Logique du règlement de comptes hollywoodien

Autour de 8mm

(ou la vérité à la pointe du fusil)

Nous publierons à nouveau quelques textes choisis des premières années de Hors Champ, qui ne figurent pas dans l’index du site actuel. Ce texte, réédité et originalement paru en avril 1999, se joint à des réflexions récemment poursuivies dans nos pages, sur la violence dans le cinéma américain.
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On ne discute pas vraiment, dans le film d’action hollywoodien. On traque l’ennemi – le bien fait la course au mal, lui même en quête de victimes innocentes, si bien qu’on ne sait plus à partir de quand le serpent se mord la queue. Puis, lorsque enfin l’ennemi et le héros se dressent l’un en face de l’autre, vient l’étape cruciale, la fatidique et inévitable épreuve du combat singulier, celle par quoi tout devrait, en principe, se résoudre – ou s’accomplir, au sens biblique.

Il est étonnant qu’on n’ait pas encore consacré d’étude sur ces instants de grande résolution qui nous reviennent si identiques d’un film à l’autre, si clairs dans leur démarche. Il s’agit pourtant du moment sacré où tous les masques tombent et les natures se révèlent. Dans ce combat, la «philosophie» du personnage se conjugue parfaitement à ses actions immédiates, les gestes qu’il pose dans la lutte. Le combat singulier est d’abord un ballet de coups de poings ponctués de longues tirades, ou de longues tirades ponctuées de coups de poings et la scène qu’il dessine en est une où, enfin, la psychose douloureuse qui sépare tant le discours d’un sujet aux gestes qu’il pose, n’a plus cours.

Reste qu’il n’y a pas que les coups qui comptent ou qui portent. Il y a surtout l’arme en plus, celle qui reste dans une quelconque main lorsque toutes les autres sont tombées, celle qui permet de contrôler la situation. (Reservoir Dogs montre bien à quels désastres de pareilles confrontations nous mènent lorsque chaque personnage en place se trouve également pourvu en armes: que des victimes.)

Car avant d’être instrument de mort, un fusil est d’abord, pour son unique détenteur, un instrument de parole. L’interruption mutuelle qui participe du mouvement de la plupart des échanges dialogués ne peut plus imposer sa tyrannie. En intimant à l’autre de se taire, le fusil libère la parole de son détenteur. Il peut enfin affirmer, tout en la dévoilant, l’irréductibilité de sa nature propre.

On ne discute pas vraiment, dans le film d’action hollywoodien. Mais on se téléscope à qui mieux-mieux des vérités bien senties. On passe aux aveux, des «aveux» lourds de conséquences spécialement pour leur destinataire, puisqu’ils se présentent finalement comme les dernières paroles que celui-ci devrait entendre avant que son interlocuteur ne l’occise. C’est dire la qualité de l’enjeu qui se dessine ici.

Reste que cet échange de tirades emprunte deux débouchés dialectiques majeurs, d’après les impératifs habituels du manichéisme hollywoodien. Il y a d’abord l’aveu, par le «méchant», de sa satisfaction narcissique: «tu vois bien que finalement nous sommes les meilleurs», «ce que je fais, je le fais pour le plaisir, sans autre raison», etc..: la volonté de puissance et de jouissance dans l’exercice du pouvoir, contre laquelle s’élève la voix d’un «héros» à mi-chemin entre la campagne d’épuration morale et le désir de réparer un affront personnel: «justice sera faite!» «Tu ne t’en tireras pas!» «Avoues que c’est toi le coupable!», etc.

Cela ne change rien. Entre les deux partis, l’échange est à peu près nul. Dans cette confrontation, «bon» et «méchant» exposent un même entêtement.

Et si, pourtant, cette logique nous conduisait à l’erreur? Et si un troisième terme, crucial, se cachait au bout de cette stérile empoignade dialectique?

Il suffit de souffrir un visionnement de 8mm, infect film de Joel Schumacher, pour voir de quoi il s’agit. Tandis que Nicholas Cage et son ennemi se battent comme les fantassins de leurs pulsions respectives, la représentante du milieu riche et puissant des personnalités politiques capables de se taper des snuff movies sur demande médite sa propre culpabilité et décide finalement de se pendre.

Or la note de suicide de la veuve du sénateur coupable, en premier lieu, d’avoir passé pareille commande, laisse entendre une demande de pardon qui tient lieu également d’injonction redoutable: s’il vous plaît, oubliez-nous.

Or, cet oubli des sujets qui exercent le mal à grande échelle n’est que trop courant. N’est-ce pas l’argument qui se trouve au coeur de tous les films qui flirtent avec les «théories de conspiration»? Il y a, quelque part, un pouvoir qui, pour s’exercer, entretient autour de ses exactions un opaque halo de secret qui les tient éloignées de la conscience publique.

Quelle importance y a-t-il alors dans le fait que le cinéma américain s’attarde à aborder sous la forme d’un sempiternel règlement de comptes personnel des problèmes dont la portée s’avère de loin beaucoup plus vaste?

Comme on sait, représenter un problème comme réglé – ou comme potentiellement réglable – par le biais du règlement de comptes personnel, participe du genre de synecdoques qui permettent de pérenniser un problème, en faisant endosser à ses figures subalternes le poids entier de la culpabilité, tandis que les décideurs réels, eux, poursuivent leurs tractations sous le pan d’ombre que leur donne des films comme ceux-là.

«Présenter un problème réel comme s’il était réglé demeure encore la meilleure manière de prétendre qu’il n’existe pas.» Dans ce type de rhétorique, le cinéma américain est passé maître. C’est ce que démontre notamment 8mm, dont l’intérêt se situe uniquement à ce niveau «sociologique» – comme réponse symptomatique de la faction puritaine d’Hollywood au regain d’intérêt public que s’attire la question de la pornographie. Que cet univers s’avère ici grossièrement traité (comme s’il s’agissait d’une sordide attraction foraine) n’y change rien. Mais que cette réponse se conjugue de nouveau par la logique revancharde des vérités assénées à la pointe des fusils – qui est le propre de tous les extrémismes – devrait en laisser plus d’un songeur.