Le Pornographe

Au nom du père et du fils

“L’histoire, c’est la passion des fils qui cherchent à comprendre les pères”. Insérée au générique final du film Le pornographe, deuxième long métrage de Bertrand Bonello (Quelque chose d’organique, 1998), cette citation de Pasolini rend manifeste l’approche singulière qu’adopte le réalisateur, qui se penche ici sur la vie du cinéaste porno Jacques Laurent (Jean-Pierre Léaud). Au-delà de la simple biographie factuelle et des questions sur la représentation pornographique à l’écran, le film rapproche deux âges, celui du père Laurent et de son fils Joseph (Jérémy Rénier). Il pose un regard sensible et diffus sur la relation entre les deux, questionne l’héritage des uns pour le présent des autres.

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Jacques Laurent, dettes accumulées, retourne à un métier qu’il aurait voulu à jamais laisser derrière lui. Ainsi le film ne s’attarde pas aux glorieuses années de ce réalisateur culte du porno des années 1970, mais à celles de son retour à ce qui est entre-temps devenu le cinéma porno : un milieu sans âme où le métier n’a pour finalité que l’industrie. Complice de l’objectif, Léaud pivote avec désinvolture et garde, comme toujours, une étonnante distance. Celle-ci porte toute la profondeur du pornographe en question, d’un être humain déchiré. Durant le tournage des scènes pornos, Bonello façonne de longs plans, donne toute la place à l’acteur photographié, au temps qu’il écoule de ses gestes. De même, l’érotisme luisant et claquant, est filmé avec distance. S’écartant du tape-à-l’œil propre à ce genre, il préfère mettre en scène les confrontations entre réalisateur et producteur. Cadrages calculés, lumières tranchées : la froideur du regard, température de l’industrie elle-même, illustre le désenchantement du réalisateur, la réification du genre. Sur un sujet jadis tabou, le film pose un regard humain.

La rencontre

Musicien- il a déjà joué aux côtés de Mirwais et de Françoise Hardy -, Bonello l’est pour Le pornographe, dont toute la justesse harmonique repose sur l’accord de deux drames humains. Disparu depuis l’âge de quinze ans alors qu’il avait découvert le véritable métier de son père, Joseph reprend contact avec ce dernier : son mutisme rencontre la déchirure de l’autre. Tout comme Laurent qui avait choisi la pornographie pour abolir les derniers tabous sociaux de son époque, le regroupement contestataire auquel Joseph prend part rejette les pratiques et les conventions sociales de son temps. Mais les enjeux ont changé, et toute critique radicale du fonctionnement et des normes sociales fait face, plus que jamais, à des structures sourdes. Ainsi c’est par le silence, “dernier moyen qu’il nous reste”, que la révolte se canalise. L’enthousiasme délirant des années 60 a fait place à l’accablement.

Le métier du père affronte et reflète les préoccupations révolutionnaires du fils. L’intelligence de la réalisation repose dans le modeste écho de la vie de l’un dans celle de l’autre. Bonello le suggère lui-même lorsqu’il filme Régnier au corps à corps, utilise abondamment la voix-off de Léaud. Traitement simple mais efficace, qui met bien en relief l’antagonisme des personnages : un esprit vif et volubile qui, à force de filmer les organes des autres, s’est éloigné de son propre corps ; un corps étouffé qui, à l’aube de la vingtaine, refuse les mots. Ainsi la rencontre réveille une complémentarité qui dépasse la volonté consciente des protagonistes. À travers le silence de randonnées urbaines, les quelques mots échangés remplissent le vide des âges, un peu. Chacun, devant l’autre comme face à une sourde nécessité, dévie. Le père face à l’héritage vide de sa contestation de jeunesse, le fils face au silence de son présent contestataire.

Vivre la différence

Le pornographe culmine dans un repositionnement des vies. Joseph, debout dans une discothèque, commence à danser. Le geste libère progressivement le corps. Bonello scrute le moment pendant de longues secondes et rappelle ainsi la dernière scène du magnifique et énigmatique Beau travail de Claire Denis (1999), réalisatrice avec qui le jeune cinéaste partage une sensibilité sourde et lyrique. Mais si, en bout de ligne, les silences de Joseph trouvent leur sens dans de brefs regards échangés avec Rebecca, jeune femme dont il est amoureux, ce sont les angoisses du père se transforment en partition pour instrument seul. Laurent s’assoit sur les quelques briques d’une maison qu’il veut lui-même construire, s’y perd dans le rêve d’un film qu’il voudrait faire et qu’il ne fera jamais.

De lui-même, Jacques Laurent se consume. Convoqué à une entrevue par une journaliste, le pornographe se déchire, la parole en gros plan. Les élucubrations de Léaud deviennent de vrais crachats. Le dernier mouvement du film s’orchestre comme un spasme : douloureux et vivant.

“Sans le public des camionneurs, je serais foutu : la pornographie ce sont des jeunes filles bourgeoises et bien élevées, inaccessibles aux ouvriers, qui révèlent une authenticité de salopes.”

“Parce que vous me parlez de ma carrière et moi je vous parle de ma vie. Voilà pourquoi elles sont obscènes vos questions. Voilà pourquoi c’est vous qui êtes obscène et pas moi…”

Tels sont les mots les plus durs et les plus pathétiques du réalisateur porno, s’adressant à la journaliste. Crues comme son métier, ces paroles tranchent. Jacques Laurent, assis dans une impersonnelle chambre d’hôtel, exilé de son propre monde, respire mal. Penché sur son journal, il demande plus de santé physique. Sans le corps, rien ne tient. Jusqu’à la fin, le film évite la mise en boîte inoffensive d’un personnage, le culte de la vedette obscure : il cherche la trace de l’homme pour ce qu’elle est, s’attache à lui pour ce qu’il devient.

Le présent du passé

Loin de la caméra-épaule de Lars Von Trier et du dogme, Le pornographe s’attache à une réalisation qui mise sur la construction d’espaces plus photographiés que provoqués par la caméra. Comme dans la scène de la discothèque, tout le mouvement vient de devant l’objectif et non de celui qui la tient. Parce qu’elle repose sur des cadrages classiques et une photographie plutôt réaliste, la syntaxe du film prêche contre l’expérimentation. Le pornographe renoue avec une certaine sobriété tout en révélant une pensée du médium vivante. Solide et risquée, la direction d’acteurs ébranle la sobriété des cadrages et contribue à insuffler toute cette vie au Pornographe. Une vision et un rythme qui rappellent étrangement Jean Eustache. Léaud, emblème vieillissant de la Nouvelle vague, contribue généreusement à construire ce pont entre l’hier du Nouveau cinéma et le présent du film Le pornographe. L’acteur y retrouve, maturité en plus, toute la frondeur avec laquelle il avait fait son nid dans le cinéma d’auteur des années 60. Une preuve qu’entre hier et aujourd’hui, le dialogue est possible. Comme Joseph qui découvre les engagements de son père, l’écho de son propre présent dans un passé qu’il n’avait même pas soupçonné, le spectateur voit renaître, dans un tout nouvel esprit Bonello n’en est après tout qu’à son second long métrage, un cinéma presque oublié par l’industrie des dernières années.

Mais soyons clairs : Bonello retourne aux questions des années 70 non pas pour les retrouver telles quelles, mais pour voir comment, encore aujourd’hui, des jeunes hommes et des jeunes femmes questionnent le monde commun qu’ils ont hérité de leurs pères. Si les raisons pour lesquelles Joseph critique l’héritage social demeurent largement confuses et la réponse de Bonello à cette initiative pour le moins pessimiste, il n’en demeure pas moins que la question de l’héritage est posée. Une perspective urbaine beaucoup plus vaste que celles de Maëlstrom par exemple, où l’ensemble des malheurs qui affectent le personnage principal sont réduits à l’étroit corridor de son petit monde : travail dément, dérive psychologique… Les tiraillements de Joseph ont un ancrage, ils rejoignent un horizon qui dépasse son propre drame.

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Le pari de tisser un lien entre les générations à travers la pornographie n’était pas sans risque. Étonnamment peu remarqué à la semaine de la critique de Cannes, Le pornographe rate volontairement le ton polémique des dernières sorties du genre (Baise-moi (V.Despentes, 2000), Romance (C. Breillat, 1999) ; par sa lenteur et sa lourdeur, il force le spectateur à voir des problèmes connus à travers un thème récemment voué à d’autres enjeux. Il demeure pourtant, autour du Pornographe, une zone trouble : bien avant de l’apprécier, le Nord-américain qui s’y attarde demeure perplexe. En fait, il se bute à une question irrésolue sur le cinéma français d’un tel acabit, souvent accusé d’hermétisme et de suffisance. Bonello devient-il prisonnier des dialogues abstraits du film intimiste français, du vase clos d’un cinéma auto-référentiel ? La question mérite d’être posée mais ne demande peut-être pas de réponse trop tranchée. Fidèle au cinéma duquel il s’inspire, le cocktail langagier du film malaxe. Par la gravité du regard qu’il pose sur l’héritage d’une génération et par l’intelligence du traitement des scènes “érotiques”, Le pornographe témoigne d’une maturité et d’une audace rares. Bonello tient ainsi un pari remarquable, celui de refuser une tournure dramatique où la psychologie occulte toute sociologie, où les questions d’histoire sont abordées sans mémoire.