Chronique télévision

DE 19-2 À 30 VIES, LES DEUX « RÉALISMES »

Avec le dernier épisode de Virginie diffusé au mois de décembre dernier, c’est l’un des derniers « vrais » téléromans – entendu au sens d’une tradition de la télévision québécoise bien ancrée depuis ses origines – qui se terminait. La structure très ouverte de la série – 14 années d’intrigues croisées, sans presque jamais d’effet de clôture narrative – son tournage entièrement en studios par des caméras de télévision, son rythme quasi quotidien (4 épisodes/semaine), la nature même de son propos, entre psychologie et thématique sociale en faisaient un cas un peu à part. En effet, le paysage télévisuel actuel est de plus en plus marqué par la série ou la minisérie, un format qui emprunte massivement au cinéma ses moyens de production (caméra 35 mm, tournage hors studio, etc.) et qui se distingue du téléroman par sa manière d’organiser – généralement moins ouverte et moins multi-vocale – la matière narrative. En ce sens, il est intéressant de noter que la nouvelle émission de Fabienne Larouche – 30 vies – qui remplace Virginie dans la case horaire de 19h a elle aussi adopté ce virage cinéma, sans pour autant que l’écriture de Mme Larouche ne change vraiment. Une comparaison avec 19-2, la série écrite par son duo d’acteurs (Réal Bossé et Réal Legault, en collaboration avec Joanne Arsenau) et réalisée par Podz, permet de bien faire ressortir les différences entre ces deux manières radicalement différentes de penser la fiction télévisée.

30 vies

Le terrain de comparaison entre 30 vies et 19-2 est fertile, car les deux séries ont au départ plusieurs caractéristiques communes. La plus évidente est probablement qu’on y dépeint un milieu, celui de l’école dans la première série, celui de la police dans l’autre. Il s’agit donc dans chacun des cas de construire autour des personnages un « environnement » dont le caractère propre sert de ferment au développement d’intrigues fortement « socialisées » : les difficultés du travail, les relations avec les collègues, les tracasseries bureaucratiques, les ambitions professionnelles sont évoquées dans des proportions au moins égales que ne le sont les aspects plus directement psychologiques du récit, qui constituaient souvent le focus exclusif des téléromans classiques (et auxquels on a souvent reproché pour cette raison leur « négation » du social 1 ). En ce sens, on est bien au cœur de séries contemporaines, dont le tournage en mode « cinéma » permet de nombreux extérieurs et des scènes enregistrées on location, comme le veut l’expression consacrée, contribuant au « réalisme » des univers représentés ; on est assez loin en effet des sempiternelles conversations de cuisine, que Virginie avait transformées en scènes de restaurants sans en changer profondément la fonction.

19-2

Là s’arrêtent les points communs, car au-delà de ces données de base, 30 vies et 19-2 offrent des vues diamétralement opposées sur les paramètres de ce réalisme. Dans la quasi-quotidienne de Fabienne Larouche, le réel se résume à une « problématique sociale » : l’environnement scolaire y est présenté moins comme un milieu de vie que comme le compendium des troubles de l’adolescence. Ainsi, les « trente vies » évoquées par le titre sont-elles en fait trente problèmes, dont la présentation semaine après semaine ressortit d’une logique de « cas » : untel « sniffe » de l’essence, unetelle est fille-mère, une autre encore est agressée par son beau-père, etc. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que le professeur de la classe (interprétée par Marina Orsini ; le directeur de casting s’est souvenu d’Émilie Bordeleau) soit forcée de faire du temps supplémentaire, notamment en espionnant ses élèves le soir (!) ou encore en rendant de fréquentes visites aux parents, à leur domicile. Il n’y a de « réaliste » dans une telle présentation des choses que la justesse des préjugés qui forment ensemble la grille de lecture utilisée par Madame Larouche concernant l’adolescent-type du Centre-sud et la nature nécessairement vocationnelle du métier de prof. Il s’agit en fait d’un réalisme tout entier « médiatique », en ce qu’il construit son « agenda » tel un écho à la rubrique des faits divers d’un tabloïd.

En parfait contraste avec cette logique de catalogue, 19-02 approche le milieu des policiers – qui pourtant se prête particulièrement bien à ce genre de traitement – de la façon la plus déconcertante, en construisant des personnages qui s’éloignent autant que faire se peut des stéréotypes, et qui pour cette raison nous restent la plupart du temps opaques, nourris de contradictions, volontairement complexes et « glissants ». Ainsi du personnage de Berrof (probablement une des compositions les plus fortes de la télévision québécoise actuelle), que le premier épisode nous montre d’abord bourru et agressif, à couteau tiré avec tous ses collègues avant de se conclure sur une image de lui, attendri, en train de prendre soin de son collègue rendu sénile. La série policière est pourtant porteuse de tout un passif ; l’insistance qu’on y a presque toujours mis à construire des personnages héroïques ou pourris rend d’autant plus admirable la recherche de nuances qui caractérise tous les aspects de 19-2. Alors qu’il est extrêmement tentant face à une telle matière narrative de sauter à pieds joints dans l’exceptionnel, le rare, le spectaculaire – présent ici mais à petites doses -, le quotidien professionnel des policiers est présenté comme une suite de petits ‘chocs’, de frustrations, de joies vite noyés dans le drame.

Quelque délicat que soit le maniement de ce mot, osons parler à l’égard de la série 19-2 d’un traitement réaliste des choses, peut-être pas tant eu égard au coefficient de réalité qu’elle contient qu’à son refus de plier face au dictat du sens commun. Ainsi, alors qu’une série sur l’école nous renvoie une image du monde pétri par l’esprit du fait divers, une autre nous parle de la police comme d’un lieu animé par des hommes et des femmes qui nous ressemblent. C’est déjà beaucoup, il me semble.

19-2

Notes

  1. Dans un texte de 1982, Philippe Sohet et Jean-Pierre Desaulniers affirmaient que la dynamique entre espace privé et espace public s’articulait à la télévision québécoise dans la complémentarité entre téléroman et téléjournal. Voir Mine de rien, notes sur la violence symbolique, Montréal, Editions coopératives A. Saint-Martin, 1982.