Chronique télévision

“EN AUDITION AVEC SIMON” OU LA WEBTÉLÉ EXPLIQUÉE

Y a-t-il une spécificité de la webtélé de fiction ? Quelque caractère qui la définisse et qui permette de la distinguer des autres types de dramatique télévisuelle? Je ne parle pas ici des éléments par trop évidents et qui regardent surtout son format : brièveté, économie de moyen, etc., mais bien d’un rapport spécifique qu’elle développerait avec son spectateur, comme le cinéma et la télé, d’une esthétique en quelque sorte qui dépende du lieu – l’ordinateur, le téléphone portable – où elle est ordinairement consommée ? Il est possiblement un peu tôt pour spéculer sérieusement sur une telle question ; la webtélé envisagée comme un format original est vieille tout au plus de quelques années, ce qui ne permet pas d’avoir tout le recul nécessaire, d’autant moins en fait que l’« institutionnalisation » de sa production ne fait que débuter 1 . Pourtant, il est déjà assez aisé de constater que les bandes existantes partagent un ensemble de caractéristiques qui, à défaut de constituer une esthétique à proprement parler, pointe déjà vers des pratiques cohérentes.

La webtélé vedette de l’heure – En audition avec Simon 2 , diffusée en exclusivité sur tou.tv – peut avantageusement servir d’illustration. Les capsules, qui durent entre 3m30 et 4 minutes en moyenne, développent toutes un canevas identique : le réalisateur Simon-Olivier Fecteau (Bluff), installé avec son assistant (Étienne de Passillé) dans un local qui ne paie pas de mine, reçoit en audition des acteurs québécois bien connus dans le cadre d’hypothétiques projets dont la nature n’est jamais révélée. Le ton est humoristique plutôt que carrément comique, et c’est presque invariablement la personnalité désagréable de Fecteau qui génère les effets attendus, des effets qui tiennent en fait davantage à une sorte d’inconfort communicationnel qu’à un comique de situation traditionnel. C’est là il me semble un des aspects récurrents de la webtélé, caractéristique déjà de séries comme Chez Jules, Le Cas Roberge, Mère indigne, même les Têtes-à-claques dans une large mesure : l’humour y est décliné sur un mode mineur, entendu que ce sont les très légers écarts de langage, les désagréments ordinaires de la communication, la mise en scène « transparente » d’une quotidienneté un peu banale qui tissent la trame de ces bandes, dont l’intrigue se présente toujours comme une extension de l’espace relationnel, en tout cas d’un espace qui a très peu en commun avec le spectaculaire cinématographique et peu à voir également avec le registre intime tel que le construit la télévision, dans le téléroman classique par exemple. La différence peut paraître subtile mais elle a son importance, car c’est tout le sens de ce qu’on appelle fiction qui s’en trouve perturbé, et du rapport que celle-ci entretient avec la réalité.

Ainsi, dans En Audition avec Simon, non seulement les personnages portent-ils leur vrai nom, mais ils endossent aussi très largement leur véritable identité, les références à des rôles incarnés dans le passé ou encore à des aspects bien connus de leur vie en témoignant. Il ne s’agit pas à proprement parler de caméos, puisque ceux-ci supposent un univers fictionnel de référence par rapport auquel opère une sorte de transgression diégétique. Cet univers n’existe tout simplement pas ici : ou tous les personnages sont en situation de caméo, ou aucun ne l’est. La contiguïté de l’espace de jeu avec celui des acteurs (et par extension celui du spectateur) est telle qu’il semble légitime de se demander s’il s’agit encore de fiction. Pourtant, les situations, elles, sont fictives, les dialogues écrits, et même s’il entre probablement une part d’improvisation et de co-écriture dans ces saynètes, elles restent la projection de l’imaginaire d’un auteur. Alors quoi ? Il semble bien que du cinéma à la télévision à la webtélé, une courbe se dessine qui marque, en même temps que l’écran rétrécit et que le spectateur s’isole davantage, une sorte d’implosion de l’imaginaire dans le réel. On pourrait remonter encore un peu et montrer combien l’espace scénique au théâtre est pour sa part foncièrement, radicalement imperméable à ces jeux de frontières, alors que la télévision contemporaine témoigne depuis quelques années du phénomène, avec des émissions comme Curb your Enthusiasm, Entourage ou plus près de nous Tout sur moi 3 .

Ce qu’accomplit la Webtélé, en quelque sorte, c’est le fantasme de faire tomber les dernières cloisons qui séparaient les registres fictif et « documentaire » – entendu ici dans son sens le plus large et non générique. Cela est visible encore d’une autre manière, qui nous rappelle cette fois combien la posture réelle du spectateur au sein de l’énonciation propre au visionnement sur ordinateur est importante. Il est frappant de voir en effet à quel point la technologie – et tout particulièrement les technologies de communication et d’expression – sont présentes au sein des séries Web : téléphone cellulaire, micro-ordinateur, caméra sont littéralement omniprésents. Il y a quelque chose ici de l’ordre de la connectivité et de la mise en abyme de la communication ; non plus une réflexivité à la Godard, qui nous parlerait du « dispositif » comme d’un « appareil idéologique », mais une sorte de permutabilité des pôles, qui travaille à inscrire le contenu fictionnel tout en transparence, avec à l’horizon non pas un public au sens classique, mais une constellation d’internautes en réseau, eux-mêmes producteurs de contenus à leurs heures et dont l’écran d’ordinateur est plus qu’une interface de réception.

La réalité effective de cette interactivité est peut-être un autre leurre ; toujours est-il que la webtélé en a déjà intégré la logique propre, non seulement dans sa forme mais aussi par le fléchissement très particulier qu’elle fait subir à l’idée de fiction.

Notes

  1. En témoigne le fait que Radio-Canada diffuse désormais – avec succès – en exclusivité des WebTélés originales sur son site tou.tv, consacré par ailleurs aux rediffusions de sa programmation régulière.
  2. En Audition avec Simon comprend une première saison complète de 20 épisodes et, au moment d’écrire ces lignes, la deuxième série vient de débuter.
  3. Qui vient cette saison de pousser un peu plus loin le brouillage des frontières en intégrant pour un épisode les personnages de La vie la vie, la première série pour le petit écran écrite par Stéphane Bourguignon.