Vies de l’algue unicellulaire d’eau douce balayées par le xénon

« Cadavre exquis : ouvroir de cinéma potentiel » 1 est un laboratoire de valorisation patrimoniale et de création expérimentale consacré au cinéma scientifique et éducatif. Il puise la matière de son inspiration dans la collection de films didactiques logée au Centre de conservation de la bibliothèque de lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal. S’adressant aux artistes et auteur·trice·s toutes disciplines confondues, il invite à des formes variées d’expérimentations : films de réemploi, performances, ciné-concerts, écriture automatique, etc. Le texte à trois mains ci-dessous est né, en toute spontanéité, des premières séances de visionnage des bobines 16 mm qui ont eu lieu en juin 2021, à l’Université de Montréal.

*****

Déjà, retourner, après des mois d’absence, sur des lieux assidument fréquentés pendant 10 ans était une sorte de guet-apens mnésique : qu’allais-je trouver d’images, de fragments, de moments désignés ; qu’avait sculpté la mémoire et dans quelles matières ? Or, précisément, je me rendais dans ce lieu, l’université, pour aller voir des images que l’on se donnait pour tâche de rendre disponible à la mémoire collective et artistique, images pelliculaires couchées sur des tablettes dont personne n’ouvrait plus les étuis, images documentant des réalités éparses mais dans une perspective pointue, images contenant une mémoire épistémologique dont on allait juger si elle était apte à se faire manipuler, réemployer, remédier. Mais davantage, nous — la petite bande — nous y rendions aussi pour nous prêter à une expérience : nous faire les cobayes de ces images, nous livrer au jeu de la projection, de la pensée libre, potentiellement de l’écriture automatique, à tout le moins trouver l’écriture de ces images, sans ne trop juger d’elles, sans trop d’intentionnalité, était une des idées de départ. Laisser aller.

Aussi réalisai-je après-coup que si je retournais sur le lieu où j’avais appris à enrégimenter ma pensée et à la tenir sur le fil disciplinaire, sur le chemin de la connaissance, c’était cette fois pour aller dans le sens contraire des aiguilles de cette montre autrefois pendue à mon poignet, à rebrousse-poil, en partant d’un certain pouvoir d’agir de l’image et peut-être même pas ! Car nous nous étions dit que quand bien même un film serait d’une platitude absolue, il y aurait toujours quelque chose à y trouver. Que le jeu consisterait potentiellement à endurer corporellement la platitude, ou encore l’épouvante qu’inspire telle ou telle opération médicale. À prêter son corps, son état d’esprit, ses souvenirs, sa vie ramassée en un vendredi après-midi, à ces petits paquets de documentaires ou de fictions scientifiques ponctuellement visionnés. Double exercice de présence et de détournement de sens.

[C’est ainsi que]

Lors des cinq journées de visionnements préliminaires qui vinrent marquer mes débuts au sein de ce curieux projet qu’est Cadavre exquis, je n’ai pris aucune note manuscrite. La présence rassurante d’un crayon dans les mains de quelques-uns d’entre nous suffit à me convaincre que je n’avais pas, moi aussi, à traquer le détail dont je ne saurais que faire à terme. Plusieurs de mes collègues avaient déjà été assignées aux possibles réactions en chaine qui, dans un futur proche, traverseraient les esprits des usagers de notre archive éclectique pour alimenter les pratiques filmiques ou littéraires les plus diverses. J’avais pleine foi en leurs capacités maïeutiques. Je pus m’abandonner à ma lecture bien mienne sans vraiment me questionner, au préalable, sur ses modalités que je peine aujourd’hui à circonscrire. Il fallait, de mémoire, éviter de compiler de simples métadonnées et mots-clés arbitraires (viré, beau, long, riche, ennuyeux, chimie, Agfa, double-perf) qui poseraient les assises d’un répertoire chétif et oublieux, dont le seul souvenir clair demeurerait une visée initiale trop ambitieuse.

[car]

oui, la poétique des titres était d’emblée indéniable. Les parcourir du regard mettait l’accent sur un surréalisme survivant, une force d’évocation, une possibilité de ruissèlement, une dose de hasard dans la science. Et la perspective d’une curation déjà se chargeait de faire résonner les sémantiques, de se faire entre-heurter la fourmi avec l’intestin, l’étude du délire avec la contradiction propulsive du duodénum, le phénomène de la métabolie avec le mouvement de bascule du tutu dessiné de mémoire. Sens, contre-sens, dosage, projection, introjection : l’occasion était belle. Nous serions les patients de ces images prescrites pour soigner je-ne-sais quel mal, cette fois-ci, le mal n’était pas planétaire, il relevait plutôt de tout un chacun. Les images allaient trouver en chacun de nous un point de douleur, une zone rugueuse. C’est en tous les cas à travers le prisme du pharmakon que je les percevais à distance, aussi parce qu’elles étaient en grande partie issues du domaine médical. Remède et poison, elles nous inviteraient à embrasser nos contradictions, pensais-je, elles allaient agir de plusieurs façons, produire, nuire, flatter, repousser. Elles allaient nous être injectées.

Évolution de la mémoire graphique le cercle carré radiocinématographie de la motilité du duodénum la vie des euglènes la biologie des attas un délire hallucinatoire tout cela aligné sur cette sorte de grand cahier d’écolier Excel. Il y a des codes de couleurs parfois pour aider les yeux à distinguer psychologie médecine musique mathématique.

[et puis]

J’explique mal cette impression d’avoir entendu les titres au moment de survoler l’imposant inventaire du Centre de conservation de l’Université de Montréal, lors duquel je sélectionnai une première poignée de bobines à mettre à l’écart pour en faire le procès silencieux. Quoiqu’il m’apparût judicieux de laisser les films m’appeler d’eux-mêmes, une tactique tout à fait recommandable dans pareille démarche qui se laisse épaissir du fortuit ou de l’imprévu, jamais je n’aurais imaginé pouvoir rester sur une impression si franche de m’être laissé séduire via un sens pourtant sur le point d’être sollicité.

Technique de la passe balayée au hockey
Dissection de la tortue
L’île de Pâques
Motion perception II : three-dimensional motion perception
Sleept and dreaming in humans
The sleeping brain : an experimental approach
Le cancer de l’utérus : son diagnostic précoce
Le cancer du sein : son diagnostic précoce
Le cancer du tube digestif : problème du diagnostic précoce
La thérapique coagulante
Toute la mémoire du monde
Trois victoires d’enfants
Le voyageur immobile
The control of small blood vessels

[alors]

relire, relier, décrire cette promesse que dégage la lecture de ces titres. Comme un billet de train vers une ville où les mœurs se sont déplacées, où tout a l’allure d’un salon de sophistication guindée, où les habitants sont en sarrau, derrière un mur sans tain, la raie bien peignée sur la droite. Taiseux. Il s’agit avant tout d’observer. Tout est observation à l’image. Pourtant, sur la bande-son, ça parle sans arrêt dans une langue qui ne nous dit souvent rien, mais qui pourtant parle. Parle sans arrêt. Dans une langue que l’on parle, connaît, mais où l’articulation des phonèmes ne fait que rarement jaillir ce que l’on pourrait appeler du sens. Je ne sais pas ce qu’il faut savoir pour savoir — pour ceux et celles qui auraient fréquenté Radiocinématographie de la motilité du duodénum — ce qu’est un passage pylorique parcimonieux. Le commentaire ajoutera avec aplomb : « ce sera le seul ». On a envie d’interjecter, en imbécile : « Monsieur, vraiment, le seul, le seul, à vie ? Vous êtes certain qu’on n’observera pas d’autres passages pyloriques parcimonieux ? Pourrait-on, allez soyons fous, imaginer un passage pléthorique, dévergondé, bipolaire ? » Et on se fait traîner hors de la pièce par deux types en sarrau blanc, alors qu’on continue de crier : « Mais est-ce normal qu’une euglène s’enkyste, que le bulbe s’emplisse, que la contraction durable d’une chasse bipolaire s’arrête en D1 ou D2 ? Mais dites-le-moi !! »

[aussi]

Je reli(e)s. Oui : relie, relis. Les deux sont comme un ici, comme le canard et le lapin. Tantôt l’un, tantôt l’autre, alors même qu’ils sont la même chose, sont fait du même coup de crayon mine ou de burin. Je relis relie. Le même verbe qui refait le chemin et noue d’un trait le disparate. Je reli(e)s les titres pour commencer

Savoir notre bande, dans son ensemble, aux aguets permit à ma matière grise de vaciller allègrement entre un état malléable, propice aux plis devant les formes les plus surprenantes, et une paratonie féconde à la recherche des issues possibles sur la toile de l’évanescence. Mes collègues sauraient prévenir à la source ces réveils et naissances rejouées qui n’en vaudraient pas la peine, me dis-je, ces éventuels et probables culs-de-sac découlant de piges à l’aveugle pleines de promesses — analogues à nos propres présélections — sur la base d’un titre loufoque ne renvoyant non pas à la seule idée du contenu d’un film, mais à cette voix reconnaissable (celle-là) ayant pour habitude de le bercer d’un bout à l’autre. Cette voix, pourtant, tend à jaillir de notre seule imagination.

[a parte]

(Je relis mes notes et tente non sans humour de simplement déchiffrer ce qui est écrit, les mots étant si peu familiers : ai-je bien écrit « calliopses toniques » ?)

[car]

Sans le vouloir, j’ai âprement mobilisé ces narrateurs archétypaux invisibles — ou une certaine idée d’eux — pour m’épauler dans ma propre pige. Je les laissais déborder sur un titre qui, trop souvent, n’évoquait que quelque chose de vaguement scientifique. Rares sont ces voix qui n’avaient ultimement rien à voir avec les formes diffuses que peuvent prendre leurs préexistences clandestines dans le flux de nos consciences. Si souvent, je crus avoir affaire à un simple Troy McCLure groeningien brumeux jusqu’à ce qu’une poésie précieuse n’emplisse chaleureusement chaque silence entre deux itérations du bruit du projecteur en marche. Néanmoins, la voix (over) des films, celle que l’on entend vraiment, constitue souvent cette rare poche de résistance entre la pleine abstraction et un public enthousiaste et friand de matérialités fatiguées. Combien de fois, au cours de ces après-midi passées dans le noir, allais-je être traversé du songe que ces images qui défilaient devant moi ne pouvaient rendre compte de véritables phénomènes isolés ?

[Mais auparavant]

Il faut décrire ces petites tours de boites métalliques empilées, lourdes, avec leurs fiches jaunies, les palimpsestes que forment la superposition d’étiquettes décrivant les âges de vie de la bobine, dates d’emprunt, services par lesquels elle a transité, date d’inspection, et le couvercle qui se retire et qui nous fait découvrir, momie, la bande enroulée autour de son noyau, l’amorce bleue (pourquoi toujours bleu, est-ce une façon de signaler l’alma mater ?) excitée à l’idée de s’étirer et qui déjà se déplie, rue dans sa gaine de métal, se déploie dès que la bobine est tenue à la verticale, que docilement elle trouve sa vis, la perforation de bande, sa griffe, l’enclenchement du mécanisme se syntonise. On éteint. C’est parti.

[Cependant]

Nous avons projeté les films vendredi. Samedi, les images revenaient. Une roue de vélo qui continue de tourner sur elle-même, alors que son chauffeur convulse par terre, en proie à la crise. Premiers plans déjà traumatiques de Les épilepsies. Études clinique, électroencéphalographique et expérimentale. La caméra insistait déjà trop sur ce détail quasi hors-sujet, pour ne pas deviner à l’avance qu’elle y retournerait par la suite. Étrange coquetterie figurale jetée là, à côté de cet homme dont on se demandait s’il était acteur ou patient, car comment conditionner la crise d’épilepsie du promeneur à vélo ? Mais cette crise était trop parfaite, trop corporellement incarnée pour être actée et quand bien même aurait-elle été actée, on pouvait se demander par quel invraisemblable détour de pensée cinéphilique l’auteur du film avait pu croire que cette entrée en matière exemplifiante pouvait s’agrémenter de ce passage vers cette roue qui tourne à vide, telle la prise en charge métaphorique de ce pauvre homme toujours convulsant, à ses côtés.

[et puis]

La suite n’y allait pas de main morte : diverses mises en situation qui déclinaient les différents types de crises montraient des êtres humains, indéniablement patients, c’était hors de tout doute, prêter leur maladie, à leur corps défendant, à l’avancement de la science sous l’œil de la caméra ; et puis, des chats, des chiens chez qui on provoquait les différents types de crises, à l’issue de la pose d’une puce dans des parties choisies de leur cerveau. Et puis, à un moment, cette brève image d’homme, cette fois vraisemblablement un acteur qui, se regardant dans le miroir, lance le verre qu’il tient à la main au visage qu’il voit. Le retour vers cette roue qui tourne à vide fit complètement rater mon projet de non-jugement. Ce fut la goutte esthétique qui a fait déborder le vase du manquement éthique de la science, et de surcroît, c’est bien le pire, c’est que cette fichue roue de vélo jetait un pont avec les jeux de mon esprit, car n’est-elle par l’objet par excellence qui incarne la méthode créative fondée sur le hasard ? Avec ses chats contrôlés, ses humains souffrants, son mélange d’acteurs et de non-acteurs, ce film rendait coupable ma capacité d’établir des liens.

[Pour ma part]

Je fus d’ailleurs coupable de laisser un certain Bob Palmer s’approcher trop près de mon oreille, par-dessus mon épaule, pour y murmurer « the world’s most versatile horse » avec pour seul élément contexte — pour replacer l’individu — sa vague affiliation avec l’honorable American Quarter Horse Association. N’ayant pressenti qu’il lui serait nécessaire de vanter aussi exhaustivement l’agilité et les mérites de pareille sommité, ledit cheval – the best of the West me dis-je en riant dans ma barbe — je crus entendre chacune des parties de son titre rebondir mollement aux suites d’une pause suffisamment longue pour oublier l’énoncé dans son ensemble. World’s. Most. Versatile. Horse. Palmer, tel que je me l’imaginais — sans doute n’est-ce pas sa voix d’ailleurs qui porte ce pénible exposé — émoussait peut-être mon jugement. Il s’exprimait dans une langue simple qui dévalait ses lèvres comme s’il la toussotait distraitement devant un public accroché à ses mots. Une sorte d’Harry Dean Stanton peut-être. C’est au trente-huitième virage exceptionnellement serré de l’illustre destrier à la polyvalence hors-norme que l’ennui eut raison de nous. Un premier « c’est beau, on a compris » retentit. Quelque chose comme « de toute manière, les trucs westerns, ça ne nous intéresse pas » suivit peu après. Nous pouvions passer au prochain film. Quelques mots à son sujet.

[Encore]

Décrire l’effet que procure ces visites dans ces tours ternes aux étranges habitants, où on rentre toujours in media res. Les gens sont déjà là. Les outils ont été disposés. Les animaux ont été appareillés. Les machines sont calibrées. On était attendu. Et on pense parfois à Tati. Resnais. Robbe-Grillet. Il nous vient des fous rires avec Buñuel, dans un coin de la salle.

Mais bien qu’il fût le plus douloureux de notre séance, Les épilepsies. Études clinique, électroencéphalographique et expérimentale n’est pourtant pas le film qui m’a le plus habitée, dans les retombées. Je ne m’attendais pas, en effet, à être aussi réfléchie par le protagoniste d’Un délire hallucinatoire: psychose systématique chronique. Cette fois, la science avait fait œuvre éthique de fiction, en inventant une histoire permettant de montrer l’évolution de la maladie psychotique chez un homme ordinaire. Nul sujet filmé à son corps défendant, seulement cet homme dont on apprenait à connaître le faciès et le corps, à travers la variété de plans le montrant tantôt au bureau, assailli par le bruit du martèlement des étampes qu’appose une collègue, tantôt dans la rue, s’interrogeant sur la présence et le sens d’une affiche, tantôt dans son appartement, sur son lit, incapable de penser à autre chose qu’aux voix et sons qui le démettent de lui-même. Incapable de penser même ? Alors cet homme, à qui j’étais cette fois capable de m’identifier, grâce au truchement de la fiction, me posait une autre question surréaliste par excellence : est-ce que le délire appartient à ce que l’on nomme pensée ? Est-ce que la psychose produit quelque chose, tout en faisait perdre à son sujet, son boulot, son mariage, son appartement, ses facultés de vivre normalement ? Le visage ordinaire de cet homme, dans la quarantaine ou la cinquantaine, avec ses signes de fatigue évidents, ses cernes, son teint gris, sa barbe pas tout à fait fraîchement rasée, m’évoquait indéniablement Artaud dont l’effroyable voix se superposait, dans ma tête, à la sienne et à toutes celles qu’il entendait. Je revois avec une précision extraordinaire le très gros plan de son oreille, comme un hommage à son impuissance et comme un relai vers toutes ces autres voix narratives entendues ce jour-là.

[En effet]

Dans cette ville étrange, la parole est affirmative et ostentatoire. Elle sait. Et elle dit sans arrêt ce qu’elle sait. On ne peut pas discuter. It is what it is. Avant, après. Peu de place au mystère, à l’interprétation. On a bien travaillé, on sait ce que l’on sait et la personne qui vient ici, dans cette ville, doit tout retenir. Tout est important. Tous. Les, Mots. Il faut bien articuler pour que ce soit bien entendu, mais il faut y aller rondement, de toute façon, notre auditoire sait déjà, il est ici pour confirmer, oui pour voir et confirmer ce qu’il sait déjà. Mais pour autant, à écouter, on n’est pas toujours dans le même ton. Le recto tono anesthésié de motilité du duodénum. L’enthousiasme fleuri un peu trop sentimental de la biologie des attas. La voix grave, goudronneuse, crépusculaire, sinistre d’un délire hallucinatoire. Le bergsonien chantonnant de la mémoire graphique. Le ton guilleret qui suit les arabesques des euglènes.

[En outre]

Il y avait en effet des perles de langage dans ces discours tenus en voix off de la science. Dans l’émouvante Vie des euglènes — algue unicellulaire d’eau douce dotée de l’incroyable faculté de se comporter à la fois comme un animal ou un végétal —, on nous parlait de « liquide bourbeux », d’« hétérotrophie », on disait « comme des mouvements péristaltiques le long d’un ver de terre ». Mais Évolution de la mémoire graphique était à ce compte plutôt inouï et, encore ici, avait, aurait-on dit, fomenté le plan de réfléchir le surréalisme, avec son expérience de faire exécuter un dessin sur le motif et de répéter le dessin de mémoire, à plusieurs reprises dans le temps. La voix du narrateur était impossible, outre-articulait de façon totalement pédante les énoncés : « immutabilité du passé », « vie secrète de la mémoire », « irrégularité de la mémoire graphique », « 100 jours d’évolution mnémonique », « mouvement de bascule du tutu », « évolution désordonnée » et puis, on nous parlait d’un « auteur conscient et involontaire, bien entendu » ! Un auteur conscient et involontaire, bien entendu ! Bien entendu !

[Alors]

Décrire ensuite la matière de ce que l’on voit. Décrire ces couleurs souvent virées : ce monde eastman, un aquarium à la vitre teintée, où tout nous apparaît en nuance de rose et de rouge, d’ocre, la couleur du sang caillé et des tutus. La bande de plastique, souvent tordue à la cheville des perforations, entraîne un spasme bégayant de tout l’univers du faisceau. Le band-aid, la béquille, la prothèse posée il y a des lustres, n’a pas tenu. La colle s’est pétrifiée, le papier collant s’est crispé. La griffe alors accroche distraite manque la marche (comme le cycliste qui loupe un caillou dans un col et entraîne une catastrophe de fibre de carbone tordu et de caoutchouc éclaté et d’asphalte et de genoux râpés). Tout trébuche. Le son caquète. Le temps se disjoint, s’amollit, se déchire, l’univers se strie. Rien y fait. Il faut tout couper et reprendre. Le train de la bande secouée par l’entropie se tend, tire. Puis le carrousel reprend sa fine mitraille. L’ampoule au xénon tinte, ouvre les yeux. Le carré réapparait.

[Voici que]

Cyclohexane

Huit. Sept. Six. Cinq. Quatre. Trois.

Il devait y être, mais aucun bip ne retentit. Tout ce temps, d’ailleurs, l’amorce était à l’envers. Noir. Titre à l’endroit. Une production du Centre audiovisuel de l’Université de Montréal. Une réalisation de monsieur Henri Favre, professeur de chimie. La sound head de notre projecteur Eiki fut alors traversée du défilé rapide d’une seconde bande de perforations que nous n’avions pas remarquée au moment de charger le film. Quelques secondes s’écoulèrent et, déjà, nous nous étions lassés de ces pulsations grasses qui auraient persisté, telles quelles, jusqu’à la toute fin de la bobine. Nous tûmes ce film merveilleusement préservé pour nous délecter sans voix des curieux assemblages de sphères, de bâtonnets et de caractères alphanumériques qu’il donnait à voir. Il m’est difficile de décrire ce qui survint dans ce silence entre nous.

Sources des images :

La vie des euglènes (N. Bartaud, H. Mugard, P.P. Grasse, Laboratoire des êtres organisés, Faculté des sciences, 1965)
Le cercle carré: étude de la perception d’une forme mouvante (Jean Beuchet, 1962)
Culture et associations in-vitro de jeunes blastodermes d’embryons de poulet (Etienne Wolff, Centre national de la recherche scientifique et laboratoire d’embryologie et de tératologie expérimentale, Collège de France, 1962)
Computer in your life (Gregor Podney, 1980)
Sleep and Dreaming in Human (Anne D. Cook, James B. Maas, 1971)
Ballet sur un thème paraphrénique (Éric Duvivier, Sciencefilm, 1962)
Comment faire un lit d’hopital (Anthony Perris, Graham Parker, 1968)
Expérimentation accoustique sur les corbeaux (R. G. Busnel, Institut national de la recherche agronomique, Laboratoire de physiologie, 1961)
La grande oreille (Pierre Guilbert, 1962)
Cyclohexane (Université de Montréal, Centre audio-visuel, 1969)
Les épilepsies. Études clinique, électroencéphalographique et expérimentale (Eric Duvivier, Films art et science, 1950)
The world’s most versatile horse (Bob Palmer, American Quarter Horse Association, s.d.)
Gorilla’s first Year (Austin H. Riesen, Appleton-Century-Crofts, 1968)
Un délire hallucinatoire: psychose systématique chronique (Eric Duvivier, Sciencefilm, 1961)
La vie cachée des ruisseaux (P. Pesson, Service du film de recherche scientifique, 1962)
Évolution de la mémoire graphique (Jean Beuchet, Faculté des lettres, Laboratoire de psychologie, 1953)

Notes

  1. D’autres manifestations du projet Cadavre exquis se sont déroulées dans le cadre de la soirée À l’ombre des astres II, le 2 septembre 2021 et Ok Là, le 8 août 2021. On peut en visionner des extraits sur le site Zoom Out : Cadavre exquis #1 ; Cadavre exquis #2