DU CORPS QU’ON RÉNOVE À LA MAISON QUE L’ON BICHONNE
Soit la publicité suivante du réseau de télévision Canal vie, diffusée sur affiche géante le long de quelques grandes artères de Montréal au printemps 2009 : on y aperçoit, cadrés de derrière sur fond entièrement blanc, la tête et le dos nue d’une femme dont la longue natte de cheveux se transforme à son extrémité en un pinceau trempé de peinture de couleur vive. Quand on sait que cette chaîne câblée, qui existe depuis 1997, vise un public surtout féminin grâce à une programmation largement constituée d’émissions tournant autour de la rénovation et de la décoration intérieures, la figure de style utilisée par le publicitaire est limpide : il s’agit en fait de « fusionner » deux prérogatives, s’adresser directement aux femmes, d’une part, mais davantage encore présenter l’univers de la « réno » comme participant d’un paradigme bien connu de ces dernières, celui des produits cosmétiques. On est loin ici du cadre habituel de référence concernant les émissions de bricolage, assimilable jusqu’à récemment à un monde essentiellement masculin, rempli d’outils spécialisés et de pratiques plus ou moins ésotériques, un monde où domine le langage technique, les salopettes de jean et l’attitude virile (tels que parodiés dans la très populaire sitcom états-unienne des années 1990, Home Improvement). Ce que cette publicité démontre clairement, c’est que les chaînes spécialisées comme Canal Vie ont investi la pratique d’un tout nouveau sens, beaucoup plus proche du registre de la consommation qu’il ne l’a jamais été – adaptée désormais, via une rhétorique véhiculant un ensemble de valeurs connotées « féminines », à un message qui s’aligne tout naturellement sur les nouvelles pratiques caractéristiques de celui que Gilles Lipovtesky nomme le consommateur de phase III 1 .
Mais au-delà ces quelques considérations, qui concernent surtout l’image que la chaîne essaie de donner d’elle-même et de son public, la publicité en question est symptomatique à un autre niveau : l’arrimage qu’elle opère entre le corps – un corps féminin qu’« érotise » notamment sa nudité et l’exhibition d’une abondante chevelure – et l’univers de la rénovation trahit une sorte de continuité fonctionnelle entre le corps comme enveloppe biologique « privée » et la maison, qu’on tend à présenter ni plus ni moins comme son extension physique, objectivée, dans l’espace public. Jean Baudrillard, dès la fin des années 1960, analysait ainsi la confluence du corps et des objets en société de consommation :
Le mode d’organisation de la relation au corps reflète le mode d’organisation de la relation aux choses et celui des relations sociales. Dans une société capitaliste, le statut général de la propriété privée s’applique également au corps, à la pratique sociale et à la représentation mentale qu’on en a 2 .
Considéré de la sorte, l’intérêt croissant d’une chaîne de télé comme Canal Vie – et par extension de tous les diffuseurs tentant de s’approprier un auditoire féminin – pour l’univers domestique peut et doit -je crois – être mis en résonance avec la logique de fétichisation des objets et l’obsession de la beauté qui caractérisent le mode de vie de nos sociétés à l’ère de la publicité généralisée. Pour le sociologue français, en effet :
La beauté n’est rien de plus qu’un matériel de signes qui s’échangent. Elle fonctionne comme valeur/signe. C’est pourquoi on peut dire que l’impératif de beauté est une des modalités de l’impératif fonctionnel, ceci valable pour les objets comme pour les femmes (et les hommes) – l’esthéticienne qu’est devenue chaque femme pour elle-même étant l’homologue du designer ou du styliste pour l’entreprise 3 .
Baudrillard, qui écrit ceci en 1970, ne se doutait peut-être pas de l’acuité de sa comparaison, et de la manière dont l’avenir allait donner raison au parallèle qu’il trace entre la beauté-signe du corps d’une part, et le travail du designer d’autre part, appelé à développer des environnements constitués d’objets ayant pour but d’optimiser la dimension sensorielle en apportant des impressions de confort et des impressions de plaisirs. L’évolution du très populaire concept d’émission états-uniens Extreme makeover depuis quelques années illustre parfaitement cette isomorphie entre les schémas de la relation au corps et celui de la relation au logis – que la langue anglaise désigne de manière beaucoup plus englobante par le terme Home- et la manière dont la culture télévisuelle contemporaine en exploite à fond la nature interchangeable.
Extreme Makeover, prise un : le corps
À ses débuts sur ABC en 2002, l’émission proposait des makeovers – des « transformations extrêmes » impliquant selon les cas des dosages divers de chirurgie esthétique, d’exercice, de coiffure/maquillage et d’habillage – de personnes, essentiellement des femmes affublées de tares esthétiques diverses (dents non-alignées, absence de menton, nez aquilin au-delà de toute description…) compromettant leur légitime aspiration au bonheur. Empruntant massivement aux formules de la téléréalité à l’époque déjà bien installées dans le paysage télévisuel, la structure de l’émission suit toujours le même modus operandi : le/la participant-e est d’abord présenté dans son milieu (famille, travail) comme un individu méritant, ayant souvent traversé récemment des épreuves (maladie, perte d’emploi, etc.) qui l’ont empêché de prendre soin de sa propre personne comme il se doit. Une dégradation injuste de l’apparence (prise de poids, négligence généralisée, etc.) s’en est suivie, ou encore a été héritée dès la naissance : la transformation qu’il s’apprête à subir est donc invariablement présentée comme la réparation d’une injustice. Le geste doit en être un de réappropriation d’une identité perdue ou jamais complètement assumée, et non comme l’expression d’un désir égoïste. L’équipe des spécialistes chargés de mettre en œuvre les diverses opérations est alors introduite, chacun pratiquant à l’écran son diagnostic et les actions qu’il s’apprête à prendre. Le sujet est ensuite complètement isolé de son milieu pour plusieurs semaines, période qui nous est présentée sous la forme d’un montage des transformations, invariablement ponctué par une série d’aveux prononcés par le « cobail » – à ce stade, il en vraiment toutes les apparences -, découragement et enthousiasme se succédant à mesure que son apparence se transforme. La dernière section de l’émission est construite comme un suspense : le « nouveau » sujet, que personne – ni le public ni ses proches – n’a encore vu, est « révélé » dans un grand déploiement de strass et de paillettes, engendrant étonnement et stupéfaction, suivi d’un concert d’éloges, de larmes et d’embrassades.
Il y aurait beaucoup à dire – et beaucoup a été dit, notamment dans une perspective féministe – sur le sens politique et idéologique de telles mises en scène du « corps trituré » proposées par la télévision en plein Prime time. Disons pour rester dans la ligne de notre propos qu’on peut très certainement y voir l’exemplification extrême de ce que Baudrillard désigne comme le diktat de la beauté fonctionnelle : si jadis le corps se devait d’être performant pour servir de force de travail, pour mieux se plier aux contraintes exigeantes d’un capitalisme de production, on comprend bien ici que c’est le corps-signe qui est mis de l’avant, un corps que sa « laideur » (entendre son absence de conformité aux canons de l’esthétique) rendait « dysfonctionnel » dans le cadre d’un capitalisme de consommation, qui veut que le corps soit toujours votre plus bel, votre plus précieux objet. La technologie, qui pendant des siècles s’est efforcée de rendre le corps plus performant en l’assistant dans son labeur, contribue aujourd’hui, grâce notamment à la chirurgie esthétique, à en modeler l’apparence pour qu’il retrouve sa pleine fonction de signe « positif ». Mais il ne faut pas croire que cette « beauté » soit vendue comme une marque de passivité ou d’absence d’identité propre (soit belle et tais-toi), bien au contraire : les chantres de la beauté à tout prix se sont depuis plusieurs années adapté au discours féministe, et vendent la nouvelle obligation comme le corolaire d’une prise en charge de soi, comme l’expression paradoxale d’une identité enfin assumée. Les magazines destinés aux femmes (Elle, Coup de pouce, Châtelaine) sont à cet égard tout particulièrement représentatifs : d’un coté, ils regorgent d’articles, de conseils, d’éditoriaux qui encouragent l’autonomie professionnelle de leurs lectrices, les encourageant à assumer indépendance et leadership dans toutes les sphères de leur vie, alors que les publicités qui garnissent leurs pages tournent pour l’essentiel autour des soins du corps et de l’apparence, comme quoi ces deux prérogatives sont aujourd’hui indissociables, définissant ensemble une nouvelle forme de « labeur » et d’asservissement du corps.
D’autres émissions, comme The Swan ou Dr 90119 à la télévision américaine, ou encore plus près de nous un concept comme SOS Beauté animé par Chantal Lacroix – qui proposait des transformations beaucoup moins extrêmes que ses équivalents états-uniens, pour des motifs de budget certes mais aussi de sensibilité nationale, je crois – constituent donc avec Extreme Makeover un sous-genre dont le trait central est la « remise à niveau » du corps dysfonctionnel. Un des motifs communs à ce type d’émission, et que révèle mieux que les autres la manière dont The Swan développe le concept, c’est combien le « récit » qui porte ces mises en scène s’apparente au conte de fée. L’expression elle-même, The Swan, renvoie bien entendu au conte de Perrault Le vilain petit canard dans lequel un oisillon qui a souffert toute son enfance de sa « différence » apprend au terme de sa maturation qu’il est en réalité un superbe cygne. L’émission exploite cette idée en proposant un concours: chaque édition hebdomadaire du programme présente un vilain canard – une femme affublée d’une série de malformations – qu’il s’agit de transformer en cygne (entendre : reine de beauté). Au terme de la saison, la plus réussie, la plus spectaculaire des métamorphoses l’emporte. Tout dans l’orchestration du scénario type de l’émission rappelle les éléments du conte traditionnel : l’opposition entre la roturière et la princesse, l’élément magique qui permet la métamorphose, la révélation d’une vérité cachée, même le prince charmant, à différents égards apparaît sous les traits du Chirurgien, qui d’un coup de bistouri – d’un baiser – réveille la beauté qui sommeillait dans la candidate.
Le fait que l’on célèbre dans ces émissions une certaine idée de la beauté nous force encore à une autre comparaison, cette fois avec un type d’émission jadis particulièrement populaire: le beauty pageant, sur le modèle de Miss Univers, Miss teen cheri ou d’autres encore. Il fut un temps pas si lointain en effet où ces émissions spéciales venaient ponctuer la programmation régulière des grands réseaux, célébrant en grande pompe le triomphe « des plus belles femmes du monde », de qui on exigeait en outre qu’elles expriment en 30 secondes leurs vues sur la paix dans le monde avant de défiler presque nue devant un jury de spécialistes jugeant la moindre de leurs courbes. Si ces émissions sont pratiquement disparues des ondes, sinon comme la relique un peu kitsch d’une époque plus naïve, moins « correcte » politiquement, c’est peut-être parce que d’autres comme Extreme Makeover ou The Swan les ont remplacées : on y retrouve en effet la même obsession de la ligne parfaite et du minois standard, la même exploitation du Glamour, la même mise en scène du rêve dont on suppose qu’il est partagé par chaque jeune fille, celui d’être la princesse du bal. Mais là où le concours de beauté traditionnel répondait aux exigences de la paléo-télévision, construisant un univers inaccessible et distant, peuplé de créatures irréelles qui ne pouvaient exister que dans l’air raréfié des studios travestis pour l’occasion en grands hall d’hôtels luxueux, les nouveaux concepts s’alignent clairement sur les tendances de la néo-télévision : en lieu et place des stars de la beauté, consacrées par le concours télévisé mais existant déjà comme telles dans le monde par le miracle de leurs attributs génétiques, on préfère les créer de toute pièce à partir de ce qui apparaît comme le parfait quidam, l’être « ordinaire » par excellence : la femme laide. On se trouve de la sorte à consacrer dans un même mouvement le triomphe du quidam et le pouvoir de la télévision.
Extreme makeover, prise 2 : La maison
À partir de 2002, Extreme Makeover a donné lieu à un ce qu’on appelle dans le langage de la télévision un « Spin-off » 4 , qui est encore en ondes aujourd’hui et a même surpassé en longévité ainsi qu’en popularité le concept original. Extreme Makeover : Home Edition est la transposition du concept original dans le domaine de la rénovation. Chaque semaine, une équipe d’architectes, charpentiers, décorateurs choisit parmi les candidatures reçues celle qu’elle considère la plus méritante, et propose aux membres de la famille ainsi sélectionnée de remettre à neuf leur maison pendant qu’elle profite d’une semaine de vacances aux frais des producteurs. Les familles en question sont invariablement sélectionnées parce qu’elles traversent ou ont récemment traversé une période difficile : maladie d’un des enfants, décès du père ou de la mère, catastrophes naturelles (toute une série d’émissions a ainsi été consacrée aux sinistrés de l’ouragan Katrina, en Nouvelle-Orléans), etc. ; il s’agit donc en quelque sorte pour les membres de l’équipe de procéder, encore une fois, à la réparation d’une injustice.
Il y aurait beaucoup à dire sur la dimension proprement idéologique d’une telle mise-en scène de la « charité », une charité très nettement encadrée par l’exposition des marques (Sears, Kenmore) commanditaires de l’émission et aussi lourdement surlignée par une mise en scène qui favorise les effets dramatiques et d’abondants épanchements émotifs. Mais ce qui m’intéresse surtout ici, c’est la continuité en apparence toute naturelle qu’opère le spin off entre le corps et la maison, comme si le passage de l’un à l’autre au sein d’un même concept allait de soi : et de fait, il semble bien que le logis soit traité ici de manière tout à fait analogue au corps, qu’il en constitue le prolongement logique, et que « traiter la maison » ou « traiter le corps » sont des opérations interchangeables, ou à tout le moins qui sont propres à produire les même effets. Cela laisse croire, comme je le notais plus haut, à une parenté de statut dans la culture contemporaine entre le corps-signe, le corps entendu et vécu comme matériel d’échange dans la circulation des valeurs et des choses, et la maison – le home – vécu comme extension, comme deuxième peau, ce qui expliquerait l’investissement émotif massif dont elle est l’objet aujourd’hui.
Dans Extreme makeover, Body Edition, le corps est le lieu par excellence de la restructuration d’une identité défaite, d’une identité rendue non fonctionnelle – et source de profondes douleurs psychologiques parce que mise à mal par la « laideur » ; dans sa version domestique, c’est l’identité de la famille qui est remise en question, défiée par les vents maléfiques du changement, du désordre, des catastrophes en tout genre ; dans les deux cas, la télévision, par l’entremise des producteurs, animateur et intervenants de l’émission, travaille à redonner une dignité et une apparence de normalité à des quidams que le « destin » a durement éprouvés. Et dans les deux cas, réparer veut dire rendre conforme, redonner à la valeur-signe du corps et de la maison leur capacité à jouer leur rôle de « parures », c’est-à-dire s’inscrire de manière efficace dans le jeu des échanges sociaux. Il n’est bien sûr pas innocent par ailleurs que cette mise à niveau identitaire passe systématiquement par la consommation : de services, de produits, d’expertises, d’informations diverses, une consommation qui se monnaye en argent sonnant et trébuchant pour le commun des mortels qui voudraient lui aussi « vivre » les transformations décrites dans le cadre de l’émission. Mais ce prolongement de l’expérience vécue dans l’achat – qui reste le souhait de tous commanditaires, quel que soit le programme commandité – est peut-être moins important en dernière instance que le rôle attribué à l’institution télévisuelle dans ces concepts d’émissions : un rôle qu’on décrira au mieux comme caritatif, mais qui vise plus vraisemblablement à donner aux téléspectateurs l’illusion d’un pouvoir sans limite, utilisé à des fins « humaines ».
Le grand gagnant de l’affaire est bien entendu le réseau lui-même et la télévision dans son ensemble, dont l’action ultra ciblée – quelques individus et quelques familles en bout de course auront profité de cette « générosité » grassement commanditée travaille à mettre en relief les failles du système public, la faiblesse de l’état providence largement dépassée par la « misère » de ses enfants. La version québécoise ne s’y est d’ailleurs pas trompé en donnant le titre Les Anges de la rénovation à l’adaptation française qu’elle propose…
Notes
- Lipovetsky définit ainsi le consommateur contemporain, typique de la phase trois : « d’un consommateur assujetti aux contraintes sociales du standing (phase II), on est passé à un hyperconsommateur à l’affût d’expériences émotionnelles et de mieux-être, de qualité de vie et de santé, de marques et d’authenticité, d’immédiateté et de communication ». ↩
- Jean Baudrillard (1970), La société de consommation, Paris, Denoël, p 200. ↩
- Idem, p. 207. ↩
- Le spin off est le développement d’une émission à partir d’une autre. On utilise surtout le terme dans le cas des séries de fiction, par exemple lorsque un personnage secondaire se voit attribuer sa propre émission. ↩