Fantasia 2018

Document vivant

à propos de Chained for Life de Aaron Schimberg

Mais que faire lorsque tout le monde aspire à fuir le réel et faire de sa fuite le fruit de sa fortune ? Le tournage cinématographique devient un lieu de passage, de transition, d’un réel à un autre.

Dans Chained for Life, il sera tout simplement question, oui, d’un tournage, celui d’un film d’horreur dans lequel sont amenés à jouer de véritables Freaks – le géant, les nains, les sœurs siamoises, les mutants, la femme à barbe, les grands brulés, l’androgyne terrifiante, etc. Alors que Schimberg les dépeint avec humanité et humour, le réalisateur du film dans le film – aboutage mutant entre l’Herzog et le Fassbinder – s’intéresse aux freaks afin d’exploiter, au nom du cinéma d’horreur, sceau de toutes les permissions, leur singularité physique. Notez que l’acteur qui incarne le réalisateur fou est joué par Charlie Korsmo qui, souvenez-vous, à l’âge de 13 ans, déjà une étoile hollywoodienne, décide d’abandonner le noble métier d’acteur afin de mener la vie ordinaire, regrettant, dit-il, le fait de ne pas avoir eu d’enfance. Cela est tout à fait ironique si vous considérez que son dernier rôle au cinéma est dans le Capitaine Crochet, film dans lequel il incarnait le fils de Peter Pan, l’éternel enfant. Un choix de casting brillant et pas du tout anodin.

De la beauté comme de la laideur, de l’innocence à la perversion, le monde du cinéma, arène de l’exploitation, est le terrain à penser de Schimberg. Un système hiérarchique, fascinant et fasciné (par lui-même), une business d’humour et de discrimination visible et invisible, et même technologique.

Nous sommes avec l’actrice principale du film, jeune et talentueuse, elle s’appelle Mabel. Elle est jouée par Jess Weixler. La pauvre actrice tente de naviguer à travers cette colossale entreprise éthique qu’est la fabrication d’une œuvre d’exploitation. Elle va se lier d’amitié avec Rosenthal, acteur au visage difforme, magnifiquement incarné par Adam Pearson. Le reste, comme l’est forcément l’expérience du tournage, est un tourbillon.

À quelques reprises, des voix, celles de la radio et de la télévision, nous invitent à croire qu’un tueur hante les lieux. Qu’un autre film, plus violent, plus sombre, plus séduisant, se développe dans les coulisses du film auquel nous assistons. Le tueur, monstre contre l’ordinaire, citoyen du hors champ, rôde dans les alentours, mais ne se manifeste jamais. À la toute fin, il provoque un détour. Le tournage est terminé et l’actrice doit rentrer chez elle. Que s’est-il passé pendant ce tournage ? Finalement, pas grand-chose, sinon qu’elle a réfléchi. Ce qui est déjà pas mal. Elle peut enfin quitter l’ivresse du monde du cinéma ! Mais ce retour vers le réel est également une épreuve. Avant le générique final, un plan d’environ six minutes nous raconte avec un humour glaçant ce périple du retour. L’actrice monte dans la limousine et file vers l’aéroport ! En chemin, Mabel s’entretient avec le chauffeur, un Nigérien, génie de la mathématique, qui a quitté son pays et publié un livre intitulé My Struggle. Lui qui rêve d’un jour voir sa vie sur le grand écran, et de se voir lui-même incarné par le légendaire Denzel ou encore mieux, par le retraité Daniel Day-Lewis, essentiellement, il veut devenir célèbre grâce à YouTube et rencontrer le président des États-Unis afin que ce dernier permette à ses enfants et à sa femme de le rejoindre dans le monde de la richesse pour tous et de la démocratisation du statut d’artiste. Espoir, quand tu nous guettes ! Ce qui attend l’actrice, à la fin du tournage, est un monde encore plus inquiétant que celui qu’elle quitte. Un monde où le jeu de la représentation ne s’arrête pas, où l’ivresse est lucide et carbure à l’espoir. Par le prisme du monde du cinéma, le chauffeur pense que la fiction peut se décliner à la manière d’un essai vivant, articulant dans une sorte d’impermanence les bribes d’un dialogue durable avec le réel. Voir un film, en retirer quelque chose, ne serait-ce que des questions – méditer. Cela n’est plus suffisant. L’artiste, chauffeur de limousine de surcroit, va créer des images pour prendre le monde d’assaut, en pénétrer la matrice pour en revenir glorieux, vacciné contre l’ambigüité et devenir une lumière dans la nouvelle noirceur, un éclaireur pour ceux, comme nous peut-être, qui pataugent dans les interrogations.

Où en sommes-nous avec le réel ? Qu’y a-t-il entre le fictif et le monde cinéma ? Un creux de vague qui invite dans le cœur du trésor ? Le sourire mesquin d’Orson Welles ? Un jardin, une courgette ? Une boussole liquide ? Quête de prestige ? Repli tentateur sur ce qui fait notre vécu ? Une métaphore de l’appétit ? Avez-vous déjà lancé une courgette dans la mer ? Quel est le public d’un film aussi généreux et joueur ? Peut-on être à la fois intègre et ambitieux ? Original, séducteur et divertissant ? Qu’est-ce que peut bien signifier le mot intègre ? Ce bouquet d’interrogations, je le lance vers le ciel. Cette œuvre sera toujours beaucoup plus que ce que je voudrais bien lui faire dire avec ce texte. Elle en impose à notre fragile réel, donne la vie à une immensité complexe et torturée, celle du monde des images, du faux et du vrai, et de ce fossé qui les sépare, espace à la fois creux et compact, dans lequel il faut parfois se perdre et par lequel le retour est également une aventure, une épreuve.

L’ambition de Chained for Life est de nous poser autant de questions et de masquer les réponses à son intelligence joueuse, de refuser de se draper dans le piège confortable de vouloir y répondre et même, de chercher à raconter prudemment. De toujours chercher à plaire. Pourquoi raconter ce que nous savons déjà ? disait Seijun Suzuki. Il aurait été facile de baliser le narratif pour le rendre plus séduisant. D’éviter l’humour pour mieux vendre le message – l’illusion que le film en porte un – définitif, avec une charge plus convaincante et revendicatrice. Le monde du cinéma est peuplé de pervers et de fées malpropres ! Ah bon ! Ce document vivant, très doux, en devient ainsi le subconscient du monde des images, un monde de discrimination, sclérosé et beaucoup moins libre qu’on voudrait le croire.

Ce film merveilleux, je lui souhaite de dialoguer longuement avec vous.

Bisous.