À propos de rien du tout

Le projet de court-métrage Rien du tout est le fruit de la collaboration entre la plasticienne Maya Schweizer et le cinéaste Clemens von Wedemeyer. Ils ont réalisé l’an passé un livre en vue d’un film d’essai proposant, à partir de photographies de villes chinoises, un concept de remake du Metropolis de Fritz Lang.

Clemens von Wedemeyer a déjà réalisé plusieurs films conceptuels et fictionnels. Otjesd (départ) présenté en 2005 à la biennale d’art contemporain de Moscou, dévoile, entre fiction et documentaire, le passage des candidats russes à l’immigration par l’ambassade d’Allemagne. L’usage parallèle du film et de la caméra vidéo distingue les deux moyens d’informations offerts aux regardeurs, jouant sur les multiples possibilités qu’offre le medium « cinéma ». Face à ces deux films présentés séparément (l’un après l’autre ou en vis-à-vis le 35mm sur grand écran, la vidéo sur moniteur) le spectateur prend conscience, en les dissociant, de la complémentarité des différentes pratiques de transmissions par l’image en mouvement. Il est amené en outre à les associer pour la compréhension globale du sujet traité : ces hommes et ces femmes candidats à l’immigration, leurs témoignages et histoires personnelles, ainsi que la vision plus générale de cette action déterminante qui consiste à quitter son pays pour un autre en passant par la bureaucratie.

Pour ce dernier film, Rien du tout, tourné en février dernier à Brétigny-sur-Orge, Clemens von Wedemeyer et Maya Schweizer associent ces deux pratiques, documentaire (la vidéo) et fictionnelle (le film 35mm) en un seul montage dans lequel les types de prises d’image alternent, s’enrichissant mutuellement de leurs modes spécifiques. La caméra de 35 impressionne de larges plans fixes tandis que la caméra vidéo, plus mobile, proche des acteurs, s’applique à filmer la fiction proposée par Clemens von Wedemeyer et Maya Schweizer au plus près des personnages, mais aussi à enregistrer le tournage du film lui-même. En combinaison avec le travail de Maya Schweizer dont les films précédents interrogent le format de l’image cinématographique entre fiction et documentaire, ce qui dans les films de Clemens von Wedemeyer était de l’ordre du Making of organisé et complémentaire devient ici, dans l’alternance vidéo-pellicule, partie intégrante du film, non plus seulement explicative mais inscrite dans le déroulement de la fiction.

La dissociation des modes d’un même medium « cinéma » est au cœur des sujets ou fictions que Clemens von Wedemeyer développe. Le cinéma, ses structures fonctionnelles et visuelles sont les thèmes récurrents de ses films. Occupation ( 2002) présente ainsi une foule de figurants filmée de nuit sur une pelouse de stade exécutant les ordres de mouvements hurlés au mégaphone par la première assistante du réalisateur. Le malaise naît alors, rappelant à la fois la structure extrêmement hiérarchique du cinéma, le réalisateur détenant un pouvoir absolu sur la masse de figurants mais aussi, par analogie, le pouvoir politique d’une minorité sur le peuple, la masse.
Rien du tout raconte l’histoire d’une réalisatrice allemande et de son assistant qui tentent à partir d’un casting de jeunes figurants de mettre en place le tournage d’un film médiéval dans un théâtre de la banlieue parisienne.

L’autorité violente de la réalisatrice sur son assistant et sur un comédien choisi, ainsi que son désintérêt pour le groupe de jeunes figurants font basculer le tournage en un lieu de mécontentement et d’interrogations pour les figurants. Ceux-ci décident finalement de quitter le théâtre pour « punir » cette femme autoritaire en contrariant son projet. En s’en allant ils croisent sur le parking du théâtre la costumière égarée qui porte avec elles les costumes médiévaux du film. Ils se les approprient à leur façon tandis qu’un groupe de véritables comédiens médiévaux arrivent. La nuit tombe sur ce tableau alors que la réalisatrice perturbée et épuisée se mêle enfin à cette foule bigarrée, à l’image de ses fantasmes et cauchemars. Les figurants se sont emparés de son idéal de film médiéval pour en faire une fête des fous, un carnaval dans lequel l’ordre s’effondre, renversé le temps d’un ancestral air de saltarelle.

Les scènes mettant en avant les relations entre la réalisatrice, son assistant et l’unique protagoniste, sont inspirées d’une pièce de Samuel Beckett, Catastrophe : quelques pages sur le théâtre, incise dans le travail d’un metteur en scène et de son assistante sur un comédien-objet. Il leur faut décider d’une position adéquate au comédien pour la chute de la pièce, la « catastrophe ». Clemens von Wedemeyer et Maya Schweizer élargissent ce gros plan de tensions et hiérarchies décrites par Beckett pour investir non plus seulement l’individu manipulé (le comédien chez Beckett) mais aussi la masse, ici les figurants du cinéma.

Ces figurants sont jeunes, ils ont tous passé un casting et ont accepté de jouer leurs propres rôles de « jeunes » et de « figurants ». Ils attendent, espèrent avoir un petit rôle, tentent de s’investir dans le projet, une activité socialement valorisée. Cette petite masse n’est qu’une partie de la masse qu’est le peuple, qui attend qu’on le consulte, qu’on l’entreprenne, qu’on lui donne un rôle à jouer.

Le projet Rien du tout est né d’un partenariat avec le Centre d’art contemporain de Brétigny-sur-Orge, ville de banlieue à 30 Km de Paris. Par la suite le projet s’est ouvert à d’autres partenaires, le KW et la Biennale de Berlin notamment, mais l’essentiel était déjà là : ce lieu, un centre d’art contemporain jouxtant un théâtre et une médiathèque, espace culturel sur un parking dégradé entre cités et champs en friche, avec un public peu habitué aux créations contemporaines et ces « jeunes de banlieue » qui errent sur le parking, pour fumer, causer, marchander, faire un tour de voiture ou de moto… public potentiel mais inaccessible.

En partenariat avec le lycée Jean-Pierre Timbaud situé à l’autre bout du parking, le Centre d’Art et l’équipe du film proposent aux jeunes, ainsi qu’à leur entourage le plus vaste, de participer à un casting pour jouer dans ce film. Le casting est décisif car il permet aux gens du quartier de prendre connaissance du projet qui se trame près de chez eux, dans leur théâtre, sur leur parking, et d’en être, s’ils le souhaitent, les acteurs. Les figurants jouent donc sur leur propre terrain. Ils sont à la fois la source d’inspiration documentaire et les acteurs de la fiction.

Pour cette raison, le scénario prévoit de longue scène d’improvisation, notamment en ce qui concerne l’impression des jeunes sur la situation qu’ils vivent, aussi bien dans cette expérience cinématographique que socialement, la place qui leur est destinée.

La situation des banlieues telles qu’elle a récemment été présentée aux journaux télévisés lors de ce que l’on a appelé « les émeutes de banlieue » est figée, vidée de son sens, ses acteurs sont des pions visiblement manipulés de part et d’autre, et essentiellement utilisés par les médias atténuant toute diversité, jouant du manichéisme, éliminant par là même les revendications sociales de ces populations vivant dans un tissu urbain relâché.

Le parking de banlieue symbolise en lui-même la situation de ces jeunes : il est un « entre deux », la ville en friche. La banlieue dangereuse n’est pas seulement un extérieur de la ville centrale mais aussi un lieu où se concentrent nombre d’inégalités sociales, historiques et culturelles. La banlieue pauvre est mise à l’écart et ses populations, telles que nous avons pu les voir dans les journaux de novembre dernier, attendent, puis réclament que le pouvoir les regarde, les écoute, les sollicite. Même anarchiquement, une masse restée longtemps passive, dans l’attente, peut prendre la parole, exprimer de façon chaotique ses revendications d’attention et de valorisation.

La hiérarchie du théâtre telle que Beckett la présente dans Catastrophe est transposée dans Rien du tout au cinéma : ses figurants, les jeunes de banlieues, tentant de faire émerger leurs possibles revendications face au silence et à la soumission que l’on attend d’eux. Microcosmes paradigmatiques, la scène de théâtre et son double cinématographique révèlent les enjeux de pouvoir de nos sociétés démocratiques mais peu participatives. L’opposition naissant dans Rien du tout entre le parking de banlieue occupé par tous et la scène de théâtre réservée aux directives de la réalisatrice en est le plus fort symbole. Ce parking, lieu d’échanges, remplace le temps du film la scène de théâtre.

Les deux acteurs principaux des films de Clemens von Wedemeyer sont donc deux « arrière-plans » du cinéma : les figurants et leurs décors originels.

Les figurants rejouent leurs propres situations mais de manière expansive. Les jeunes qui attendent s’ennuient toujours mais finissent par prendre possession de leur situation. En 2002 dans Big Business, remake homonyme d’un film de Laurel et Hardy, Clemens von Wedemeyer avait proposé à des prisonniers occupant leurs journées à construire puis détruire des parties de maisons de reproduire ce geste sur une reconstitution de maison en préfabriquée et de son jardin fleuri. Rejouant leur vie quotidienne, l’action évoque l’absurdité d’un tel passe-temps pour des hommes confinés à de petites cellules. Dans Otjesd (départ) ce sont des immigrés russes en Allemagne qui jouent la foule de demandeurs d’exil à l’ambassade allemande de Moscou ; repassant par le chemin précédemment emprunté pour venir en Allemagne, ces figurants prennent possession de leur histoire commune et trajectoires particulières.

D’une manière parallèle, le décor incarne à part entière l’histoire conflictuelle qui se déroule dans la fiction. Dans Silberhöhe (film de 2003) c’est le décor d’une ville de l’ex-RDA en destruction ainsi que les objets des appartements abandonnés qui sont les protagonistes de l’histoire. De la même manière à l’intérieur d’une fiction, le lieu implique une histoire sociale : la maison détruite au sein de la prison dans Big Business ; l’ambassade allemande de Moscou reconstituée dans un terrain vague berlinois dans Otjesd. Dans Rien du tout c’est l’espace du théâtre de la culture reconnue et maîtrisée qui entre en conflit avec celui du parking, lieu d’expressions spontanées et marginales.

Les espaces comme les masses de figurants portent avec eux leurs expériences et leurs histoires qui constituent, au cours du tournage, le film.