Chronique télévision

BREAKING BAD, UN HÉROS À NOTRE IMAGE

Face à la pléthore de séries de grande qualité que nous offrent les câblos américains depuis quelques années, redessinant par là même la frontière entre les productions télévisuelle et cinématographique, le téléphage que je suis se pose souvent la question suivante : mais que font donc ces séries que leur sœurs ainées, des années 1960 aux années 1990, ne faisaient pas ? La réponse la mieux articulée et la plus complète, je la trouve dans une série de AMC qui a reçu significativement moins de publicité que les désormais célèbres Soprano et autres Mad Men mais qui ne souffre pas pour autant de la comparaison. Breaking Bad, que Stephen King lui-même a vantée comme « l’émission la mieux scénarisée de la télévision » 1 , est en effet un joyau d’écriture et une série dont l’audace, la qualité de jeu et de réalisation rendent définitivement caduque toute distinction a priori avec les meilleures productions américaines destinées au grand écran. Elle offre en outre un excellent point de vue à partir duquel il semble possible de comprendre la singularité de la production télévisuelle contemporaine.

La première différence notable de Breaking Bad avec les séries criminelles classiques – on peut penser à des émissions telles Mission Impossible, Kojak, ou encore du côté de l’Europe à The Avengers ou encore Arsène Lupin -, c’est justement la manière dont on y traite la criminalité. Alors que traditionnellement, à la télévision, le crime a toujours été l’affaire de spécialistes et d’experts d’un côté comme de l’autre de la frontière légale – policiers, mafieux, cambrioleurs, private eye – le génie propre des créateurs de Breaking Bad est d’avoir imaginé un personnage de parfait quidam, amené au crime par nécessité, et qui découvre en même temps que le téléspectateur les arcanes de cet univers aussi trouble que fascinant. Walter H. White est en effet un professeur de chimie dans une école secondaire, homme sans histoire s’il en est, bon époux et bon père qui, lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un cancer du poumon très avancé, décide de se lancer dans la fabrication de méthamphétamine (ou crystal meth, pour les initiés), question de pourvoir aux besoins de sa famille après sa mort. Au fil des saisons (la 4ième débute ce mois-ci), l’apprenti sorcier – il a un véritable talent pour la chose – pénètre de plus en plus profondément les sous-terrains boueux de cette industrie parallèle, soulevant au passage quantité de questions, la plupart de nature éthique. Son attitude, son comportement, ses doutes sont ceux d’un homme ordinaire placé dans une situation extrême, ce qui favorise grandement l’identification du public – comme nous l’a bien enseigné Hitchcock, entre autre.

La forme qu’emprunte Breaking Bad est elle aussi très différente des exemples de séries célèbres qui ponctuent le dernier demi-siècle de télévision. Adoptant la forme du feuilleton, la série se présente donc comme une histoire ouverte, dont chaque épisode est une tranche plutôt qu’un récit complet, clos sur lui-même. Cette caractéristique, qui constitue possiblement l’aspect distinctif fondamental de la production contemporaine de fiction, est loin d’être négligeable, car c’est elle en substance qui permet la mise en place d’une intrigue complexe et l’approfondissement de la psychologie des personnages centraux. Là où la série traditionnelle se pliait à un formatage très contraignant, dont la fonction était, justement, de mettre en série une multitude d’intrigues séduisantes par leur régularité et leur prévisibilité – caractéristiques fondamentales de la série selon Umberto Eco – une émission comme Breaking Bad fonctionne à partir du principe contraire : chaque nouvel épisode, chaque nouvelle saison constitue une sorte de fuite en avant, marquée bien entendu par un certain degré de redondance mais tout autant par un ensemble de modulations imprévisibles. Les possibilités ainsi offertes aux scénaristes d’innover, de jouer avec la forme, d’imaginer des développements narratifs originaux se trouvent décuplées, au point qu’il faille sérieusement remettre en question le terme de « série » pour désigner adéquatement ce type de production. On l’aura donc compris, les caractéristiques énumérées ici tendent à rapprocher Breaking Bad d’un certain cinéma, et les nombreuses références aux genres (western, films de gangsters, comédie noire à la Fargo) ne sont pas sans contribuer significativement à cet effet. Avec ses références au monde des high schools, sa thématisation originale des problèmes de drogue qui sévissent parmi les populations hispanophones du Nouveau-Mexique, il paraît assez clair qu’elle travaille aussi activement à conquérir un public jeune, celui-là même qui tend de plus en plus à déserter la fiction pour la télé-réalité.

Mais il semble que la série offre encore un autre bénéfice, symbolique celui-là, à ses téléspectateurs. Comme le mentionne très judicieusement François Jost dans l’opuscule qu’il vient de consacrer aux séries télé américaines : « grâce au héros expert, le téléspectateur profane tient sa revanche sur les institutions qui le dominent 2 . » On n’expliquera pas autrement en effet le nombre incalculable de séries contemporaines (House MD, The Sopranos, Mad Men, The Mentalist, Lie to Me, 24) qui présentent un « expert », détenteur d’un savoir – qui peut être largement obscur, ésotérique même 3 – et qui s’en sert contre le pouvoir officiel (ou malgré lui, ce qui revient la plupart du temps au même). Contre un système jugé peu transparent et abusif, contre la raison institutionnelle qui est synonyme de mort (au propre ou au figuré), l’individu cherche à recouvrer une identité pleine. C’est très certainement le cas de Walter H. White, homme rangé s’il en est, que le système a cassé, mené au bord d’une mort injuste (un cancer du poumon alors qu’il ne fume même pas) et à qui le crime offre une dernière chance d’exister. Le héros de la fiction n’est donc finalement pas si différent du quidam de la téléréalité transformé en vedette d’un jour, en ce qu’ils offrent tous les deux un mirage où faire jouer ce désir apparemment irréductible aujourd’hui de prendre le pas sur un anonymat vécu de plus en plus péniblement.

Notes

  1. Dans sa chronique publiée sur Entertainment Weekly
  2. François Jost, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme, Paris : CNRS Éditions, p. 60.
  3. Le discours scientifique n’y échappe pas : il suffit de voir, par exemple dans House MD, comment le jargon médical qu’on nous sert est l’équivalent de formules alchimiques incompréhensibles pour le commun des mortels.