La Région centrale à Beyrouth

Dérives autour de quelques images pauvres

Mercredi 20 Juillet 2016. Beyrouth, Liban. 19h. 1

J’introduis La Région Centrale de Michael Snow dans le cadre d’un programme que j’ai mené intitulé « Dérives Cinématographiques » 2 .

Un premier avertissement : la copie projetée est mauvaise.

Deuxième précision : après beaucoup d’hésitation, j’ai décidé de montrer ce film malgré l’état lamentable du fichier parce qu’il propose une posture cinématographique qui s’inscrit dans l’idée de dérive autour de laquelle j’ai monté le programme. En effet, dans une extension d’une recherche personnelle, pratique et théorique autour de la dérive au cinéma, j’ai organisé un programme qui consiste à explorer différentes postures de dérive cinématographiques à travers trois longs métrages, une sélection de courts métrages expérimentaux et deux séances de discussion qui ont ouvert et clôturé la programmation. La projection de La Région Centrale a eu lieu le second jour du programme et ouvrait le champ sur l’idée d’une forme-dérive ou comment l’acte cinématographique en dérive permet de performer l’espace filmé. Ainsi le point d’intérêt consistait à voir le geste de Snow, celui de filmer un lieu avec des mouvements de caméra programmables, comme une tentative d’épuiser le paysage, de le regarder dans tous les sens et les directions et le faire dériver en un espace cinématographique qui se déploie dans la multiplicité des expériences spatio-temporelles qu’il nous fait vivre.

19h05.

C’est parti.

On était quatre dans une salle de 33 places. Une dizaine de minutes plus tard je me rends compte que c’était une très mauvaise idée de s’être obstinée à montrer cette copie. Tous ceux qui auraient vu La Région Centrale, en pellicule puisque c’est la seule bonne copie qui circule 3 , auraient étaient indignés par l’idée d’une projection de ce film en si mauvaise qualité. Effectivement, je n’avais pas vu le film 4 et c’est sûrement une des raisons pour lesquels j’avais considéré la projection de cette copie comme une vraie possibilité. J’avais embarqué trois autres personnes dans ce qui va s’avérer être une expérience de visionnement assez particulière.

Comment regarder un film de 3 heures basé entièrement sur un jeu de textures, de couleurs, de détails et de niveau sonores subtiles alors que la version projetée est d’une si mauvaise qualité que l’image est aplatie, les textures réduites à des pixels et le son à une interférence de signal analogique ? J’aurais pu avorter l’entreprise, et m’excuser auprès de ceux qui se sont déplacés. Je ne l’ai pas fait. Je crois bien que si je n’étais pas celle qui avait programmé le film, le doute m’aurait déchiré durant une bonne demi-heure. Mais je n’ai même pas hésité à mettre fin au supplice. À la place, je poursuivais cette aventure dans le but d’assumer ma faute, prise entre le malaise de faire subir aux autres une si mauvaise copie et l’excitation du défi de montrer un film autrement introuvable au Liban 5 . Il fallait très rapidement accepter que je ne visionnais pas La Région Centrale de Michael Snow mais un fichier numérique d’un bootleg VHS enregistré lors d’une diffusion télévisée du film sur Rai Tre.

C’est la seule copie qui circule sur internet. Avec pas plus que 4 seeders et une connexion qui se limite à un maximum époustouflant de 180 kbps 6 , j’ai réussi, après trois jours de téléchargement, à avoir entre les mains deux fichiers de 730 Mo chacun qui représentaient ce en quoi cette région centrale a été transformée après son passage par les réseaux numériques. Je m’engage alors dans un travail d’imagination colossal qui consiste à essayer de deviner à quoi ressembleraient chaque plan, image et son lors d’une projection en 16mm. Le logo de RAITRE gravé sur le coin droit supérieur de l’image m’arrachait constamment à mes virées lyriques, me ramenant avec insistance à l’état lamentable de la copie.

Le logo devient très rapidement indicateur de l’état de l’image à laquelle j’avais affaire, il est l’index pointé vers le faite que j’ai volé ces images et que je les regarde sans aucune autorisation.

CECI EST UNE COPIE. ceci est le résidu d’un film. CECI EST UNE IMAGE PAUVRE 7 .

…et puis dans un film qui se révèle dans son projet de défaire l’espace, de contrer avec les mouvements en 360° de la caméra 8 les signifiants des figures visuelles et sonores d’un paysage, ce logo de RAITRE est le seul repère, le seul élément immobile qui ancre l’image dans le contexte de son trajet jusqu’à nous. Ainsi, ce que je regardais c’était comment ces images sont arrivées à moi plutôt que leur contenu. Hito Steyrel attribue aux images pauvres la qualité d’être constamment en mouvement. Ce sont des images qui se définissent par leur circulation, leur déplacement et leur arrachement à un réseau de diffusion plus classique et unidirectionnel. Les images pauvres voyagent dans tous les sens et surtout, ils gardent des traces de leurs trajets, des traces devenues leur marque de fabrique.

La caméra de Michael Snow commence à basculer au delà de l’horizontal, à me proposer des lignes de paysages infinies. Je suis ces mouvements hypnotisants sans réussir à déchiffrer exactement à quelle texture de sol j’ai affaire. Un écart se fend entre ce que je vois, ce que je reconnais et ce que je projette sur les images. Dans ce décalage se campe une première pensée : quelle genre de chaine de télévision programme un tel film ?

INT / NUITAPARTEMENT

Un homme, en robe de chambre, est assis sur un canapé face à sa télévision.

Samedi soir.

23h30.

Le thème de l’émission FUORI ORARIO 9 passe sur Rai Tre. Sur des images de L’Atalante de Vigo, Patti Smith annonce que c’est « parce que la nuit nous appartient ».

Effectivement.

La ville se fait entendre légèrement en arrière-plan (Rome ? Venise ? Florence ? Milan ? Turin ?).

Enrico Ghezzi 10 introduit La Région Centrale. L’homme s’enfonce dans son canapé.

1h48.

L’homme se réveille pour remarquer qu’il s’était endormi pendant quelques minutes devant le film.

« Heureusement que j’ai décidé de l’enregistrer sur VHS » se dit-il en se levant pour se faire une tasse de café.

L’image de la télé s’éclipse derrière la porte de l’entrée alors que le signal répétitif de la bande sonore rebondit sur le carrelage de la cuisine. La cafetière siffle en synchronisation.

Pour plein de cinéphiles en Italie, Fuori Orario fut une porte d’entrée télévisée vers le cinéma d’auteur et le cinéma expérimental. La copie que je me suis procurée de La Région Centrale s’inscrit dans cette continuité : le désir de faire circuler, no matter what, des travaux qui ont affecté le regard que l’on puisse avoir sur le cinéma, l’image et la vie. La Région Centrale fait partie de ces œuvres-là, en ce qu’elle propose comme projet technique (une caméra programmable qui balaye un espace à 360°) mais surtout en ce qu’elle pose comme posture spectatorielle. Ce film est avant tout une expérience corporelle du temps et de l’espace. En choisissant de filmer de manière exhaustive les éléments sauvages d’une région déserte, Snow inscrit ses mouvements spatio-temporels dans une écriture cosmique. Il écrit en Juin 1973 à propos du film « You are here, the film is there, it is neither fascism nor entertainment. »

Que reste-il du cosmos après une compression .avi ?

La Région Centrale perd de la matière pour voyager plus rapidement. 11

Snow cultive dans ce film le rapport du corps à l’espace de projection et à l’espace filmé. Les multiples copies, compressions et dislocations font perdre au film toute sa force. La Région Centrale se vide pour devenir conteneur de la trace des corps de ceux qui l’ont manipulé, caché, enregistré, remonté et violenté. Il est intéressant de noter le champ lexical que construit Steyerl autour de l’image pauvre. Elle parle d’images délabrées (‘delapidated images’), de déchets (‘trash’), de violence et d’arrachement (‘violent dislocation’ et ‘displacement’). Ce sont des images battues (‘batered’) qui ont été traînés (‘dragged’) à travers le net. Les images pauvres se cognent aux obstacles qui empêchent leur diffusion et n’en sortent pas indemnes. Elles sont marquées par leur ruine et définies par leur matérialité. En effet, elles déplacent la relation du cinéma à sa propre matérialité, de la sphère du matériel à celle de l’immatériel. Steyerl l’exprime en termes de ‘dématérialisation’ où l’image pauvre se greffe sur le passage sémiotique du matériel à l’informatique et à l’électronique. Je déplace cette dynamique vers le rapport d’un film à son propre matériau, rapport souvent privilégié dans les expériences filmiques avant-gardes et underground, pour indiquer une matérialité qui s’annonce loin de sa relation à ce qui peut être physiquement touché et manipulé. Les traces de déplacements sur une image pauvre révèlent donc une sorte de matérialité fantomatique. Les interférences, les balayages, les pixels, les rayures et le logo de RAITRE gravés et brûlés à l’image ne font que témoigner d’une volonté de montrer ce film.

Disposable cinema.
Regarder un film en bouts, s’endormir, se distraire, rêvasser, s’ennuyer. Regarder un film avec inconsistance et être touché par un plan, un geste, une couleur, un bruit, ou un logo mal placé à l’occurrence. Accepter, le temps d’une projection, le temps d’un texte, de laisser tomber le reste.

C’est ici que réside la dérive.

Me voilà entre l’Italie et le serveur torrent, entre la copie VHS et la salle de projection à Beyrouth, entre une région déserte du Québec et le pixel d’une image dispersée sur toute la planète. Le spectateur d’une mauvaise copie de La Région Centrale erre entre les différentes strates, laissant son regard et son imagination déambuler dans les espaces-temps multiples que lui suggèrent les traces qui y apparaissent.

Hito Steyerl identifie l’économie de l’image pauvre comme le lieu d’échange d’images rares de cinéma alternatif et underground : « Plusieurs œuvres d’un cinéma non commercial, d’avant-garde, d’essai ont été ressuscités en tant qu’images pauvres. Qu’elles le veuillent ou pas. 12 » L’image que peint Steyerl ici est assez touchante. Elle marque la tension entre les œuvres qui placent le travail sur la matérialité des éléments audiovisuels au cœur de leur processus, et leur ressuscitation en images dont la matérialité ne fait pas d’écho à celle travaillée par les cinéastes. Il n’est plus question ici « d’opérer contre la valeur fétichiste de la haute résolution » 13 , comme serait le cas avec un cinéma plus commercial, mais d’ôter à l’œuvre des couches de significations haptiques qui sont intrinsèques à son déploiement.

En grandissant au Liban, ce que j’associais à une image pauvre c’est les DVD bootleg des blockbusters commerciaux ou des comédies romantiques américaines re-filmés en salle de cinéma et distribués illégalement pour combler l’écart entre la sortie en salle aux États-Unis et au Liban 14 . Je regardais les nouvelles aventures de Jason Bourne à travers la main tremblante du filmeur, ne comprenant rien aux dialogues teintés par la réverbération de la salle de projection et interrompus par les toux plus ou moins rythmées des spectateurs dans la salle. L’occasionnelle silhouette qui passe devant l’écran faisait basculer la mise au point automatique, me rappelant, au cas où j’avais oublié, que mon expérience était médiatisée. Et avec un enthousiasme teinté de frustration, j’acceptais ces conditions, du moment que j’avais accès aux films le plus rapidement possible. Steyerl avance une précision importante quant à l’image pauvre : celle-ci « fini par s’intégrer parfaitement à un capitalisme informationnel qui se nourrit de durées d’attention comprimées, d’impression au lieu d’immersion, d’intensité au lieu de contemplation, d’aperçus au lieu de projections » 15 . La projection du film de Snow problématise encore plus cette affirmation. Il est vrai que je me suis rabattu sur la seule copie disponible puisque je voulais montrer / voir à tout prix ce film, sacrifiant effectivement immersion pour impression. Mais La Région Centrale est tout sauf un film d’action à consommer rapidement, c’est un engagement dans la durée et la concentration. Des quatre spectateurs qui ont assisté à la projection, on était deux à fournir une présence constante et deux autres qui se permettaient une présence en intermittence, sortant pour des pauses cigarettes et pour passer aux toilettes. Ils revenaient toujours. Obstination collective à voir de quoi il s’agit. Une curiosité admirable qui calme pendant quelques instants le malaise d’avoir osé projeter ce bootleg.

Au Liban, où les structures de diffusion de cinéma d’auteur et expérimental, qu’ils soient locaux ou internationaux, n’existent que depuis quelques années 16 , beaucoup de cinéphiles ont nourri leur cinéphilie grâce à une dynamique du grab what you can whenever you access it. Pour nous, il n’y a donc rien de choquant à l’idée de projeter un tel film en bootleg. On comprend la nécessité et l’urgence tout en étant toujours à la recherche, comme tout cinéphile, des conditions de visionnement idéales. Voilà donc ce qui est contradictoire. L’entrée en jeu de l’internet et de torrent a redirigé ses élans vers la recherche de la meilleure copie possible à télécharger, préférablement un rip d’un Blu-Ray en 5.1, au cas où le film est mixé en surround, sinon en stéréo, ça fait aussi l’affaire. Cette situation se complique un peu à cause de la lenteur de l’internet au Liban. Les cinéphiles, aussi bien que les accros de séries télévisées, sont confrontés à un double mouvement : trouver le torrent du film désiré dans la meilleure qualité possible, se réjouir de la trouvaille, puis devoir renoncer, après de multiples essais, à télécharger la version de haute qualité et se rabattre sur celle que la bande passante de notre connexion arrive à assimiler. Mais ses problèmes de stabilité et de vitesse cultivent en revanche des espaces d’échanges de fichiers qui renverraient à l’époque où les bootlegs VHS passaient de main en main. Ainsi lorsque quelqu’un arrive à télécharger ou à se procurer un fichier en HD, celui-ci va faire le tour, incitant rencontres (parce que les échanges se font forcément par déplacement physique puisque la connexion est trop lente pour des échanges via Dropbox ou Wetransfer) et discussions, généralement autour de la difficulté de s’être procuré ce même fichier. Une partie de la solitude de l’utilisateur est alors brisée.

Trois heures plus tard, La Région Centrale arrive au bout de son expédition cosmique. Après la dernière image, nous plongeons dans le bruit statique d’une bande VHS fantôme.

SILENCE.

Et puis…

…comme un cadeau inattendu, les 30 premières secondes du Rouleau compresseur et le violon d’Andrei Tarkovski surgissent hors du bruit analogique comme pour souligner l’absurdité de l’expérience que nous venons de vivre.

Notes

  1. Ce texte se propose d’être une relecture de l’article de Hito Steyerl « In defence of the poor image » [http://www.e-flux.com/journal/10/61362/in-defense-of-the-poor-image/->http://www.e-flux.com/journal/10/61362/in-defense-of-the-poor-image/] suite à la projection d’un bootleg de La Région Centrale de Michael Snow.
  2. Pour en lire plus : [https://dawawineblog.wordpress.com/derives-cinematographiques-avec-nour-ouyada/->https://dawawineblog.wordpress.com/derives-cinematographiques-avec-nour-ouyada/
  3. Mais c’est aussi la seule manière que Snow veut que ce film soit montré, il refuse toutes projections digitales.
  4. Il fait aussi admettre que cette projection est une sorte de plaisir coupable personnel pour enfin voir sur grand écran ce qui est considéré comme un des chefs d’œuvres du cinéma expérimental.
  5. Il est possible, au Canada, aux États-Unis et en Europe, de louer assez facilement une copie 16mm et de projeter ainsi le film dans les conditions souhaités par le réalisateur. Mais même si une telle copie arrive à être déplacée vers Beyrouth, il resterait la tache très difficile de trouver un projecteur et projectionniste 16mm au Liban.
  6. La connexion internet au Liban n’a vu que très récemment une amélioration quand à la vitesse et à la stabilité, mais est encore beaucoup moins rapide que ce qu’on peut avoir en Europe, en Amérique du Nord ou au Japon. Ceci est un facteur important dans la dynamique de circulation et de diffusion de fichiers de films piratés entre les individus au Liban. Je reviendrais sur ce point plus loin dans le texte.
  7. Hito Steyrel dans son texte In defence of the poor image écrit « The poor image is a copy in motion. Its quality is bad, its resolution substandard. As it accelerates, it deteriorates. It is a ghost of an image, a preview, a thumbnail, an errant idea, an itinerant image distributed for free, squeezed through slow digital connections, compressed, reproduced, ripped, remixed, as well as copied and pasted into other channels of distribution. »
  8. Pour quelques mots sur la production de ce film : [http://www.aci-iac.ca/michael-snow/key-works/la-region-centrale->http://www.aci-iac.ca/michael-snow/key-works/la-region-centrale]
  9. [https://www.youtube.com/watch?v=D9_yIvEFVLE->https://www.youtube.com/watch?v=D9_yIvEFVLE]
  10. Enrico Ghezzi est un critique de cinéma, fondateur et programmateur du conteneur de cinéma expérimental et indépendant Fuori Orario (Heures supplémentaires). L’émission à été établie en 1988 et présente des épisodes de 3 heures chacun, programmant des films en version originale en direct sur Rai Tre.
  11. Je reprends ici les mots de Hito Steyrel qui affrime « Poor images are poor because they are heavily compressed and travel quickly. They lose matter and gain speed. »
  12. Traduit de l’anglais : « Many works of avant-garde, essayistic, and non-commercial cinema have been resurrected as poor images. Whether they like it or not. »
  13. Traduit de l’anglais : « operates against the fetish value of high resolution »
  14. Un écart qui allait de quelques semaines à quelques mois selon les contrats de distribution locaux.
  15. Traduction de l’anglais : « it (the poor image) […] ends up being perfectly integrated into an information capitalism thriving on compressed attention spans, on impression rather than immersion, on intensity rather than contemplation, on previews rather than screenings. »
  16. Outre des espaces d’exposition d’art tel que le Beirut Art Center et Ashkal Alwan, structures qui diffusent surtout des films et des vidéos plus ou moins contemporaines, locales ou internationales, Beirut a véritablement un seul cinéma d’art et d’essai, Cinéma Sofil – Métropolis. C’est dans ce cinéma que la majorité des films d’auteur et indépendants, locaux et internationaux, contemporains ou plus anciens sont visibles. D’autres structures plus ponctuelles, tel que les ciné clubs donnent aussi accès à des films non-commerciaux.