Brouillard
Difficile d’écrire un texte sur ce projet. Je suis habitué par exemple de voir mon père tondre le gazon ou passer la souffleuse toujours de la même façon. Sinon parfois, quand je regarde les séquences de ce projet, j’ai l’impression de me retrouver dans un cauchemard où je suis incapable de bouger, de m’enfuir ou de crier. Même si j’avance, on dirait que l’image avance aussi, en même temps. La matière devient comme une mélasse transparente que j’essaie de traverser sans succès.
Ces schémas illustrent la relation qui existe entre l’image et
le processus dans mon travail :
Je crois qu’avec “brouillard” par exemple, bien qu’on sente quelque chose derrière les images, le processus est définitivement en arrière-plan. Avec “930” sinon, j’ai l’impression que les deux partagent une même surface. Tandis que pour “Ville Marie”, le processus semble avoir une valeur propre (indépendante des images).
Ce qui m’attire dans la technologie mécanique du cinéma a probablement à voir avec un désir de me mesurer à elle, de la maîtriser, physiquement. Pour y arriver je dois me soumettre à ses conditions d’opérations. Je deviens esclave d’un processus machinique abrutissant. Et donc au final, je ne suis plus certain qui, entre moi et la machine, a le contrôle. J’aime quand on peut voir dans mon travail les traces de cet échange.
Voici quelques images illustrant les différents types d’explorations complémentaires à “brouillard” :
a) « aller/retour »
« aller/retour » est une installation et performance cinématographique dans laquelle je fais circuler une boucle 16mm à travers quatre projecteurs simultanément. Étant donné que les moteurs ne tournent pas exactement au rythme de 24 images par seconde, je dois parfois arrêter une des quatre machines afin de maintenir la tension de la boucle. Le séquence visuelle, créée en collaboration avec Heather Reid, a été générée en surimprimant les trajectoires circulaires d’une cycliste sur le belvédère Kondiaronk du Mont-Royal. La configuration panoramique de la projection reproduit l’espace circulaire balayé par la caméra au moment du tournage. La performance se termine lorsque j’éteins successivement les quatre projecteurs.
b) « belvédères »
J’ai tourné à l’été 2012 une série de plans-séquences, chacun constitué d’une multitude de panoramas verticaux juxtaposés en surimpression. Le mouvement de la caméra balaie l’axe Nord-Sud défini par la rue de la Montagne au centre-ville de Montréal. À l’origine, ce projet répondait à une commande du Winnipeg Film Group.
c) « brouillard – passages »
Dans cette série, je capte en caméra à l’épaule ma traversée d’un sentier menant à un lac. Je rembobine ensuite la pellicule, retourne au point de départ et surimprime un autre parcours. Je répète cette gestuelle des dizaines voire des centaines de fois. La durée du plan-séquence final correspond au piétage de pellicule chargée dans la caméra.
Qu’est-ce que ça veut dire ce dessin? Et en quoi y’a-t-il un lien avec “brouillard” ? J’avais décidé en 2012 de m’inscrire à un cours de théorie du cinéma à l’Université McGill. Le cours s’intitulait cinema : time/machine et je me disais que c’était le contexte idéal pour réfléchir à mon travail. La structure s’articulait autour de l’image-temps de Deleuze. Et au travers de cet ouvrage, j’ai découvert Henri Bergson, notamment son livre Matière et mémoire.
Je m’imagine donc l’être humain comme un sujet ayant une mémoire et un potentiel. Puisqu’un nouveau-né n’a pas de vécu, son potentiel est ouvert. En acquérant l’expérience, le sujet adulte développe sa mémoire et en vieillissant, toute l’inertie qu’elle engendre au fil du temps l’envahit. La reconnaissance habituelle dont parle Bergson représente pour moi l’aspect inconscient/automatique de cette inertie : notre vécu et nos expériences conditionnent nos réflexes et ceux-ci finissent par prendre le contrôle de notre façon d’appréhender le monde. Tandis que la reconnaissance attentive requiert un effort volontaire qui peut être de plus en plus difficile à produire avec le temps.
En tout cas voici comment j’ai interprété une partie de ces propos. Je trouvais que ma façon d’approcher le médium, mon processus répétitif ainsi que les images résultantes répondaient à ces idées. En augmentant le nombre de surimpression, les détails disparaissent et on ne peut voir qu’une approximation de l’espace filmé. Les variations de mon rythme de marche, mes légers soubresauts en caméra à l’épaule sont absorbés par l’accumulation des couches. Même si en théorie toute la mémoire la lumière de mes passages a été imprimée sur la bande de film, c’est la somme qui est visible : une image de synthèse. À moins d’un évènement traumatisant -tel la pellicule qui casse dans le cas de “passage #14” – la répétition des passages creuse un sillon qui engloutit l’information visuelle. C’est peut-être pour ça que la nature/provenance du mouvement de caméra peut sembler mystérieuse.