Dispositif totalitaire de la publicité
S’il est un lieu de la culture populaire que la publicité a pénétré jusqu’à la moelle, c’est bien le sport professionnel.
On pense bien sûr au Super Bowl, où l’écran géant affichant des publicités une après l’autre est l’élément visuel dominant dans le stade, mais surtout les publicités télévisées spécialement conçues pour l’événement ont acquis le statut de phénomène culturel de masse, suscitant autant d’engouement que la partie de football qu’elles viennent ponctuer. Le but de la publicité, avant de vendre tel produit en particulier, est de s’intégrer partout à la culture, de devenir elle-même une « production culturelle », afin de voiler la simple logique marchande qui sévit dans la société, qui aspire toutes les autres valeurs et serait insupportable si elle se présentait comme telle. La frénésie du Super Bowl est certainement l’un des plus grands accomplissements en ce sens, alors que des jours avant l’événement sportif c’est la publicité elle-même qui est publicisée comme événement médiatique.
Le hockey, sport national des Québécois et des Canadiens, est devenu lui aussi un spectacle saturé de publicité, tant sur la patinoire qu’à la télévision. Ceci est une évidence, d’ailleurs on ne s’attend pas à autre chose, et on s’y habitue. Mais en observant le phénomène sous toutes ses coutures, on saisit mieux la logique et les implications de l’emprise de la publicité, non seulement sur le sport, mais sur la vie sociale en général et tout le champ perceptif des individus.
À partir des années 90, c’est l’inflation fracassante des salaires des joueurs. Logique du « libre marché » qui est elle-même lourde de sens, et signifie entre autres le départ de deux équipes canadiennes pour les Etats-Unis, où le hockey est avant tout un divertissement et un potentiel commercial (qui pourtant réussit très mal sur ces « nouveaux marchés »). Survient alors la mode de construire de nouveaux amphithéâtres, qui doivent permettre d’accroître le nombre de spectateurs… Et les revenus publicitaires. En fait, à part l’ajout de quelques sièges et de loges luxueuses, ces nouveaux espaces sont avant tout conçus comme dispositifs technologiques pouvant diffuser un maximum de messages publicitaires, sous toutes les formes possibles. Montréal, haut lieu du hockey, de la « tradition », des grands héros populaires sur patins, n’échappe pas au délire et on abandonne le légendaire Forum pour construire le Centre Molson, qui devient ensuite le Centre Bell. Même ville, même sport, mêmes partisans, mais dans un nouveau décor, où clignotent partout les logos corporatifs, où l’on hausse les décibels et le prix des billets.
Premier signe flagrant du pouvoir du « sponsoring », et pas seulement au hockey : la dénomination des grands lieux publics et des événements majeurs, sportifs ou culturels, devient en elle-même un affichage publicitaire, le faire-valoir d’une « raison sociale » dans l’espace collectif. Le nom d’un édifice, d’un festival culturel ou d’une grande compétition sportive ne peut plus être choisi librement, nommer une chose pour sa particularité, contenir une histoire, désigner un lieu géographique… Au hockey, finis les Forum de Montréal, Colisée de Québec, Maple Leaf Garden (Toronto), Pacific Coliseum (Vancouver), etc. Place aux Centre Bell, Colisée Pepsi, Air Canada Center, General Motor Place… Il est propre à la publicité, aux intérêts privés et commerciaux, de posséder l’espace et de ravaler l’histoire. L’ancien Forum, légendaire enceinte du hockey, symbole dynamisant au fil des décennies pour les Montréalais et les Québécois, fut vendu à une firme américaine et reconstruit selon les normes de l’architecture commerciale, structure de « lego » stérile, où s’effacent le temps et l’identité d’une ville. Le nouveau locataire est la chaîne américaine des cinémas AMC, et l’immeuble fut renommé Forum Pepsi. Avec la bonne conscience cynique qui est de mise (quand l’empire commercial prend possession d’un espace où il y avait « autre chose » auparavant), on a reproduit un bout de patinoire en plastique dans le hall d’entrée, avec le sigle des Canadiens de Montréal, qui avaient fait vibrer les murs pendant près d’un siècle.
Les nouveaux maîtres s’érigent des temples en leur nom, apposent leur logo sur les jeux qu’on continue de donner au peuple et qui avaient pourtant existé par le passé sans cette emprise absolue de la commandite. Mais voilà la terrible réalité, la logique de la commandite n’est pas qu’une occasion publicitaire pour les grandes corporations, elle est devenue tout simplement la condition d’existence des lieux et des événements sur la place publique. Ceci est à ce point enraciné dans la société d’aujourd’hui qu’on ne pourrait imaginer qu’il puisse en être autrement. Il ne pourrait en effet en être autrement dans les structures économiques, sociales et politiques dans lesquelles nous avons évolué.
La promotion intégrée des intérêts privés est la condition radicale sans laquelle ne peuvent exister les événements culturels et le sport, ce principe semble désormais irréversible, personne n’imaginerait qu’on construise un amphithéâtre de sport sans qu’il porte le nom d’une marque de boissons gazeuses ou d’automobiles, ni que le Festival de Jazz ou les Francofolies aient lieu à Montréal sans que le centre-ville ressemble à un village thématique de la compagnie Bell.
Au hockey, l’abandon de l’espace de la patinoire et de l’amphithéâtre à l’orgie publicitaire fut progressif mais rapide. Il est frappant de voir des retransmissions de matchs des années 80, alors que les bandes qui entourent la patinoire sont complètement blanches, seuls les lignes rouges et bleues et le logo de l’équipe locale sont peints sur la glace, à peine quelques panneaux publicitaires parsèment les gradins et le tableau électronique n’affiche que le pointage et le chronomètre.
Puis commença l’occupation publicitaire. D’abord le pourtour des bandes fut entièrement recouvert. Ceci est particulièrement efficace pour une visibilité accrue dans la retransmission télévisuelle : chaque fois qu’on s’approche du jeu en gros plan le long de la rampe, des panneaux promotionnels remplissent l’arrière-plan. Au Centre Bell, on voit en permanence « Viagra » peint en grosses lettres, juste sous le banc des joueurs, endroit tout désigné comme symbole de “virilité”. Ensuite, la glace elle-même, dans la zone centrale de la patinoire, fut concédée aux grands commanditaires.
Mais il ne s’agissait pas de se limiter à l’espace du jeu, de l’action. L’objectif de la publicité est d’occuper le champ total de la perception, c’est l’amphithéâtre tout entier qui doit être livré aux commanditaires et il faut chercher à conquérir chaque seconde d’attention des spectateurs. Ainsi un immense anneau d’écrans encercle au complet les gradins, constamment animé par un flux d’imagerie numérique, concept certes réussi pour « électriser » la foule, mais alors doublement lorsqu’il s’agit de court-circuiter son champ visuel entier avec des messages publicitaires. Au centre de l’édifice, les vieux tableaux indicateurs furent remplacés par de grands écrans vidéos, qui servent à stimuler la foule et diffuser des reprises du jeu, mais aussi des publicités, dont des bandes-annonces de films avec le son poussé au maximum. Divers éléments du match deviennent aussi des fenêtres publicitaires, par exemple une pénalité à l’équipe adverse amène le « jeu de puissance Ford », et « FORD » brille dans une traînée de flammes qui parcourt tous les écrans. Aussi, chaque fraction de temps disponible, aux intermissions et lors des arrêts de jeu, est ouverte à la publicité, qu’elle soit visuelle, sonore, ou mise en scène par diverses promotions, concours, avec des animateurs au centre de la patinoire ou parmi les spectateurs. Nous en sommes donc venus à une situation sans doute inédite, où les gens assistant sur place à un match de hockey sont sujets à autant, sinon à plus, d’agressions publicitaires que ceux qui le regardent à la télévision.
On pourrait dire toutefois que tout ceci n’enlève rien à la réalité du sport, à l’événement imprévisible d’une partie de hockey, qui demeure authentique, peut procurer le même plaisir aux partisans, et que ceux-ci n’y perdent pas grand-chose, même s’ils sont partiellement réduits à une masse d’impulsions consommatrices, livrée aux expériences d’un grand laboratoire techno-publicitaire. Ceci est vrai dans une certaine mesure, cependant on ne peut plus dire que la publicité n’altère pas l’intégrité du spectacle sportif et l’expérience des spectateurs. Au moins deux faits particuliers démontrent qu’au contraire, l’empire publicitaire est même parvenu à assujettir le déroulement d’un match ainsi qu’à miner quelque chose d’essentiel dans la présence collective des spectateurs.
D’abord, une partie des arrêts de jeu est maintenant soumise aux rouages de la retransmission télévisée et de ses besoins publicitaires. Autrefois, on glissait une pause commerciale de 30 secondes quand c’était possible, entre un coup de sifflet et la remise en jeu. Télévision en direct, donc qui s’adaptait au déroulement de l’action, et il restait après tout amplement de temps pour diffuser des commerciaux entre les périodes. Mais aujourd’hui, pour accroître davantage l’espace-temps de la publicité, c’est au contraire le déroulement de la partie qui doit s’adapter à la retransmission télévisuelle. Un certain nombre de fois dans un match, l’arbitre a le devoir de laisser s’écouler 90 secondes avant que le jeu ne puisse reprendre, le temps qu’on bombarde les téléspectateurs de trois ou quatre publicités, tandis que les spectateurs sur place regardent d’autres publicités sur les écrans, et les joueurs tournent en rond ou retournent au banc, attendant que l’arbitre siffle le retour au cercle de mise en jeu. Quand on assiste à un match dans l’amphithéâtre, on se rend tout de suite compte à quel point ces intermèdes sont absurdes, anachroniques, qu’elles affectent évidemment le rythme du jeu et fragmentent l’action. Elles minent le spectacle après un jeu spectaculaire, un duel intense, en suspendant l’énergie et la tension qui auraient pu continuer si on avait repris le jeu tout de suite.
Deuxièmement, l’expérience d’être dans une foule est directement atteinte par l’environnement sonore saturé. La constellation de pixels n’est rien sans le tonnerre des haut-parleurs. Que ce soit pour la pub ou les « hits » musicaux, chaque instant où la partie n’est pas en cours est meublé par le son, diffusé à fort volume. On n’entend plus cette vaste rumeur de la foule qui emplissait autrefois l’amphithéâtre avant le match ou après un coup de sifflet. Les voix unies des partisans rivalisent difficilement avec l’incessante bande sonore, ils n’ont plus vraiment droit de parole lors des arrêts de jeu, que ce soit pour conspuer l’arbitre ou célébrer un but, car aussitôt le jeu interrompu, les haut-parleurs crachent un « beat ». Les partisans sont dépossédés de l’espace par le son, tout comme il est désormais impossible, dans une salle de cinéma, de jouir du silence avant un film.
La conquête par la publicité de l’espace public et privé, des expériences collectives et individuelles, est en constante expansion. Ce mouvement est rapide et on s’en accommode rapidement, de sorte qu’il semble toujours futile de s’en préoccuper. Ces choses s’installent, et en fin de compte ne paraissent pas avoir une si grande portée dans nos vies. D’ailleurs ce n’est pas tant qu’il faille s’en préoccuper comme d’un danger (comme si la machine publicitaire réussissaient parfaitement à “programmer” les êtres humains), mais il est au moins permis de s’en indigner comme d’une insulte, tel qu’on regrette un ancien paysage maintenant troué de constructions hideuses.
Pourtant, avant qu’ils existent, nous aurions trouvé ces phénomènes dérangeants si on nous les avait annoncés, qu’on nous avaient dit que les patinoires de hockey seraient tapissées de publicité, qu’on pourrait recevoir le samedi matin un appel de sollicitation téléphonique, ou qu’on devrait chaque jour supprimer des dizaines de courriels promotionnels pour des médicaments, des faux diplômes et de la pornographie. Mais si la contamination de nos vies par la publicité peut vite paraître banale une fois qu’elle s’est normalisée, c’est en même temps parce qu’il y a toujours pire à venir.