DÉPASSER LES BORNES
Entretien
Actif depuis la fin des années 1970, Lech Kowalski tisse une œuvre documentaire forte et indépendante, encore trop peu vue. La Cinémathèque québécoise propose une sélection de huit de ses films. Qu’ils explorent la marginalité et la marginalisation à New York (Gringo, Story of a Junkie [1984], Rock Soup [1991], Chico and the People [1992]), la scène punk (D. O. A.: A Right of Passage [1981], Born to Lose, The Last Rock and Roll Movie [2001], Hey is Dee Dee Home [2003]) ou, à la frontière de l’histoire et de l’autobiographie, la Pologne contemporaine (The Boot Factory [2002], On Hitler’s Highway [2003], East of Paradise [2004]), ils témoignent de l’amour du cinéaste pour les destins hors normes, et un cinéma libre de toute contrainte morale ou esthétique.
Le cycle Lech Kowalski se déroulera du 15 avril au 15 mai 2009 à la Cinémathèque québécoise.
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Hors champ (HC) : Mis à part Gringo et Story of a Junkie peut-être, votre cinéma est documentaire. La mise en scène et la composition de l’image y sont très importantes. Pourquoi ce choix du documentaire et que signifient pour vous les oppositions fiction/documentaire, mise en scène/spontanéité ? Comment travaillez-vous avec votre équipe et avec les gens que vous filmez ?
Lech Kowalski (LK) : Chaque film retrace mon propre processus de découverte. La découverte de quelque chose dont je ne sais rien, au lieu de découvrir quelque chose que les gens pensent que je vais montrer. Que ce soient des émotions, des gens ou des situations, la position de la caméra est plus importante que n’importe quel autre élément dans un film. Bien sûr, la juxtaposition de scènes constitue l’histoire d’un film, mais l’endroit où je place ma caméra reste la question la plus importante pour moi. Cela indique ma relation avec le sujet et avec moi-même. C’est ce qui m’angoisse le plus quand je filme. Ai-je pris la bonne décision ?
Le hors-champ, c’est-à-dire montrer aussi peu que possible ce qui se passe, est d’une grande importance pour moi. Je m’intéresse uniquement à l’interprétation de ce que je vois, et pas à la documentation de son intégralité. C’est pourquoi il m’est si difficile de travailler avec un opérateur caméra. Il ne s’agit pas de mauvaise ou bonne photographie mais de ma relation à l’instant qui est filmé. C’est cette relation à l’instant que j’étudie plus tard avec attention. Au moment du montage, lorsque j’organise les images en une histoire dotée d’une progression narrative, je décris également ma relation à ce que j’ai filmé. L’objectivité ne m’intéresse absolument pas. Je m’intéresse à l’excitation du moment. Comment un instant peut-il me parler de la vie au lieu de me fournir les éléments d’une intrigue ? L’intrigue est secondaire. Elle est essentielle pour que le public entre dans l’histoire, mais il existe toutes sortes d’intrigues. L’intrigue, ce qui va se passer ensuite, ne m’intéresse pas. Où va-t-on ? Quelle est la connexion avec l’honnêteté par opposition à l’intrigue générale ? C’est pour cela que je construis mes histoires autour d’instants qui conduisent à l’instant suivant. Et, au final, je veux être émotionnellement satisfait du voyage mais pas uniquement à cause de la quantité d’informations véhiculées.
HC : Plusieurs de vos films ont une dimension provocatrice, soit par leur sujet (drogue, marginalité, sexualité), soit par la façon dont ils ébranlent notre perception de ces réalités. Ils sont parfois perçus comme choquants, le plus souvent comme libres de tout jugement moral. Quelle est votre vision de l’éthique documentaire ?
LK : Le politiquement correct ne m’intéresse pas. Sa valeur historique est très limitée. Les personnages marginaux sont plus proches de la réalité. Ils sont plus proches de leur perte. Les gens qui sont aux commandes de leur vie paient le prix fort. Le prix de perdre leur plus grande raison de vivre. Pour vivre, il faut risquer la mort. La mort a plusieurs aspects. La plupart des gens sont des morts-vivants. Ils vivent confinés dans leurs petites histoires. Tous les marginaux ne sont pas des héros mais, me frotter à eux me procure un vif plaisir. Ils me font réaliser que la vie vaut la peine d’être vécue… si on la vit. C’est de ce défi dont je veux parler dans mes films. L’évaluation de la qualité d’un film est la manière dont il est perçu dans le futur. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours eu ça en tête en faisant des films. Dès mes premiers films. Les situations changent mais notre temps reste notre temps et, c’est autour de ce concept que je me bats. Pourquoi les choses sont telles qu’elles sont à mon époque ? C’est une question extrêmement complexe à laquelle je ne peux pas répondre. Ça me semble au-delà de mes capacités intellectuelles mais, peut-être que mes films, eux, y répondent. En tout cas, c’est mon pari.
HC : New York et la scène underground américaine ont longtemps été au cœur de vos films. Plus récemment, vous avez tourné en Europe, et en particulier en Pologne pour une trilogie (The Boot Factory, On Hitler’s Highway (l’image du sommaire), East of Paradise). Qu’est-ce que ce changement signifie pour votre cinéma ?
LK : Il n’y a pas d’underground. Peut-être qu’il n’y en a jamais eu. Il y a seulement la mode. Je dois inventer mon propre underground. Je suis mon propre underground. Je ne suis lié à aucun mouvement culturel nulle part dans le monde. Je ne l’ai jamais été. Mais j’ai été intéressé par les modes. Je crains également de me laisser enfermer dans toutes les choses que je suis, les choses qui m’entourent. Je m’en échappe et je recherche autre chose. Je travaille sur la base de l’optimisme car je crois aux entreprises créatives, mais j’ai également des peurs et des phobies qui m’ont chassé jusqu’en Pologne et bien au-delà. Je crée maintenant sur un plus large terrain. L’idée est de créer une réalité imaginaire pour en faire un film ou dans mon cas, un documentaire. Mais ce sont des créations. Ces créations sont des choses qui n’existent pas jusqu’au moment où je leur donne vie. Alors, quel est le bilan des documentaires ? Ce sont des fenêtres sur quelque chose. Peut-être est-ce un lieu où j’ai vécu.
HC : De D.O.A. à Born to Lose, en passant par Hey is Dee Dee Home, la musique joue un rôle important dans vos films. Que signifient pour vous la musique et l’esthétique punk ?
LK : Je ne filme que des histoires musicales avec lesquelles je suis connecté d’une manière esthétique. Le mouvement punk est une manière de penser. S’il n’avait jamais été inventé, je travaillerais quand même d’une manière punk. Ce n’est pas une approche philosophique, c’est une manière de survivre et par survivre, je veux dire de faire en sorte que les choses marchent pour toi plutôt que de t’intégrer. Tu crées un espace. Plus je travaille et plus cet espace s’élargit. Je me souviens lorsqu’il n’y avait pas d’espace du tout. Et maintenant, après toutes ces années, l’espace contient une œuvre, mais je pense que je n’y suis pas toujours. L’espace, ce n’est pas moi, c’est autre chose. Le travail lui-même constitue l’espace et je suis le visiteur intime de cet espace.
HC : Votre plus récent projet, [Camera War-> [url=http://www.camerawar.tv ]]http://www.camerawar.tv][/url], est un blogue cinématographique. Vous y écrivez que la réalisation cinématographique traditionnelle ne peut plus exprimer la complexité de notre monde. Pensez-vous qu’Internet soit la solution ?
LK : Camera War est ma façon de me connecter à un monde qui se situe bien au-delà de la compréhension. C’est mon seul défi. Tout le reste en liaison avec ce projet est au service de cet objectif. Cela comprend la manière de raconter des histoires, la présentation, le format par chapitres, le style et l’évolution narratifs. Nous vivons dans une réalité post-documentaire, ce qui signifie que nous ne vivons plus dans un monde où il y a une possibilité d’explication. Nous sommes suspendus dans la réalité. Nous vivons dans l’instant et nous ne nous fions pas à grand chose mis à part ce qui se passe dans nos vies instant par instant. La seule force directrice que nous suivons est celle qui nous parle de surprise. Nous ne faisons pas partie de la réalité éthique. Nous faisons partie de la fiction survivaliste non-éthique : je veux survivre parce qu’il le faut, mais je ne sais pas où est ma place car je ne suis pas connecté ni aux racines, ni à la continuité.
Ce sont les règles de Camera War. Oui, je pourrais parler de l’état lamentable de la distribution ou de la télévision, et de combien il est difficile de trouver de l’argent pour faire des choses significatives. Ce sont des problèmes que l’on connaît tous depuis longtemps et qui ne valent pas la peine d’être discutés. C’est pourquoi je suis en action. Camera War, c’est mon action. Cette action me fait découvrir des histoires que je veux raconter et auxquelles je n’aurais pas pensé si je n’avais été porté vers l’avant par Camera War. Camera War est ma communauté. C’est peut être la seule réalité post-documentaire dont je peux parler. Communauté. Il n’y a pas de communauté dans le sens traditionnel. J’ai donc créé un endroit où une communauté peut se retrouver. Une communauté qui n’existait pas avant que je crée Camera War mais qui est en fait constituée d’individus vivant aux quatre coins du monde et partageant des idées et des curiosités. Tout le monde partage sur Camera War et on y vient pour explorer, pour voir, pour faire partie de quelque chose qui est nécessaire plutôt que de simplement consommer un produit commercial. Camera War est une partie de moi. C’est comme une communauté plus large qui existe au sein de nombreuses communautés. Il s’agit d’imagination et de créativité. C’est une énergie en soi. Chaque chapitre a besoin de distiller de l’énergie. Donner plutôt que détruire, ouvrir plutôt que fermer, donner de l’énergie, montrer des choses qui ne sont pas si évidentes et faire tout ça parce que les grosses boîtes à fric ignorent toutes ces choses.
Entrevue réalisée via Internet par Karine Boulanger, assistante à la programmation à la Cinémathèque québécoise, et traduite de l’anglais. Ce cycle est présenté en collaboration avec la Corporation Québec-Pologne pour les arts et le Consulat Général de Pologne à Montréal.