos, là je suis obligé de faire un scénario classique, avec un profil psychologique, mais quand je fais mes films préférés : Carcasses, Les Etats Nordiques, Bestiaire

Ce sont vos films préférés ?

Parce qu’il y a une certaine idée du danger : tout peut s’écrouler à tout moment. Tu te lèves le matin et tu ne sais pas ce que tu vas aller filmer. Peut-être que tu vas aller filmer de la merde toute la journée, ou pas. Et ça, c’est exquis. Quand Bestiaire a été fini, je te jure que je savais pas ce que j’avais entre les mains : je ne sais pas si ça va sur un écran de cinéma, dans un musée, dans une galerie d’art, peut-être. Quand j’a terminé Carcasses, je me suis dit : Merde c’est quoi ce film-là. Et surtout, Les Etats Nordiques, parce que j’étais beaucoup plus jeune.

Pourtant, il y a une part beaucoup plus importante de fiction dans celui-là. Il est moins difficile, plus accessible, même si je sais que vous n’aimez pas ce terme-là. Il y a un minimum de récit, une trame, une logique narrative.

Oui, c’est un film plus chaleureux aussi parce qu’on suit un personnage. C’est vrai, c’est différent des autres. Carcasses, c’est un monde en soi, on sent toujours un cinéaste en train de déboulonner des codes et les attentes du spectateur, mêler la fiction et le documentaire, c’est plus trash en quelques sortes. Bestiaire c’est du domaine de l’expérience absolue, c’est plus froid.

J’ai l’impression qu’il y a une certaine logique qui anime ces films-là : dans le premier film, c’est un homme qui fuie une société pour en intégrer une autre. Dans le second, c’est un homme qui est presque totalement en marge de la société, pour la rejoindre à la fin, et dans le dernier, il n’y a quasiment plus l’idée d’une société du tout. Il y a un effacement progressif du dialogue, même.

C’est ça, il y a une réaction, je ne sais pas vraiment ou ça s’en va. Parfois, je fais des blagues, je dis que la prochaine étape c’est peut-être de filmer un mur, je ne sais pas. Mais bon, c’est que moi j’alterne. Quand je fais Bestiaire ça me fait énormément de bien parce que je réagis à Curling. Tu dois savoir que quand je fais Curling ou Elle veut le chaos, c’est que j’ai écrit un scénario, ça m’a pris deux ans avant d’avoir l’avance, après je tourne le scénario, et puis après je monte le scénario. C’est des films qui ont trois fois la même étape. Il n’y a pas de mise en danger particulière dans ces trois films. A moins qu’on décide de tout remonter au montage, de détruire le scénario et de faire complètement autre chose, mais bon, tu ne peux pas faire ça : t’as un millions, deux millions de dollars, t’as des distributeurs, ça c’est ce que j’appelle : c’est des films un peu mort. Tu les écris, tu les tournes, tu les montes, tu les montres. Ce sont des aventures mortes. Attention, je suis très fier de Curling, je suis fier de tous mes films, mais revoir Curling, il n’y a pas beaucoup d’enjeux. Quand je dis que Carcasses, c’est mon film préféré, c’est un film que je peux voir deux cent fois, il continue de vivre. Il continue de se régénérer, je continue à essayer de le comprendre. C’est con, mais il m’échappe toujours ce film. Curling ne m’échappe pas.

Curling, 2010.

Vous préférez l’expérimentation ?

Je ne sais pas si expérimentation est le bon mot, mais j’aime la mise en danger de ces films-là. Ce n’est pas du reportage. J’aime les films tout maladroits : comme une table qui branle. Là, mon truc c’est de mettre une petite cale en dessous. Quand c’est un truc fragile qui peut à tout moment s’écrouler. Ce sont des films que j’aime bien voir aussi, mais j’ai besoin de faire les deux. Pour mon prochain film, j’ai envie de diriger des comédiens, j’ai envie d’écrire une histoire, j’ai envie d’avoir une grosse équipe qui me donne de l’amour, et puis après je vais avoir envie de me révolter encore.

C’est un peu schizophrène…

Ce n’est pas que c’est schizophrène, c’est que les deux énergies me sont nécessaires. Et puis, il y a aussi le besoin gagner sa vie. C’est un peu moche. Il y a des films que tu fais avec une petite bourse en un an, tu te gardes un petit salaire, c’est un « film jetable ». Curling, c’est un distributeur qui te met la main sur l’épaule et qui te dit « j’investis cinquante mille dollars dans ton projet », ça s’appelle un minimum garanti et ça veut dire qu’il faut que tu ramènes au moins cinquante mille dollars au box-office. Et là, il y a une équipe, des vedettes, il y a une pression qui est très difficile à porter. Bestiaire, s’il y a quatorze personnes qui le voient, je ne perds absolument rien. Et c’est plus excitant à faire. Oui, tu peux dire schizo. Il y a des cinéastes qui font un film tous les cinq ans et il faut que ce soit un chef d’œuvre, moi, j’en ai fait six en sept ans.

Est-ce que vous ressentez le besoin de faire des films ?

Oui, enfin, la réponse est un peu stupide, mais c’est parce que je ne sais rien faire d’autre.

Il y a des gens pour qui faire un film est ressenti comme un besoin, pour s’exprimer, ils ont une position d’artiste…

Tu sais, tu peux me parler des heures, mais tu ne vas pas ressentir cette espèce de douleur à créer : moi j’ai un espèce de rapport amusé au cinéma, je l’assume, c’est un mot qui n’est pas très élégant, mais je l’ai dit, j’aime m’amuser avec les attentes du public. Quand je parle de Bestiaire, j’aime que l’action ne se déroule pas à l’écran, mais dans le public, dans la salle : il y a des gens qui dorment, parce qu’ils s’ennuient trop, il y a des gens qui rient, il y a des gens qui sont choqués, des gens qui trouvent que c’est un film éminemment triste parce qu’ils pensent qu’on humanise les animaux. Les quatre réactions me fascinent au-delà de ce qui se passe à l’écran. J’ai envie de m’asseoir avec chaque spectateur et de leur demander pourquoi. Tu sais, il y a quelqu’un qui m’a dit : « merci d’avoir dénoncé la cruauté des zoos ». OK, mais je n’ai pas du tout l’impression d’avoir fait un film triste.

Pourtant on peut penser que les animaux sont bel et bien humanisés à l’écran, je pense à leur regard, et puis, le fait de recréer le son, n’est-ce pas pour donner une trame fictive au film ?

Mon opinion n’a pas d’importance. Quand j’étais là, je ne ressentais rien de tout cela. Moi je m’en fous, je ne suis pas un amoureux des animaux. Les gens du zoo étaient extrêmement généreux. Je n’ai pas une opinion particulièrement arrêtée sur le pour ou le contre des zoos. Je m’en moque, je choisis mon film, je le fais avec une envie de cinéma : je travaille le son, les images.

C’est plus le côté formel qui vous intéresse alors, quand vous parler de « désir de cinéma » ?

C’est plus formel, oui. Je suis en train de me faire piéger par mon propre film parce que je me rends compte à quel point les gens humanisent ces animaux. Je découvre la multiplicité des réactions qu’on peut avoir…

Mais, la réception du film dépend aussi beaucoup du degré de cinéphilie des gens, dans le sens ou quelqu’un de familier avec le monde du cinéma aura plus de facilité à voir ce côté formel dont il est question.

C’est vraiment le film que j’ai fait qui s’adapte le plus aux diverses personnalités des gens. Il y a une dame qui m’a dit : « Ce n’est pas un film sur les animaux, c’est un film sur la position du spectateur au cinéma ». J’ai trouvé cela extraordinaire. C’est vrai que j’ai envie d’être arrogant avec vous parfois et dire que ce n’est même pas un film sur les animaux, c’est sur comment on regarde une chose.

Mais est-ce que vous vous rendez compte que c’est un film difficile ? Vous dites que vous voulez vous adresser à énormément de gens, pour étudier la position de spectateur, mais bon… Est-ce que ça n’aurait pas plutôt une vocation à être exposé dans un lieu d’art ou dans la rue même, histoire de toucher un public plus important ?

On se l’est demandé, en effet. Mais bon, le film a été sélectionné à Sundance et Berlin, on a trente-neuf festivals qui veulent ce film. A un moment donné, tu te dis que si ça intéresse les festivals de cinéma, la question ne se pose plus vraiment. Ensuite, tu me demandes si c’est un film difficile, oui, mais c’est à moi de l’assumer, à moi d’aller l’expliquer au public. Il faut que je fasse attention à qui je donne les entrevues en fait, parce que, comme les gens savent qui je suis et que j’ai une grande gueule, ils m’invitent sur toutes les tribunes : Journal de Montréal, Radio Canada. Ils veulent tout le temps m’avoir, mais à un moment, je leur demande : « Avez-vous vu le film ? Il s’adresse à trois cent personnes. Pourquoi voulez-vous mon opinion ? Pourquoi voulez-vous réagir à un film qui s’adresse à si peu de monde ? Laissez-moi un peu dans l’ombre ».

Bestiaire, 2012.

Pourtant, quand vous en parlez comme d’une expérience vis-à-vis du spectateur, on sent que vous avez envie que ce soit plus massivement diffusé ?

C’est sûr, mais c’est à double tranchant.

N’est-ce pas frustrant ?

C’est horrible. Le pire moment, ça a été Elle veut le chaos. J’avais l’impression que je faisais un vrai gros film avec des vedettes. Je venais de faire le film bulgare, mais là j’arrivai avec mon premier film à un millions, avec plein de vedettes. Et là je fais un film en plans séquence, en noir et blanc, et c’est lent. Je l’ai revu l’autre jour, c’est le film que j’aime le moins, mais à l’époque je pensais que ça allait enfin avoir le statut de film accessible. Ça a été une catastrophe. Heureusement on a eu des prix à Locarno, mais écoute, il a fait moins que Bestiaire en salle. Donc, pour revenir à ta question, j’aime sortir le spectateur de sa zone de confort, il faut donc en tirer les conséquences. Il faut aussi voir ce que ça veut dire au niveau de ma vie privée : pour le moment j’ai toujours réussi à vivre avec ces objets-là.
Je vais te sortir une formule que j’aime bien : le dimanche, je suis content d’être le pur et dur, d’occuper le siège de cinéaste marginal, et puis le lundi, j’aimerais beaucoup qu’une vieille dame vienne me demander un autographe. Bon, pour mon prochain film, j’ai des vedettes, il y a une volonté de faire de quoi d’un peu plus populaire. On veut de l’attention et puis un peu d’amour, mais bon, je ne suis tout de même pas capable de faire un film sportif ; ce n’est pas que je ne veux pas, il faut juste apprendre à assumer sa place. Quand j’étais un peu plus jeune, je disais que j’aimais provoquer les gens. C’est maladroit comme mot. Aujourd’hui, je suis plus en paix avec les étiquettes qu’on veut me mettre. Pourtant, il y a un autre truc qui me dérange beaucoup, c’est qu’on m’a qualifié de « cinéaste de festivals ». Je veux dire quand tu prends un cinéaste comme Bela Tarr, c’est quelqu’un qui existe seulement dans ce monde. Il est considéré comme un grand maître, mais ses films ne sont jamais distribués au Québec. J’essaie de vivre avec cette étiquette de cinéaste de festivals mais je ne sais jamais vraiment comment me situer par rapport à ça. Si ça me fait exister toute ma vie dans le circuit des festivals exclusivement, je vais l’assumer, mais bon. Tu comprends pourquoi je ne suis pas tant que ça attaché au Québec, je suis tout le temps dans mes avions.

Et puis, justement, en tant que cinéphile, est-ce que vous allez au cinéma ? Est-ce que vous aussi vous occupez la place de spectateur ?

Quand j’étais critique ; Je me donnais l’obligation de tout voir. C’est à dire que si j’allais voir un mélodrame, ensuite je faisais des lectures sur ce qu’était le genre et la place du mélodrame dans Hollywood. J’étais super « nerd ». Il fallait que je fasse mon travail comme il faut. Avant cela, j’étais un rat de cinémathèque, je voyais tous les films d’art, mais en tant que critique je voyais tout. Je n’oublierai jamais, le jour où, après avoir quitté mon travail comme critique, je m’en allais payer ma place de cinéma. J’allais voir un film que j’avais envie de voir. Ca a l’air stupide, mais c’était fou dans ma tête. Tu es bien, tu laisses toutes les chances au film de venir te chercher. Ca m’a fait tellement de bien que j’ai arrêté de tout voir, et puis, maintenant quand je vais au cinéma c’est que j’en ai envie. Aujourd’hui, je suis rendu plus loin encore, je vais seulement voir ce que j’ai l’impression de devoir voir dans ma vie.

Avant c’était plus utilitaire ?

Aujourd’hui, je ne suis plus obligé d’avoir une opinion. Et il y a des films qui ne m’intéressent pas ou plus, et je ne dois rien à personne. Je suis un cinéphile qui est comme content d’avoir son petit monde chez lui. Je ne partage plus comme je partageais. Je me suis comme replié sur moi-même. Mes films ressemblent à ça aussi.

Avez-vous des maitres, ou du moins des gens à qui vous vous référez consciemment dans votre cinéma ?

Mes cinéastes de chevet n’ont rien à voir avec ce que je fais : Pialat, Bresson, Fassbinder, Cassavetes. Je pense que c’est sain de voir des films de gens qu’on n’essaiera jamais de recopier. J’essaie le plus possible d’être moi-même. Pourtant, il y a un critique américain, qui a inventé une expression : « the cinema of the in between », le cinéma de l’entre deux. J’aime assez son expression. C’est très années deux mille. C’est confronter le réel au documentaire, essayer de raconter des histoires dans un cadre quasi documentaire. Qu’est-ce qu’on peut encore faire de nouveau au cinéma ? C’est confronter la fiction avec le documentaire. Je ne crois pas que c’est en mettant plus de sexe ou de violence qu’on peut encore choquer le public, sortir un spectateur de sa zone de confort. Commencer un film sur un récit, puis basculer totalement, dans une perspective plus réaliste, plus documentaire… J’essaie de voir tous ces films-là, mais c’est malheureusement du cinéma de festivals.

Nos vies privées, 2007.

Notes

  1. Cahiers du Cinéma (n° 660, octobre 2010)