Doublements et dédoublements
En 2002, David Cronenberg présentait Spider au festival de Cannes. Le film était attendu puisque la dernière sélection du réalisateur torontois, Crash avait obtenu un prix du jury très controversé en 1996. Encore une fois l’esthétique glacée du chef opérateur attitré du cinéaste, Peter Suschitzky, se fait sentir, appuyée par une musique singulière signée Howard Shore. Une ambiance feutrée, peuplée de notes tout droit sorties d’une comptine, habillent ce film qui relate l’histoire d’un traumatisme – un jeune garçon rencontre l’intolérable lorsqu’il surprend du haut de sa fenêtre un baiser langoureux qu’échangent ses parents. Cependant, c’est Spider adulte que la caméra va suivre et faire coexister dans son univers familial d’enfant. Aussi, le film propose une série de dédoublements. Au tout début du film, un homme, Spider, interprété par Ralph Fiennes, descend d’un train et se dirige vers un pensionnat. Ce trajet sera le premier d’une longue série. Cependant, plutôt que des déplacements dans l’espace ils seront doublés de parcours dans le temps. En effet, le quartier du pensionnat est celui dans lequel a grandi le personnage. Les chemins empruntés par Spider adulte le ramèneront à son monde d’enfant. Ce doublement des parcours qui se révèlent à la fois spatiaux et temporels annonce déjà le dédoublement des figures : Spider enfant et adulte se retrouvent dans le même espace. Puis ce sera au tour de la mère de Spider de sauter de personnage en personnage, (de la figure de la mère à la prostituée, elle incarnera finalement la directrice du pensionnat), mais aussi de nappe de temps en nappe de temps. Horrifié par ce qu’il a surpris, le petit Spider ne peut plus voir sa mère comme une mère, il la transforme en prostituée. Alors que Spider recule dans le temps, sa mère y progresse pour rejoindre le présent de notre protagoniste. Alors ce n’est plus un schizophrène qui est mis en scène mais la mise en scène qui devient schizophrénique.
Le film nous plonge dans l’intimité d’un personnage, si bien que son titre est le surnom que sa mère lui donnait enfant. Il devient alors logique que le premier plan du film isole Spider. Il va devenir notre personnage. C’est son monde que nous visiterons, ce sont ses parcours qui conduiront les déplacements, c’est son histoire qu’il propose de rejouer. Dans cette première séquence la caméra avance en travelling et glisse lentement vers le fond. Un train entre en gare. La composition du plan n’est pas sans nous rappeler un des premiers films vu en salle (c’était en 1895, un certain train entrait en gare de La Ciotat). Un mouvement du cadre est combiné avec un mouvement dans le cadre. Ces deux mouvements sont en opposition. Alors que la caméra s’enfonce dans la profondeur du champ (l’utilisation d’une très courte focale sera récurrente durant la totalité du film), les personnages qui descendent au fur et à mesure du train fuient vers le hors champ. Le champ se dépeuple, la lumière s’épaissit, jusqu’à trouver notre personnage : Spider. Il est seul. Il est isolé car le mouvement a cessé – mouvement du plan et mouvement dans le plan. La ligne de fuite vers le hors champ s’est effacée. Il n’y a plus d’échappée possible ni en avant (il aurait fuit avec le flot), ni en arrière, car la position de Spider dans le cadre vient rompre avec la ligne de fuite figurée par les rails et le train. Déjà confiné entre une diagonale et un arc de cercle, la caméra isole le personnage et le recentre dans le cadre. Alors que nous avons laissé tous les autres corps fuir, la caméra a capté celui-ci dont les gestes sont au ralenti comme pris dans un hors-temps. Cette composition plastique demeure une composition récurrente du cadrage dans les scènes de déplacements dans l’espace de notre personnage.
Nous la retrouvons d’ailleurs lors de son premier parcours depuis la sortie de la gare jusqu’à la pension. Le personnage marche le long d’une ligne de fuite (ici un mur), mais qui peut prendre la forme d’un canal, d’un chemin de terre, ou d’un train. La caméra l’accompagne, tantôt le poursuit, tantôt le devance. Chaque trajet longe un cercle, le silo de gaz dans ce premier déplacement, ou bien passe sous une arche (le pont, l’aqueduc) ou encore tourne sur lui-même (la première dispute des parents de Spider dans la cuisine, Spider dans sa chambre qui tourne littéralement sur lui-même). Alors les déplacements viennent ponctuer le film et les doublements commencent. Bien avant le dédoublement tragique de la mère de Spider, la répétition fait son apparition. La schizophrénie comme processus échappe au corps et vient contaminer le décor, le mouvement, le son, bref tous les éléments de composition du film. La géométrie de l’espace traversé épouse les mouvements de caméra. Alors, une ligne de fuite se double dans un travelling latéral, un arc de cercle trouve un écho dans un panoramique, une caméra fixe accentue l’écrasement d’une image sans profondeur.
Le personnage s’inscrit dans le décor grâce au cadrage et à la mise au point. Le réalisateur cadre toujours Spider en plan assez large, ce qui nous le fait découvrir dans son milieu. En effet, bien souvent il s’agira de plans de demi ensemble à l’intérieur desquels notre protagoniste sera cadré en plan moyen. On notera également l’utilisation d’une courte focale qui permettra une grande zone de netteté à l’intérieur de l’image. Le décor qui entoure le personnage est distinct. Il y a une interaction entre les deux car ils ne s’excluent pas l’un l’autre. En effet, la caméra n’isole pas Spider du monde (murs, pavés, végétations, canal…) dans lequel il évolue. Le flou ne vient jamais limiter ou créer une hiérarchisation de l’espace.
La caméra laisse le personnage et son environnement sous une même lumière unificatrice. Lorsqu’un flou s’installe c’est l’éclairage qui révèle au personnage une nouvelle possibilité de se fondre dans la décor. Jamais dissociés, ils vivent le film ensemble. Ils semblent chacun s’accommoder de la présence de l’autre, chacun trouver un double, un reflet, dans l’autre. Nous sommes loin de l’intrusion violente d’un corps dans le champ, nous nous trouvons au cœur d’une harmonie qui a trouvé son ton. Le temps d’un travelling, dès le premier plan, le décor commence à être contaminé par le protagoniste ou bien devrions-nous dire qu’ils se contaminent tous deux. Le décors répète les couleurs qui habillent Spider, reformulent son délabrement.
L’abondance des formes circulaires dans le décor trouve un écho dans la mise en scène. Les arches et autres cercles peuplent chaque séquence du film. Des silos de gaz, aux marmites, des lampes aux miroirs, des ponts aux verres, le cercle est une figure récurrente. Les formes circulaires se voient doublées dans les marches de notre protagoniste. Car Spider tourne en rond. Jamais, si ce n’est au dernier plan dans la voiture, un espace visité ne sera pas revisité. Les lieux qu’il fréquente sont toujours les mêmes. Du pensionnat au pont, de sa chambre d’enfant à la cuisine, de l’aqueduc au cabanon, il répète des circuits. Les endroits qu’il explore ou sillonne à nouveau, s’enchaînent. C’est le rythme qui varie. De temps à autres un nouvel espace vient faire son intrusion et constitue une nouvelle boucle dans le parcours de notre personnage. Tout comme les diamètres des objets circulaires changent, ce sont les vitesses existentielles de Spider qui diffèrent, l’intégration d’un nouvel espace qui augmente le périmètre de son itinéraire. Donc, plus profondément qu’une répétition du même c’est la différence qui s’affirme ici. Les parcours ne peuvent plus être redoublés mais ne peuvent que se doubler eux-mêmes, se répétant sans cesse, toujours les mêmes et indéniablement autres. La répétition visuelle des formes s’allie à la répétition des sons. Spider répète les phrases qu’il disait petit ou les devance. De son corps d’adulte à sa bouche d’enfant, les mots circulent. Ils s’inscrivent dans plusieurs bouches et sous plusieurs formes. Spider les lance et le répète, les retranscrit dans une écriture que lui seul comprend et les réénonce dans une langue que lui seul maîtrise.
Cette circulation du son qui échappe à un corps pour replonger dans un autre, déloge également les frontières de l’image. En effet, dans la séquence de la chanson « Holly night », Spider fredonne par-dessus la musique off. Ce qui n’appartient pas au temps du film, ce qui est extérieur au film est tout à coup happé. Tout ce qui échappe doit replonger dans un corps. La forme vient contaminer le fond. Le cercle comme forme impose la circularité comme fond. Le cercle devient une figure dans le film car il contamine les éléments de l’image jusqu’à tordre le film. Tout n’est plus que circulation et chaque échappée est appelée à réinvestir un contenant, un corps. Les transformations du personnage de la mère de Spider sont la figuration de la contamination des nappes de temps, leur enchevêtrement les unes dans les autres, pour qu’enfin elles se mélangent toutes, et qu’un seul corps dévoile leur cohabitation (Mrs Cleg est directrice du pensionnat, prostituée et mère, tour à tour et en même temps). Mais encore une fois, le dédoublement de Mrs. Cleg commence bien avant sa transformation en prostituée. Il débute dans la séquence du rouge à lèvres (voir image en tête d’article). Car dans cette scène, Spider n’est pas la seule figure à être redoublée. Sa mère se regarde dans le miroir, prémisse annonciatrice de la transformation fatidique, ils ne sont plus trois mais bien quatre personnages dans cette séquence. Avant que le double ne s’échappe, David Cronenberg le confine, le contient doublement à l’image, dans un cadre dans le cadre.
Déjà double, l’image miroir échappera au cadre pour investir un corps. Il en sera de même pour la dernière métamorphose de la mère de Spider. Mrs Cleg prostituée se reflète dans le miroir de la cuisine avant de devenir la responsable du pensionnat.
Les cristaux visuels sont aussi appuyés par des cristaux sonores. Le thème musical du film répète les mêmes notes, les phrases comme nous l’avons vu fonctionnent en écho. Les mots et les formes s’échangent et échappent à leurs contenants, toujours prêts à investir un autre corps. Cette fuite du corps vient se coupler avec un bond dans le temps. Elle figure un passage, une manière de réenchaîner par delà une coupure irrationnelle, achronologique ou fortement elliptique. Cependant, c’est la profondeur de champ et la lumière qui réunit les temps et les fait coexister à l’image. Aussi, c’est une ligne de lumière qui réunit deux personnages, deux temps à l’intérieur d’une même image nette.
Ce sont les parcours de notre personnage, comme autant d’invitations à se souvenir, qui nous emmènent et l’entraînent vers cette coexistence, lorsque le mouvement a cessé, dans une même image nette, de deux nappes de temps. Au même titre que le décor et le personnage se voient dédoublés l’un dans l’autre, passé et présent sont voués à se confondre, entre réel et imaginaire, souvenir ou fantasme, actuel et virtuel. Spider nous plonge dans une zone d’indiscernabilité, une membrane mouvante. A travers répétitions de cadrages et de sons, mais surtout et avant tout, à travers ses parcours, il rend ces différentes nappes de temps coprésentes. Aussi, ce ne sont plus tant des déplacements dans l’espace qu’il effectue que des parcours dédoublés dans le temps.
Alors tout se recentre sur Spider. David Cronenberg, quant à lui, nous propose un personnage « en flagrant délire » qui se légende. Finalement aucun cercle ne se boucle, aucun parcours ne se referme comme une répétition du même. Ils sont les diagonales des toiles des chambres de Spider, enfant puis adulte, faits de bifurcations et de colures. Schizophréniquement, il réserve au passé et au présent, au fantasme et au réel, le même traitement. En effet, Spider adulte, se trouve à plusieurs reprises dans des lieux où il n’a jamais pu être. La rencontre de son père avec la prostituée, le meurtre de sa mère au cabanon sont des souvenirs rêvés. Et pourtant, le traitement formel n’est pas différent. Il en est de même lors des différents temps, jamais une couleur, jamais une teinte ne sera associée à un lieu ou un temps. Nous sommes donc sur un même plan de réalité, celle de Spider.
Spider s’inscrit dans l’espace, se confond avec le décor et nous dévoile un devenir-insecte 1 . À ce titre le symbolisme ou le stéréotype d’une toile d’araignée n’a plus lieu d’être. En effet, ce n’est plus le générique qui intéresse l’auteur mais bien le singulier. C’est cela que figure la toile d’araignée qui n’est jamais concentrique dans le film. Elle est labyrinthique, désordonnée, irrégulière au même titre que les parcours de Spider, au même titre que le traitement du temps. C’est le devenir-toile et les spécificités de cette toile, non plus ses qualités génériques, mais l’autonomisation, l’émancipation de ses attributs et ses appropriations, ses incorporations, qui s’inscrivent dans le film au point d’en affecter la forme. Alors elle contamine tout le film. La toile rabibochée est ce continuum fragmenté que forme le film. La toile comme figure et non plus comme métaphore épouse la forme du film ou était-ce l’inverse ? Ce sont les toiles de Spider qui viennent doubler le montage. Tout comme les composantes de la toile, il juxtapose, met côte à côte des temps et des lieux et impose une cohabitation à la fois hétérogène et anachronique des séquences. Le film comme entité fait cohabiter actuel et virtuel , de même que les fils et leurs ombres constituent l’architecture des toiles de Spider.
Nous voilà donc face à cette appropriation d’une qualité-araignée. Plus qu’initier un film, Spider compose une toile. Ce ne sont plus des chemins organisés, mais des pulsions, des mélanges de rêves et de souvenirs, des pertes de conscience d’un « moi en tant qu’autre » qui propose un parcours. « Les réseaux de ces écritures avançantes et croisées composent une histoire multiple, sans auteur, ni spectateur, formée en fragments de trajectoires et en altérations d’espaces 2 ». Aussi, les parcours sont les fils tracés par Spider qui lui permettent de construire sa toile. Ils sont les bifurcations de sa pensée. La schizophrénie du personnage est alors abordée non plus comme maladie clinique mais comme modèle déterminant des dynamiques internes du film, comme fondement du mouvement. La répétition est alors pensée comme procédure de déplacement, la folie comme moteur du réenchaînement et la déviance comme tracé.
Notes
- Un devenir-araignée qui ne serait plus une araignée comme symbole mais l’incorporation d’une force spécifique, non plus un mimétisme animal mais le dévoilement d’une « qualité-puissance » (pour parler comme Deleuze). ↩
- Michel De Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio essais », 1990, p. 141-142. ↩