À propos de trois films

Cinéma numérique, éthique et esthétique

Les trois films

L’immigré, Simon Galiero, 26 min, 2004. On lit en exergue du film : « Faisal Ilyas, un immigré pakistanais arrivé au Québec il y a quelque temps, travaille comme cuisinier dans une pizzeria de Montréal. Il suit également des cours pour apprendre le français. Loin de ses proches et dérouté par son nouveau pays, il prend l’initiative de sortir de la grande ville afin d’explorer les régions. »

Les rois de la nuit, Nicolas Rutigliano, 38 min, 2004. La nuit, Florient nettoie les planchers de la place Ville-Marie, Kathleen déneige les rues de la ville de Québec seule dans son tracteur à chenilles et Michel surveille le cœur de la centrale LG 4 à la baie James.

Les enfants des soleils couchants, Martin Doepner, 58 min, 2005. Film en trois épisodes. Le premier se déroule le 28 avril 1945, en Allemagne, sur les bords de la mer du Nord, et met en scène un garçon de le jeunesse hitlérienne, Peter Müller, qui peint de faux chars d’assaut pour défendre sa mère patrie et servir son Fürher. Le deuxième raconte deux jours de la vie d’une ballerine, Li Weihong, au mois de février 1969, à Beijing, au moment de la révolution culturelle de Mao. Le troisième se déroule au début de la guerre d’Irak, en mars 2003, à Montréal et New York où un photographe, Khalil, va prendre des photos pour une campagne de publicité d’une carte de crédit.

J’ai au moins deux raisons de vouloir parler de ces trois films réalisés par trois jeunes réalisateurs. Tout d’abord, ce sont des œuvres de cinéma, bien que numériques, non de pseudo télévision. Aussi, ils procèdent d’une démarche éthique dont découle une esthétique singulière et rament ainsi à contre courant d’un cinéma québécois de plus en plus basé sur une esthétique du Spectacle, non du Sens. Serait-ce la raison pour laquelle ils ont essuyé de nombreux refus de la part de festivals et de télé diffuseurs ?

L’immigré, Les enfants des soleils couchants et les Rois de la nuit

Préambule

À l’époque où je fus rédacteur à la première revue indépendante de cinéma au Québec, Objectif, de 1960 à 1967, nous défendions âprement le cinéma de nos amis et celui d’autres cinéastes, tel Gilles Groulx, qui devenaient rapidement des amis. Les Cahiers du cinéma en faisaient autant. Phénomène séculaire, il s’agit d’écoles de pensée prônant des valeurs esthétique, éthiques, sociales, culturelles et politiques déterminées par la conception qu’on se fait de la création et de la représentation du monde. Si l’équipe française de l’ONF a souvent reproché à Objectif ses prises de position parfois radicales, principalement au sujet de ce que nous avons appelé la « rouchéole », c’est-à-dire l’abus de la manière cinéma-vérité de Jean Rouch, il faut constater que les cinéastes en question faisaient eux-aussi « école » à posteriori.

Depuis le sabordage d’Objectif en 1967, aucune revue de cinéma au Québec a œuvré ni œuvre dans le même sens, la plupart des revues actuelles recherchant avant tout une pensée critique – parfois éditoriale – homogène. Personne ne défend donc plus de choix de création en tant que tel, ou, en d’autres termes, ne défend plus de principes éthiques de représentation de notre monde et du monde en général : on en analyse plutôt le résultat, c’est-à-dire l’esthétique et ses impacts culturels, sociaux ou même politiques; pour sa part, la dite critique populaire, souvent plus populiste qu’autre chose, s’en tient à de simples coups de cœur émus ou à des rejets blasés et expéditifs. Certes, dans les milieux du cinéma indépendant on parle abondamment de la liberté de création et du cinéma d’auteur, mais on le fait, règle générale, au niveau d’un principe global sans tenter de définir, probablement par crainte de restreindre la liberté créatrice individuelle, des paramètres éthiques communs : « Fais ce que tu veux et laisse-moi en faire autant ».

Une école de pensée ne naît pas du jour au lendemain, à moins qu’elle ne résulte d’une mode passagère et superficielle. La plupart du temps, elle émerge même malgré elle, parce que tous les ruisseaux finissent par se rendre à la rivière; elle émerge de la force de gravité des choses et de l’instinct de survie qui laisse entendre que ce n’est plus la peine de remonter à bord du Titanic, qu’il va couler à nouveau. Ce fut notre cas dans les années 1960 : nous ne voulions pas remonter à bord de l’arche de Duplessis et de notre mère la sainte église, nous avions un projet – un rêve – de vie bien précis et ils ne pouvaient passer que par la collectivité, à l’instar de la création cinématographique, justement. Toutefois, soyons lucides : une école de pensée éthique en matière de création cinématographique se heurte aujourd’hui plus que jamais :

1) à l’autorité des distributeurs sans l’engagement desquels un long métrage dramatique de plus de 1 000 000 $ ne peut être déposé à Téléfilm qui en reconnaît uniquement sept (la Sodec est plus souple à cet égard) dont la plupart sont également producteurs – et dont la moitié bénéficient par ailleurs d’enveloppes à la performance commerciale qu’ils peuvent utiliser à leur guise; ces distributeurs constituent ainsi un occulte comité de sélection qui force les cinéastes à s’autocensurer en concevant des projets dans l’air du temps;

2) aux portes hermétiques des cerbères télé diffuseurs, de leurs fameuses « fenêtres », de leur rigide grille horaire, de l’obsession des cotes d’écoute et, conséquemment, de leur volonté de contrôler le contenu éditorial de la programmation. Tout produit « étranger » à ce contenu, et étranger parce qu’il ne l’ont pas commandé et ne l’ont pas approuvé avant même qu’il soit mis en chantier, risque donc de ne jamais trouver preneur, à moins de gagner moult prix, de préférence à l’étranger. Et il est de notoriété publique que les documentaires doivent également être scénarisés avec force détails; il arrive à l’occasion que les télé diffuseurs exigent le retrait d’éléments qui ne figuraient pas dans la présentation écrite d’un projet, projet dont le but ultime, pourtant, consiste à découvrir les facettes cachées et imprévues du réel. Les films de fiction n’échappent pas non plus à ce genre de traitement, bien qu’étant fidèles à leur scénario; cette fois, c’est leur style, leur vision qu’on conteste, juge, censure. Est-il besoin de rappeler la triste histoire de la série de Claude Fournier à propos de Félix Leclerc, série littéralement exécutée sur la place publique par Mario Clément, le directeur lui-même des programmes de Radio-Canada ?

La volonté de contrôler le contenu des films aussi bien que des émissions de télévision mène au contrôle de leur contenant, ou, en d’autres termes, le contrôle de l’éthique mène à celui de l’esthétique. Afin de rejoindre le plus grand nombre de consommateurs possible, je dis bien consommateurs et non spectateurs, la télévision, plus particulièrement, se doit de rester un médium froid, neutre, plat, car on sait très bien que qu’une nouvelle éthique engendre forcément une nouvelle esthétique. N’est-ce pas la lumineuse démonstration qu’a faite le cinéma de Gilles Groulx et de Pierre Perrault ? Et, par l’absurde, n’est-ce pas celle que fait le cinéma québécois actuel de grande consommation ? N’est-il pas devenu une copie conforme du médium télévisuel, c’est-à-dire un transmetteur de jolies ou tristes histoires mises en images avec la plus neutre et standard esthétique ? Si bien, puisque l’enjeu en est un de « packaging », de mise en boîte pure et simple afin de faire grossir le box office, si bien que de plus en plus de personnalités publiques sans expérience pertinente deviennent réalisateurs du jour au lendemain, Téléfilm et la Sodec acceptant que certains producteurs se portent garants du « produit » final. Ou, au contraire, afin de combler un vide éthique, on torture l’esthétique, on lui fait subir toutes sortes de distorsions techniques à la manière des vidéos clips, accouchant ainsi d’un cinéma de Spectacle par opposition à un cinéma du Sens, et c’est fort regrettable parce les deux « S » s’étaient arrimés de magnifique façon dans beaucoup de films québécois des années 1970 (pensons aux Bons débarras, aux Ordres, La vraie nature de Bernadette, La maudite galette, Réjeanne Padovani…).

Le cinéma de la relève est la première victime de ces vagues de surface – non de fond. Trop souvent on se contente de filmer, de mettre en boîte, de « bonnes » histoires, de préférence avec un « twist », sans le soutien d’un langage filmique articulé, réfléchi et homogène, oubliant du même coup qu’un film est un mouvement dans le Temps et dans l’Espace et qu’il obéit ainsi à des lois similaires à celles de la musique et de l’architecture. Or, non seulement L’immigré, Les rois de la nuit et Les enfants des soleils couchants obéissent-ils à ces lois mais encore constituent-ils une méditation sur ce Temps et cet Espace.

L’immigré

Un pakistanais décide donc d’explorer les régions du Québec et s’engouffre dans son espace nu, blanc, froid et primaire comme avant la venue des premiers occupants. Ce voyage initiatique se déroule en longs et lents plans, sans commentaire, sans voix hors champ pour guider le spectateur dans ses réflexions et émotions comme le fait trop souvent la télévision; seuls de brefs intertitres situent les lieux et leur fonction historique : « Le Saint-Laurent, la route des Indes »… Faisal se laisse envahir peu à peu par l’espace démesuré de sa terre d’adoption, au point de creuser un trou dans la neige et de s’y enterrer jusqu’au cou, comme s’il s’agissait d’un geste de soumission. Par contre, devant le barrage de la Manic, il sort son petit tapis, se prosterne, et prie son dieu à lui : sa culture et ses croyances demeurent intactes malgré sa transplantation dans un monde à l’antipode du sien. L’approche documentaire de L’immigré n’est qu’un prétexte à retrouver la dramatique intrinsèque du réel et Simon Galiero dirige son « personnage » comme s’il s’agissait d’un comédien, sans pourtant lui usurper son identité, probablement parce qu’il est lui aussi fils d’immigré. (À remarquer, au reste, que les trois réalisateurs en question le sont, Galiero, Rutigliano, Doepner : peut-on voir plus qu’une coïncidence entre ce fait et l’éthique de leur démarche ?)

De retour à Montréal pour sa leçon de français, Faisal énumère à son professeur les coins du Québec qu’il a visités, comme s’ils faisaient maintenant partie de sa réalité quotidienne ; mais nous ne voyons pas le professeur, Faisal est une fois de plus seul dans le cadre. Seul avec le spectateur, en quelque sorte, le spectateur devenant le second personnage du film, l’ami citoyen indispensable à l’immigré pour qu’il puisse survivre sur sa terre d’accueil. Nous sommes à cent lieues du reportage et du documentaire platement traditionnels. Nous sommes au cinéma, dans un « cadre » aussi ouvert que large que méditatif.

L’immigré

Les rois de la nuit

Si Galiero situe son personnage (et lui-même) dans l’Espace premier, Rutigliano le situe pour sa part dans le Temps, dans la nuit du Temps d’ici. On pourrait croire que les deux réalisateurs se sont concertés tellement leur démarche se complète, tellement leur point de vue éthique donne naissance à une esthétique similaire, bien que le second opte, au lieu du silence de L’immigré, pour une construction musicale omniprésente de Louis Dufort. Toutefois, cette dernière symbolise à merveille le Bruit de l’Homme et de ses machines, dont l’une, le gigantesque cœur artificiel du barrage LG 4 à la Baie de James, bat dans le corps glacé des espaces infinis du nord.

Aucune voix hors champ, ici non plus, dans ce film que scandent de brefs mots, de brèves phrases poétiques. Les personnages réels y deviennent également des comédiens, acquièrent une dimension existentielle peu commune, plus particulièrement Kathleen qui mène seule dans sa petite déneigeuse un véritable combat contre le destin. Ce commentaire de Kathleen : « Je vis bien avec ma solitude. Elle est tout le temps là et elle ne m’agresse pas », reflète exactement ce qu’on aura ressenti en la voyant foncer dans la nuit et dans la neige sur sa bruyante machine. Kathleen constitue d’ailleurs à mes yeux l’un des plus authentiques personnages de femme de notre cinéma, tous genres confondus.

Une fois de plus, nous sommes au cinéma, dans un espace-temps duquel le réalisateur extirpe la dramatique intrinsèque, sublimant le balai du nettoyage de planchers de la Place Ville-Marie de Florient et la veille de Michel sur les monstrueuses machines de LG 4; dans le premier cas, on pense à Toute la mémoire du monde d’Alain Resnais, dans le second à Metropolis de Fritz Lang.

Les rois de la nuit

Les enfants des soleils couchants

Nous changeons cette fois de registre et d’écriture filmique. Ce que les deux premiers films inscrivent, gravent, dans l’éthique de la forme, c’est-à-dire une esthétique du Sens, Martin Doepner le fait pour sa part dans l’éthique du Sujet, sans pour autant faire œuvre intellectuelle; il s’agit au contraire d’un cinéma de premier degré, de récit direct, presque à la manière américaine.

Le titre, Les enfants des soleils couchants, non levants, donne le sens global de ce film qui raconte trois fables à propos de la relation entre l’art et la propagande, sujet universel et actuel s’il en est, et, par extension, entre l’art et l’argent car dans le cas de la troisième fable une compagnie de publicité veut utiliser la force du patriotisme américain au début de la guerre contre l’Iraq pour implanter une nouvelle carte de crédit, la Liberty Express.

Thèse de maîtrise en cinéma à l’Université Concordia, tourné en mini DV au Québec, en Chine, à Montréal et New York, le film de Doepner a d’abord le mérite de faire une brillante démonstration que l’argent ne fait pas le talent, comme on a de plus en plus tendance à le croire, la plupart trouvant insuffisant le coût moyen de 4,4 millions d’un film québécois. Mais voilà : le réalisateur veut absolument dire quelque chose, en l’occurrence quelque chose de très personnel puisque son grand-père allemand a fait les deux grandes guerres et que son père a immigré au Québec après la seconde; puisque sa compagne est chinoise et que ses parents à elle ont vécu la révolution culturelle de Mao; puisque, additions faites de ces atrocités, il ne peut s’empêcher de les comparer à celles que lui et ses contemporains vivent ici à l’ombre de l’impérialisme américain. Et ayant quelque chose à dire absolument, il trouve le moyen de le faire avec le strict minimum, artisan inventif à la Méliès.

Si Galiero situe l’Homme dans l’Espace et Rutigliano dans le Temps, Doepner propose une synthèse et une corrélation entre les deux dans le but d’en arriver à un même but que les deux premiers : faire acte de Conscience, poser des gestes conséquents de cinéma.

Les enfants des soleils couchants

Conclusion

Voilà donc « trois ruisseaux qui mènent à la même rivière » même s’il n’y a pas eu concertation entre les trois réalisateurs. Il y en a probablement d’autres que j’ignore bien que je me tienne fort au courant de la production indépendante du Québec. Espérons-le vivement et souhaitons que ces coïncidences issues de la nécessité d’approfondir notre regard sur nous-mêmes et le Monde engendrent une démarche collective, une certaine école de pensée, capable de faire barrage à la délinquante esthétique de production qui dans l’ensemble mène notre cinéma par le bout du box office et des astuces que cela suppose, dont un star system qui, malgré – et à cause de – la rentrée de gros sous, rétrécit de plus en plus les champs de création des scénaristes, réalisateurs, techniciens et comédiens.

Comme le prouvent les trois films en question, le numérique est enfin sorti de sa préhistoire technique et permet dorénavant un retour à un véritable cinéma de l’image totale, non plus d’un style vidéo (sans jugement négatif de ma part, bien au contraire) qui s’accommodait mal du grand écran. Peut-être faut-il réinventer la roue à nouveau et créer un bassin suffisant d’œuvres pour en provoquer la diffusion et projection ?

Je me plais souvent à rêver d’un ONF dégraissé et renouvelé (Office nouveau du film) qui serait un vrai laboratoire de création, et à une création sous le signe de l’éthique (décidément je n’en démords pas), c’est à dire de l’apprentissage de la responsabilité individuelle et collective de faire des images et de les transmettre. Je partageais ce rêve avec mon grand ami Michel Moreau qui juste avant d’être surpris par la maladie d’Alzheimer en 1998 avait décidé de se consacrer dorénavant – et uniquement – aux histoires de vie des gens pour les laisser se raconter eux-mêmes. Nous rêvions…

Mais je ne rêve pas quand je vois des films comme ceux dont je viens de parler et qui me rappellent à l’ordre du nécessaire et ludique instinct de créer. « Créer, c’est vivre deux fois », a dit Camus. Créer, c’est sans cesse refaire le monde, ajouterais-je, afin de dissiper le brouillard des apparences trompeuses.