« DUMONT », OU LE RECYCLAGE DU POLITIQUE
On entend beaucoup parler depuis quelques mois des intentions de PKP de développer une chaîne d’information continue inspirée de Fox news, la principale concurrente de CNN qui s’est taillée une place de choix dans le paysage de l’information aux États-Unis en adoptant – sans l’assumer « officiellement » – une ligne éditoriale nettement à droite. La tendance semble être assez lourde, car l’offre d’information à Vtélé – significativement réduite par rapport à ce que proposait le Mouton noir – emprunte exactement la même voie idéologique, ce qu’illustre de manière non équivoque l’émission Dumont, diffusée tous les soirs de semaine à 10h30. L’ex-chef de l’ADQ, bien connu pour ses positions conservatrices très famille-travail-patrie, s’est recyclé en animateur de télé et le concept dont il tient la barre est tout à fait dans la mouvance de ce qui se fait à Fox news : résumés des manchettes par des journalistes-collaborateurs, commentaires d’humeur sur les sujets « chauds » du jour, entrevues, vox pop, synthèses de l’actualité du Web. On est ici très loin du bulletin de nouvelles traditionnel, même si certains effets cosmétiques tendent à émuler le genre. L’opinion et la subjectivité journalistique y dominent très nettement dans chacun des segments, une subjectivité dont on dira qu’elle penche sans conteste du côté des positions de l’animateur qui s’est entouré d’une équipe « idéologiquement cohérente », pour le moins.
Le lent glissement de l’information rapportée vers une pratique systématique du commentaire avait débuté dès l’époque de Jean-Luc Mongrain à TQS, qui s’était fait une spécialité dans son Grand Journal d’éditorialiser la nouvelle de manière aussi échevelée que complaisante, mais avec une efficacité rhétorique telle qu’il avait forcé les autres joueurs de l’information télé à réviser leurs propres stratégies. Les positions de JLM pouvaient bien être à droite parfois, elles émanaient le plus souvent d’une réserve d’indignation apparemment sans fond qui puisait aussi bien à gauche qu’à droite des motifs pour défendre une conception du citoyen en payeur de taxes, d’un « public » bafoué par l’incurie de « nos dirigeants » et menacé de toute part par la criminalité galopante. Mario Dumont, on le comprend aisément quand on connaît ses antécédents, semble moins porté sur le fait divers. Il a amené avec lui, de l’Assemblée nationale au plateau de Vtélé, cette espèce de radar politique qui l’a souvent bien servi, et qui lui permet de jauger fort efficacement ce qui dans l’actualité de l’heure peut lui servir de munition pour étayer les quelques « grandes » idées qu’il défend : l’état est un monstre, l’entreprise privée est toujours plus efficace que les « fonctionnaires » pour faire fonctionner les choses, la nation québécoise est menacée par le multiculturalisme, les gens du plateau (Mont-Royal) sont déconnectés de la réalité des « vrais Québécois », etc. Ce sont là des idées très peu risquées puisqu’elles trouvent justement leur source au sein même d’une sorte de consensus mou de centre-droite et qu’elles suivent au fur et à mesure de ses fluctuations la courbe du sens commun, érigé en vérité éternelle par les patrons de la « pédagogie populaire », aussi appelée démagogie.
Cette logique populiste est plus dialogique que discursive, comme le démontre la longue tradition des lignes ouvertes à la radio; elle a besoin de « débats contradictoires » et de haussements de voix péremptoires pour que soit faite la preuve à chaque fois que la vérité triomphe de l’adversité. C’est certainement en partie ce qui justifie que le concept de Dumont table systématiquement sur l’échange, même à l’intérieur des segments supposés informatifs, et qu’un personnage comme Gilles Proulx y trouve tout naturellement sa place. Celui-ci vient périodiquement sur le plateau de Dumont déverser son anti-américanisme primaire et ses doléances fielleuses concernant les « maudits Anglâs », la mollesse des « moutons québécois » et l’ineptie du gouvernement ; il s’agit d’une droite enrobée de la sainte étoffe du nationalisme, mâtinée de xénophobie et qui sait mieux que toutes les autres faire passer pour un patriotisme « raisonnable » l’ethnocentrisme ordinaire. Le pendant économique de ce discours est par ailleurs assumé par le chroniqueur Éric Duhaime, ancien conseiller politique de Mario Dumont et initiateur du Réseau Liberté-Québec, un mouvement de droite connu pour ses positions libertariennes ; il profite de chacun de ses passages à l’émission pour déployer son argumentation antiétatique et antisyndicale et rêver tout haut d’un Québec débarrassé de ses « gauchistes », ces empêcheurs de tourner en rond de l’économie libérale, « intellectuels du plateau » et autres « BS de luxe » de la culture subventionnée.
Ce que montre cette nouvelle manière de faire de l’information concerne autant la politique que le média, et constitue l’aboutissement d’une logique qui s’est d’abord affirmée à gauche mais dérive désormais de plus en plus de l’autre côté de l’échiquier politique. Avec la démocratie viennent les revendications égalitaires et les prétentions identitaires légitimes de chacun – fussent-elles nationale, raciale, sexuelle ou autre ; cette large mobilisation, caractéristique de la mouvance idéologique propre au XXième siècle, s’est tout naturellement développée à gauche au Québec, cristallisant au sein d’un même discours général les élans nationaliste et social-démocrate qui ont mené à la constitution de l’État moderne. Aujourd’hui, notamment par l’effet des médias populaires, il semble de plus en plus évident que la « rationalité du plus grand nombre » se déplace à droite, et cible – maintenant que la religion, le colonialisme et le Grand Capital sont des ennemis dépassés – ces nouveaux boucs émissaires que sont l’État et l’immigration, incarnations par excellence aux yeux de certains d’un système de privilèges dont le « citoyen ordinaire » serait exclu.
Mario Dumont et son « invention », l’ADQ, ont incarné dans le champ politique ce renouvellement de la sensibilité populiste ; en se faisant l’écho et le porte-voix des récriminations de la « base », ils jouaient déjà, en quelque sorte, le jeu des médias commerciaux, systématiquement à l’écoute du « vrai monde ». En passant de leur côté, le saut qualitatif que Mario Dumont accomplit n’a rien de vertigineux : il confirme en réalité combien les poncifs actuels de la droite constituent un terreau fertile à la démagogie médiatique ambiante, branchée en permanence et jusqu’à l’obsession sur l’opinion publique, conséquence parmi d’autres des toutes-puissantes cotes d’écoute.