Cartographier l’absence
Un échange avec Rami el Sabbagh autour de Topologie d’une absence (2021)
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Topologie d’une Absence est une création cinématographique et musicale conçue à partir d’archives filmées durant les années 1920, au Liban, par des opérateurs Pathé et Gaumont. Elle résulte d’une commande de la part du Festival Arsmondo au cinéaste Rami el Sabbagh, de même qu’aux musiciens Sharif Sehnaoui, Abed Kobeissy et Gregory Dargent. En remontant — et parfois en manipulant — des images filmées par des opérateurs anonymes à l’époque du mandat français au Liban, ce film résiste au regard nostalgique pour questionner l’absence d’une archive et ce qui se passe quand on a soudain accès à elle.
L’échange suivant est la retranscription d’un dialogue ayant eu lieu avec Rami el Sabbagh autour de Topologie d’une absence, lors du workshop « In Defense of Digressions: A Seminar about Second-Hand Cinema Practices », mené en ligne par Carine Doumit et Nour Ouayda dans le cadre de la dixième édition du Home Workspace Program de Ashkal Alwan (juin 2021).
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Carine Doumit (C. D.) : Qu’est-ce que ça t’a fait de découvrir ces images ? Tu nous disais tout à l’heure que tu avais eu des sentiments un peu contradictoires à leur propos.
Rami el Sabbagh (R. S.) : Oui. J’ai aimé les regarder parce qu’elles me fascinaient. En particulier les plans du port de Beyrouth, des tramways et des trains.
Nour Ouayda (N. O.) : Les images de tout ce qui a disparu, finalement.
R. S. : Exactement. Elles m’ont également captivé parce que c’était la première fois que je les voyais. Dans un contexte normal, on devrait en avoir marre de ce genre d’images.
N. O. : Oui, on ne connait pas ces images. Elles n’ont jamais été rendues accessibles au Liban. Et ironiquement, elles ont été conservées parce qu’elles appartiennent à des archives étrangères plus riches, comme celles de Pathé-Gaumont, par exemple.
R. S. : En effet. J’étais fasciné par ces images — redécouvertes. Et c’est par hasard que j’y ai eu accès. J’ai été embarqué dans un projet par mon ami Sharif Sehnaoui, qui a été recommandé à un commissaire d’exposition à Strasbourg par un autre compositeur. Le commissaire en question connaissait quelqu’un chez Pathé-Gaumont et c’est comme ça que j’ai eu accès aux images. J’ai trouvé très frustrant d’avoir la possibilité de voir des images que je considère comme les nôtres par le biais de cette fragile chaîne de contacts. Elles auraient dû accompagner l’hymne national à la télévision libanaise. Au lieu de ça, je les regardais comme si c’étaient des apparitions, un miracle. Quelque chose de très fantomatique leur était attaché, dans la façon dont elles se présentaient à moi. Cette contradiction, entre la fascination devant elles et la frustration devant leur absence, a beaucoup affecté notre façon d’aborder ces archives.
N. O. : De quelle manière ?
R. S. : Je savais, par exemple, que je ne voulais utiliser aucune image contenant le drapeau français. Il apparaissait généralement au sommet de bâtiments officiels, nous ramenant constamment au mandat français et sa présence dans la ville et le pays. Ma réaction politique première a été de sauver ces images de la grille de lecture coloniale systématique. Je voulais qu’elles soient simplement des images de notre ville, du port, des rues…
C. D. : Une sorte de décontextualisation.
R. S. : Oui. Parce qu’en voyant le drapeau, on est immédiatement transporté à cette réalité historique, et je me suis dit qu’on avait peut-être besoin d’une autre réalité, d’une nouvelle réalité. J’avais besoin de changer mon approche de ces images. Autre exemple : le choix de n’inclure aucun plan panoramique sur les paysages, comme ceux qui les parcouraient de la mer aux montagnes. On sent bien dans ces plans que quelqu’un est en train de dire : « voilà ce qui est à nous. Nous possédons la mer, les montagnes, et toute la terre entre les deux ». Comme si la caméra du colon cartographiait ses biens.
N. O. : En regardant votre montage, on pourrait presque penser qu’il n’y a pas eu de présence coloniale. Vous proposez une version parallèle de Beyrouth dans laquelle les Français n’ont pas existé.
R. S. : Oui, c’était un peu l’idée. On voulait défendre ces images et les protéger de Gaumont, d’une certaine manière.
Lynn Kodeih (L. K., participante) : Pourquoi n’avez-vous pas gardé le drapeau français et rendu évident que vous l’emmerdiez ? On connait l’histoire de ces images, et on sait comment elles ont été tournées. Mais pour une personne, mettons, française, qui ne connaitrait pas leur histoire, est-ce qu’il ne serait pas important de montrer que le drapeau était là, mais que vous l’avez ôté ? N’est-ce pas important de souligner qu’il y a effectivement une omission ? J’ai l’impression que votre retrait du drapeau se fait en douceur. Pourquoi ? Est-ce que c’est à la demande de ceux qui vous ont donné accès aux images, ou pensez-vous que vous auriez pu être plus direct et cassant ?
R. S. : J’aurais bien sûr pu être plus cassant, plus explicite, mais j’avais le sentiment que ç’aurait été la solution de facilité de réagir à la violence par la violence. J’ai essayé d’éviter ça parce que j’avais l’impression que c’était le premier réflexe auquel invitaient ces images. Je pense aussi que nous nous devons d’avoir un autre rapport à ces archives, en dehors de l’histoire qu’elles nous imposent ; que si nous réagissons violemment devant elles, nous leur permettons, encore aujourd’hui, d’avoir de l’autorité sur ce que nous pensons et ressentons. Et je pense que nous avions besoin de trouver notre propre façon de les regarder.
L. K. : Vous vouliez donc vous les réapproprier.
R. S. : Je pense que ces images peuvent être libérées de leur contexte historique. Je n’aime pas le mot « réappropriation ». Je préfère penser en termes de libération : libérer ces images de la violente appropriation coloniale qu’on leur a infligées.
L. K. : Pourtant, vous vous les appropriez. Je veux dire, de simplement essayer de les libérer de leur histoire coloniale, c’est se les approprier et les revendiquer. C’est dire : « ces images sont à nous ».
R. S. : Je ne pense pas à ces images comme à des biens que je reprends ou que je donne.
L. K. : Non, pas comme des biens…
R. S. : Mon regard sur l’appropriation et la réappropriation est très littéral, et je n’aime pas utiliser ces expressions parce qu’elles ont tendance à sous-entendre que les images, la culture et l’art sont des biens qui nous ont été volés. Alors que c’est la violence des colonisateurs qui en a fait des biens qu’ils peuvent prendre et donner. Je veux libérer l’archive de l’idée qu’elle est un bien. C’est pour cela que je n’y pense pas comme une réappropriation du genre : « vous avez volé ma terre, et maintenant je la récupère », non.
Arshad Hakim (participant) : Je me demandais si vous pouviez nous parler des portraits qui apparaissent après le plan de la mer, au milieu du film. Vous les répétez, et à chaque répétition, ils sont de plus en plus détériorés. D’où vient votre besoin de détériorer ces images ?
R. S. : En pensant à la façon dont je voulais les aborder, je me suis dit que je ne voulais pas les traiter comme images du passé, comme des archives. Je voulais plutôt m’imaginer qu’elles appartenaient au présent, et que tout ce que nous vivons maintenant est le futur de ces images. Je ne voulais pas porter un regard nostalgique sur elles ; sentiment qui peut facilement vous submerger devant ce genre d’images. Ça m’a aussi permis d’éviter de les regarder sous une lumière nationaliste. Ce fut un défi pour mon imagination. Parfois, ça fonctionnait, d’autres fois non. Et pour essayer de me convaincre que c’étaient bien des images du présent, j’avais l’impression de devoir les juxtaposer à des apparitions venues du futur. Je n’ai pas tout de suite pensé à la mer. Je cherchais des images de notre présent, qui serait donc le futur des images du film — c’était une façon intéressante de se contorsionner l’esprit en travaillant sur ces images. J’ai simplement jeté un œil à mes propres archives, sachant que je voulais une image spectrale qui contienne une présence et une absence en même temps. Or, j’ai passé beaucoup de temps à Chypre l’an dernier, dans une petite ville côtière de l’est. J’y ai filmé la mer parce que je savais que Beyrouth était de l’autre côté. Ces plans de la mer me faisaient beaucoup d’effet, surtout après tout ce qui s’était passé au Liban l’année précédente. Les deux musiciens (Sharif Sehanoui and Abed Kobeissy) ont ressenti la même chose. On ne voit pas Beyrouth, mais on sait qu’elle est là, de l’autre côté de la mer. Après avoir trouvé ce plan, je me suis dit qu’on avait besoin de quelqu’un qui le regarde : un champ-contrechamp. Quelqu’un qui regarde la mer, une apparition spectrale du futur, à la fois effrayante, fascinante et belle. Donc, je savais qu’il y aurait une série de portraits de gens regardant la caméra comme s’ils regardaient la mer. Et quand j’ai rassemblé les images, Sharif s’est dit, après avoir vu les apparitions du futur, que ces portraits ne pouvaient pas rester intacts, qu’il fallait qu’ils soient affectés par ce qu’ils avaient vu. Il a alors suggéré qu’on intervienne sur les images. Au cours de nos discussions, on se demandait : que font les fantômes ? Que se passe-t-il quand un fantôme apparait ? Ça brise l’espace-temps. En présence d’un fantôme, le temps et l’espace sont désarticulés.
N. O. : Donc, on peut dire que votre film est une manifestation de cette désarticulation ? Quelle a été votre intervention, au niveau technique ?
R. S. : En gros, on a doublé les images en utilisant différentes formes d’inversions et de manipulations des paramètres de luminance et de contrastes.
Vishal Kumaraswamy (V. K., participant) : La mer est aussi bien un personnage qu’un affect dans votre film. Elle provoque une désarticulation de l’espace-temps tout en devenant simultanément témoin de ça. Par ailleurs, je ne peux pas m’empêcher de penser à la mer et sa navigation comme des éléments essentiels des mythologies de la colonisation, d’être capables de naviguer les océans et donc, de « découvrir » de nouveaux territoires. La mer passe d’un souvenir, au début du film, à une apparition revenant au présent. Elle commence vraiment à revendiquer son agentivité dépassant ces mythes coloniaux, d’une certaine manière. Et ce faisant, elle devient une contre-réalité à une mythologie du passé. Vous mentionniez également avoir filmé le Liban depuis Chypre, depuis l’autre rive. Regarder Beyrouth depuis Chypre signifierait approcher la ville depuis la mer, comme les colonisateurs l’ont fait.
R. S. : En travaillant sur ce film, j’étais hanté par ces images de la mer et du port, des bateaux. Regarder Beyrouth depuis Chypre n’a jamais été un geste de colonisateur pour moi, parce que Chypre et le Liban sont voisins. Émotionnellement, je ne me sens pas regarder le Liban depuis l’Europe. Je me sens plutôt regarder une ville depuis une autre, en tant que nous sommes connectés de bien des façons. D’autant que Chypre est une île. Je suis donc échoué sur une île, en train de regarder ma ville. Cette position nourrit mes fascinations aussi bien que mes craintes liées à la nostalgie de ma ville et à ma posture de témoin lointain de ses catastrophes. Toutes ces émotions entrent en compte. Je n’y avais pas vraiment pensé comme à une reproduction de la perspective d’un Européen arrivant dans une colonie par le port… mais ce n’est pas faux…
V. K. : Au contraire, je voulais dire que, dans votre film, la façon dont la mer apparait va à l’encontre ça, qu’il y a un désir, une nostalgie pour quelque chose de lointain et d’absent. Ce désir n’aurait pas été là dans le geste d’un colonisateur.
R. S. : Oui, c’est une bonne façon de le présenter.
Retranscrit et traduit de l’anglais par Ouennassa Khiari.
Relu par Nour Ouayda.