2 x 2 : DEUX SOIRÉES EN COMPAGNIE DE MÜLLER ET GIRARDET

Nous publions ce mois-ci trois entretiens, réalisés au cours de la dernière année, avec quatre artistes majeurs qui pratiquent tous, sans s’y limiter, et malgré leurs différentes approches, un certain art du remploi d’images : réutilisation de films amateurs des années 30 et 40 (Peter Forgács), réutilisation du cinéma hollywoodien des années 40 et 50 (Matthias Müller et Christoph Girardet), réutilisation des « images opérationnelles » militaires, télévisuelles, carcérales (Harun Farocki). Chacun de ces artistes éclaire également une des facettes de cette relation contemporaine des cinéastes au musée (tous ces cinéastes ont réalisé des installations muséales).

La publication conjointe de ces trois entretiens, plutôt que d’inciter des fraternités indues, vise plutôt à mettre en lumière la fécondité de pratiques qui se situent au cœur d’une réflexion sur l’image, le cinéma et les médias, sur la place, ostentatoire ou secrète, qu’ils occupent dans notre culture et qui façonnent, sur bien des points, notre mémoire et notre relation à l’Histoire.

Les autres textes :

[La vie privée des images : UNE RENCONTRE AVEC PÉTER FORGACS->288]

[D’une image à l’autre : CONVERSATION AVEC HARUN FAROCKI->290]

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L’institut Goethe organisait le 20 et 21 février 2007 une rencontre avec les cinéastes Matthias Müller et Christoph Girardet. La présentation des films fut suivie d’une discussion avec André Habib et avec le public. Nous publions ici la retranscription de ces échanges.

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Hors champ : J’aimerais commencer notre entretien en abordant le dernier film que nous venons de voir, Mirror, et ensuite discuter des autres films. Une chose frappe en effet, c’est que, même si vous avez tourné Mirror vous-même, c’est un film qui est totalement habité par vos autres films faits de films trouvés (found footage). Le fait que Mirror apparaisse à la toute fin du programme, fait en sorte qu’on ne peut que se demander, aux premières images de Mirror, de quels films sont tirées ces images ! Il est vrai que devant Mirror, on se retrouve plongé dans un univers proche de L’Avventura d’Antonioni, des films de David Lynch, des peintures de Hopper, de L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais ou même de The Shining de Kubrick. On est dans un monde habité par des images cinématographiques. Je me demandais comment le projet a pris naissance ?

Matthias Müller : Dans ce cas-ci, le lieu de tournage était le point de départ. Nous étions fascinés par le hall d’entrée de cette salle de concert datant des années 20, un lieu qui a été modifié depuis. On peut maintenant y trouver un étrange mélange d’éléments Art déco et des pièces d’ameublement futuriste des années 60. J’ai déjà voulu tourner un film dans ce hall il y a quelques années, mais le projet avait échoué. J’ai néanmoins gardé le lieu en mémoire. J’en ai parlé à Christoph qui s’y est rendu avec moi. Le lieu ressemble à un plateau de tournage abandonné, tiré, en effet, directement d’un film d’Antonioni. L’atmosphère qui s’en dégage nous a inspiré une idée de scénario. Nous avons donc fait quelques esquisses, pris des photos et travaillé sur l’idée de Mirror.

Christoph Girardet : La question qui se posait à nous concernait la façon de travailler cet espace. Il y a beaucoup de portes, de miroirs et de couloirs. L’endroit est si spacieux que nous ne pouvions pas le capter, même à l’aide d’un grand angulaire. Nous avons donc eu l’idée de filmer l’endroit en employant deux caméras numériques en simultané. Les images, une fois réunies, créaient un format cinémascope. L’écran et la scène composites reflétaient l’idée du miroir, du double. L’utilisation du cinémascope est évidemment une autre référence à Antonioni.

Mirror (Christoph Girardet, Matthias Müller, 2003)

HC : Le dédoublement des personnages fait également partie de L’Avventura et même de Persona

MM : Précisément.

CG : Le symbole de la paire ou du couple nous représente d’une certaine manière. Deux écrans, un couple dans le film, nous deux : il y a une certaine suite dans les idées.

HC : Ce qui m’a beaucoup frappé en visionnant vos films, c’est le fait que vous parveniez à transformer ces films de l’époque classique en œuvres ayant des caractéristiques presque modernes : avec le silence omniprésent, l’absence de narration, les espaces vides, des personnages contemplant des murs et des miroirs. Si on regarde Phoenix Tapes, votre film fait d’extraits de films d’Hitchcock, c’est comme si vous transformiez Hitchcock en réalisateur « moderniste », surtout dans la première partie du film. En supprimant la dimension narrative, vous conservez uniquement une image visuelle, épurée. Les espaces vides au début de Phoenix Tapes sont un bon exemple : vous avez repris des plans vides de North by Northwest ou encore de The Man who knew too much. Ces espaces vides passent en général inaperçus quand on regarde le film. Une fois les plans isolés, on se retrouve avec des espaces déconnectés qui font penser à ceux de la fin de L’Eclisse d’Antonioni…

MM : C’est très juste dans ce cas-ci. Toutefois, je ne trouve pas que cela est applicable à tous nos films. Plusieurs d’entre eux ont une trame narrative linéaire allant du point A au point B, et d’autres ont une grande charge émotionnelle. J’ajouterai que nous avons une stratégie double. D’une part, nous avons recours à des images existantes. D’autre part, nous tentons de créer et de travailler un thème nouveau et même de raconter une nouvelle histoire avec certains éléments tirés d’anciennes narrations. Kristall, par exemple, est un micro-mélodrame en lui-même qui, par référence et par recyclage, renvoie néanmoins à d’autres mélodrames.

HC : Matthias Müller, vous avez également réalisé le film Home stories, qui n’a pas été projeté aujourd’hui, mais qui semble comme un prélude à Phoenix Tapes, en particulier de la section Bedroom.

MM : Oui, j’ai tourné ce film en 1990. Ce que vous venez de dire est également vrai pour Kristall. La majorité des projets sur lesquels nous avons collaborés possèdent en quelque sorte des…

CG : prédécesseurs ?

MM : Oui, des prédécesseurs dans notre travail individuel.

HC : Comment collaborez-vous ? En quoi consiste votre processus créatif ? Quel est-il dans les cas de Phoenix Tapes ou de Kristall ? Vous départagez-vous le travail ou travaillez-vous ensemble ?

MM : Nous tentons de séparer la tâche le moins possible. La plupart du travail est effectué en collaboration. Nous sommes assis devant les écrans d’ordinateurs, nous parlons tout en travaillant. La recherche est la seule chose que nous nous séparons ; c’est une question d’économie de temps et d’énergie. Pour notre projet en cours, nous sommes en train de dépouiller 500 longs métrages. Pour un projet d’une telle envergure, nous n’avons tout simplement pas le choix que de se partager le travail.

CG : Il faut dire que nous avons également des assistants.

Kristall (Christoph Girardet, Matthias Müller, 2006)

HC : Comment trouvez-vous l’idée et la structure de vos films ? Kristall par exemple ?

CG : Dans ce cas-là, ce fut très simple. Un jour, Matthias est arrivé et m’a montré un plan, qui fait partie de Kristall, où on pouvait voir Anthony Quinn détruisant le miroir qui reflétait l’image de Lana Turner. Matthias est un grand admirateur de Lana Turner. Il tente depuis des années de la glisser dans notre travail ! Je me suis dit : « Lana Turner ? Pourquoi pas ? » Mais nous ne pouvions pas nous arrêter là. En partant de ce plan, c’est le miroir qui est devenu le thème intéressant. Nous avons donc recherché un motif de répétition approprié pour ce thème. Lorsqu’on fait une recherche approfondie, on découvre des structures cinématographiques, on découvre la façon dont ces images sont utilisées dans les films. Nous comprenons que le regard dans un miroir a un lien avec le sexe des personnages. En effet, lorsqu’un homme se regarde dans un miroir, c’est généralement pour poser un geste, une action ordinaire, tels que se raser ou faire le nœud de sa cravate. Rien de palpitant. Certaines fois, par contre, il y a une raison sous-jacente : c’est le face-à-face avec sa propre mortalité, mais c’est plus rare. Lorsqu’une femme se regarde dans le miroir, on perçoit une pointe de narcissisme. Le miroir reflète un vide intérieur, un vide généralement laissé par un homme. Dans l’image d’une star qui contemple son reflet dans le miroir, on perçoit un dédoublement, une mise en abyme, une sorte d’icône. On peut ressentir cette sensation en revoyant plusieurs fois les films, en faisant attention au motif. Mais le point de départ était en effet très simple, presque banal : une image.

MM : D’habitude, la démarche pour la recherche, qui est très longue, a sa dynamique propre, et les résultats sont imprévisibles. Nous ne commençons jamais les recherches en suivant un plan prédéfini. Nous faisons nos recherches à partir d’une vision imprécise, d’une idée générale. Au cours de la recherche, nous pouvons développer un intérêt pour un motif en particulier qui n’était pas nécessairement dans notre idée initiale. Nous nous laissons beaucoup de latitude dans notre travail. C’est pourquoi il est important que nous nous rencontrions le plus possible afin de partager des idées et ainsi les modifier continuellement.

HC : Êtes-vous encore capable de regarder des films, aujourd’hui, en conservant un regard neuf ?

MM : (pause) C’est devenu difficile! (rires)

HC : J’imagine que vous êtes tentés d’être à la fois un spectateur et un créateur. Lorsque vous regardez un film, est-ce que vous pensez à un motif intéressant à partir duquel vous pourriez créer un nouveau film ?

CG : En fait, c’est plutôt le motif sur lequel nous travaillons au moment qui semble apparaître partout. Par exemple, quand nous travaillions sur Kristall, nous voyions des miroirs partout !

Kristall (Christoph Girardet, Matthias Müller, 2006)

HC : J’ai remarqué qu’au cours des dernières années, dans bon nombre de programmes de festivals et de rétrospectives qui présentent des films expérimentaux contemporains, une majorité de ces films sont des films faits d’images trouvées (found footage). Il y a quelques variations sur le même genre, dont la réutilisation d’images des premiers temps du cinéma, et qui ont souvent pour thème la matérialité du film, la décomposition. Certains réalisateurs comme Bill Morrison, Peter Delpeut, Perter Forgács, Gustav Deutsch, le collectif Volatile Works et bien d’autres, réutilisent des films nitrate, des films industriels, des films publicitaires des années 40 et 50 ou des films amateurs. Je trouve intéressant le fait que beaucoup de ces films soient apparus plus ou moins au même moment. Je n’affirme pas que l’un vole les idées de l’autre ; je dirais plutôt que bien des réalisateurs de films expérimentaux semblent avoir abouti à une réflexion similaire sur le cinéma et les images. Tout cela s’est passé à la fin des années 80 et au début des années 90. Il semble que cet état de faits coïncide avec l’avènement de la vidéocassette puis du numérique, et de sa diffusion massive. Je pense que la vidéo, et maintenant la technologie numérique, ont non seulement facilité le montage de ces films, mais elles ont également favorisé l’accès aux images.

MM : Oui, je suis totalement d’accord avec vous. Dans mon cas, la révolution numérique s’est faite sur le tard, vers 1999. Phoenix Tapes a été ma première production numérique. Je n’avais aucune expérience en la matière, tandis que Christoph en avait déjà énormément. Il était comme un crack de la techno numérique pour moi. Jusqu’à ce moment-là, je travaillais sur une table de montage 16 mm ou super 8. Ce travail me prenait un temps fou. On doit savoir exactement ce que l’on veut quand on doit tout faire manuellement. Le travail manuel est aux antipodes du travail numérique, qui est moins risqué. Avec le numérique, on peut jongler plus facilement avec les images.

HC : Vous pouvez faire plus d’essais.

MM : Exactement.

HC : Le son est également plus facile à manipuler.

MM : Oh oui ! D’un autre côté, on peut se perdre plus facilement devant l’éventail de possibilités. C’est facile à faire, comparativement à la pellicule, je veux dire.

CG : L’enjeu majeur est le suivant : que faire devant la masse et la multiplication omniprésente des images. En bout de ligne, c’est une question de choix. Nous devons décider quelles sont les idées et les options à mettre de côté. Même si on amasse 170 films pour un seul projet, on sait à l’avance qu’on a probablement en main trois fois trop d’images. On doit apprendre à faire la part des choses et à rester concentré sur le projet. Ce fut relativement plus facile pour Phoenix Tapes, parce que nous utilisions uniquement les films de Hitchcock. Nous avons utilisé environ 39 des 53 films de ce réalisateur. Nous avions accès à 43 films, et nous avons exclus quelques uns qui ne présentaient aucun intérêt pour nous. Mais même parmi ces 39 films choisis, nous aurions pu trouver des nouveaux motifs, une certaine image, un nouveau sujet… Nous aurions pu continuer éternellement.

MM : Vous devriez voir le director’s cut de Phoenix Tapes qui dure six heures ! (rires)

HC : Plusieurs de vos œuvres ont été commandées et ont été présentées dans le cadre d’expositions. Vous avez tous deux réalisé un certain nombre d’installations. Que ressentez-vous face à la présentation de vos œuvres hors de leur contexte original ou de leur « habitat naturel » ? Est-ce que cela représente la même chose pour vous ? De quelle façon croyez-vous que ce déplacement affecte votre travail ?

CG : Je pense qu’un des éléments clés de notre travail est le fait que nous ayons à travailler en pensant aux deux contextes. À l’origine, Phoenix Tapes n’a pas été conçu pour une projection en salle, mais plutôt pour une projection en boucle sur plusieurs écrans. Plus tard, nous avons commencé à le présenter dans des salles de cinéma. Nous tentons de conserver un équilibre dans l’œuvre, de telle sorte que les œuvres fonctionnent aussi bien dans le contexte d’une installation qu’en salle. Pour l’installation, il faut toujours garder en tête que le film sera présenté en boucle, qu’il peut rouler potentiellement à l’infini. C’est le cas de Kristall. Au début de la boucle il y a l’image d’un miroir qui se fracasse, puis qui se reconstruit à la fin de la boucle. Certains films s’adaptent bien aux deux contextes ; d’autres se présentent mieux au cinéma tandis que d’autres fonctionnent mieux en installation. Cet aspect est difficile à prédire. Nous essayons de les faire fonctionner dans les deux contextes, même si, au départ, il s’agit d’une œuvre présentée dans une exposition. À l’inverse, Kristall était planifié, à l’origine, comme un film.

HC : Ce film pourrait aussi fonctionner en installation…

CG : Oui, nous l’avons également présenté lors d’expositions.

MM : Nous avons eu quelques mauvaises expériences dans le monde des arts, comme nous en avons eu d’autres dans les festivals. Lors de projections dans les festivals, nous retrouvons quelques fois notre œuvre entourée d’autres qui n’ont aucun lien avec notre travail ; mais c’est la même chose si nous participons à une exposition collective qui est désorganisée ou mal conçue. Il arrive souvent qu’il y a aie des interférences de son, qui empêchent le public de se concentrer sur une seule œuvre. C’est un gros problème.

HC : Votre film Hide, qui utilise des publicités de shampooing et de cosmétiques, a été présenté dans le cadre d’une expo, n’est-ce pas ?

CG : Oui. C’est un bon exemple de film qui fonctionne mieux en installation, en raison de sa structure en boucle et de sa dimension picturale.

Hide (Christoph Girardet, Matthias Müller, 2006)

MM : Ce film a pour thème la résurrection. Les images des personnages féminins qui se désintègrent et qui disparaissent prennent une signification très précise en installation : la résurrection se fait à la fin, lorsque la boucle reprend. Dans une simple présentation linéaire, cette idée n’apparaît pas aussi nettement.

HC : Je suis surpris par la charge émotionnelle de certaines séquences de Phoenix Tapes. Bien qu’il y ait des motifs très formels de répétition dans vos films, vous semblez également intéressés à produire une charge émotionnelle, en utilisant la juxtaposition et la répétition de séquences. Je me demandais si le mélodrame est pour vous un modèle de ce point de vue.

MM : Je ne crois pas, mais je suis néanmoins d’accord avec vous en ce qui a trait à certaines sections de Phoenix Tapes, comme Bedroom. En fait, Hitchcock ne versait pas du tout dans le mélodrame, bien qu’il intégrait certains éléments mélodramatiques dans ses films. En règle générale, je dirais qu’il représentait les personnages féminins d’une manière cynique, sarcastique, voire sadique comparativement à Douglas Sirk qui, lui, les mettait artificiellement en scène. Je crois que dans la section Bedroom nous soyons plus près de Sirk (même si nous employons des images de Hitchcock). Il y avait plus d’empathie.

Phoenix Tapes (Christoph Girardet, Matthias Müller, 1999)

HC : Avez-vous remarqué la réaction du public devant vos films, en particulier devant Phoenix Tapes ? Chaque séquence, ou chaque nouveau thème ont été reçus avec un sourire, un rire ou une exclamation, qui augmentent au fur et à mesure qu’une séquence se développe et se complexifie.

MM : C’était tout à fait intentionnel (rires). Nous sommes des manipulateurs. Hitchcock n’est pas le seul ! Puisque Phoenix Tapes était une commande pour une occasion spéciale, nous avons eu peur au début que le film soit perçu comme une analyse, une dissertation sur la filmographie d’un réalisateur. Hitchcock est sans doute le réalisateur qui a donné lieu au plus grand nombre d’analyses. Nous avons lu quelques livres sur lui. Dès le début, nous avons eu l’intention de faire plus qu’une simple illustration de tout ce qui a été écrit sur lui, plus qu’une autre analyse. Nous voulions créer un projet autonome qui ne serait pas fondé seulement sur Hitchcock. Nous voulions qu’il y ait des tons et des styles différents, d’une section à l’autre.

Public (I) : Est-ce qu’il y a un autre réalisateur ou peut-être même un genre que vous voudriez explorer ?

MM : Un autre (rires) ?

P (I) : Par exemple, un réalisateur contemporain…

CG : Je trouve quelques réalisateurs très intéressants, mais nous n’y avons pas vraiment pensé, je dois vous avouer.

MM : C’est une question qui nous a suivi tout au long de notre carrière : « Pourquoi êtes-vous toujours en train de fouiller dans ces vieilleries? »

P (I) : Pourquoi ne feriez-vous pas un projet sur Clint Eastwood, par exemple ?

CG : Clint Eastwood n’est pas très imagé, visuellement parlant. Il fait évidemment des films très intéressants. Quelquefois, il fait de très bons films, et d’autres fois, de très mauvais. Eastwood est un réalisateur important, mais il ne l’est pas nécessairement sur un plan visuel. Je ne regarderais pas chaque plan en m’exclamant : « Oh ! Quelle image ! » De plus, l’aspect artificiel des choses est important pour nous. Dans le cas de Hitchcock, ses arrière-plans n’étaient pas très réalistes par exemple. Dans notre film Manual, nous nous servons d’éléments de décors et d’accessoires de certains films de science fiction ou d’espionnage des années 40 et 50 qui ont quelque chose de très artificiel, et cela rajoute une couche de sens supplémentaire.

MM : Je pense que d’une certaine façon, notre travail est lié à notre histoire personnelle, à notre propre relation avec les médias, à nos premières rencontres avec ceux-ci. C’est une des raisons qui nous pousse à travailler avec des images de notre enfance, des années 50 et 60.

Public (II) : Pourriez-vous discuter de votre collaboration ? Je suis curieux de savoir comment vous négociez vos styles personnels ?

MM : Il n’y a pas de formule, à vrai dire. Je ne sais pas, mais je sais que ça fonctionne.

P (II) : Comment votre travail a-t-il été influencé depuis que vous travaillez ensemble ?

CG : Mon travail a évidemment évolué depuis que je travaille avec Matthias. Je dirais que mon travail était plus structurel. Avec le temps, je réalise que j’utilise de moins en moins d’images. Demain, vous aurez la chance de voir certains projets que j’ai réalisés seul. J’ai tendance à utiliser de moins en moins d’images. Des fois, une seule image suffit, d’autres fois, quelques- unes. Que je travaille seul ou avec Matthias, cela change selon le projet.

MM : Je dirais qu’il y a une continuité dans notre travail. Notre travail de collaboration est issu du travail de chacun. À partir du moment où nous travaillons ensemble, nous faisons partie d’un processus continuel d’apprentissage : nous apprenons l’un de l’autre. Christoph m’a appris énormément de choses à bien des égards. Son application, sa minutie et son utilisation très restreinte de la stylistique m’étonneront toujours. Notre travail est un échange et un débat perpétuels.

Public (III) : Je me demandais si, lors du montage, vous vous inspiriez du rythme d’une scène, par exemple, d’un film d’Hitchcock ?

CG : Nous trouvions primordial de ne pas suivre le découpage du film original (à une seule exception près). Dans la première partie de Phoenix Tapes, nous avons supprimé le personnage principal d’une scène de North by Northwest. Nous avons conservé la même durée des plans. Lorsque vous voyez un écran noir dans Phoenix Tapes, vous devriez normalement voir Cary Grant dans North by Northwest. Nous avons donc respecté le montage d’Hitchcock sans utiliser toutes ses images. Nous trouvions important de ne pas conserver la structure existante.

MM : Je dirais que les images, qui sont fortes, bonnes, puissantes et complexes, contiennent toujours une sorte de proposition. Ces images suggèrent comment elles pourraient être recyclées ou améliorées. On doit simplement les apprivoiser et écouter leurs « suggestions ».

Phoenix Tapes (Christoph Girardet, Matthias Müller, 1999)

2e soirée

HC : Pouvez-vous nous parler un peu de votre film Beacon ? Comment ce film est-il né ?

MM : Beacon était un projet exceptionnellement ouvert. Nous avions décidé de comparer nos collections de films de voyages personnels, afin de voir s’il y avait des ressemblances, des récurrences, et d’unir ces images en un film. Nous avons été étonnés à quel point elles étaient similaires. Les images s’harmonisaient réellement bien. Voilà notre idée de départ de Beacon.

CG : Nous venions de terminer Manual qui avait un montage rigide et mécanique. Nous voulions faire quelque chose d’un peu plus…

HC : contemplatif, avec un rythme plus lent…

CG : Oui, un peu dans la ligne de Vacancy, avec la manière de Matthias de jouer avec les images…

MM : …avec une voix hors-champ. C’était un nouveau défi !

CG : Le texte pour la voix hors-champ a été écrit par Mike Holboom. Nous lui avions donné quelques idées sans pour autant lui donner les images. Nous avons donc « monté » le texte en supprimant des extraits çà et là, et nous avons ajouté du texte où c’était nécessaire. Le film de Matthias, Vacancy, était légèrement différent parce que les textes venaient de…

MM : Le texte de la voix hors-champ de Vacancy provenait de textes littéraires. Quand on décide de plonger dans un sujet, quelques processus parallèles surgissent. Par exemple, quand je travaillais sur Vacancy, je faisais de la recherche sur l’histoire de Brasilia. Je me suis donc intéressé à l’idée du modernisme, autour de 1960, date de la fondation du Brasilia. Je suis né que quelques mois après cet événement. En fait, j’ai commencé à regarder des films, à écouter de la musique et à lire des livres de cette époque. J’ai cité Samuel Beckett dans ce film.

HC : Quel texte de Beckett citez-vous ?

MM : J’ai colligé des extraits de Texts For Nothing ainsi que de d’autres auteurs pour en faire un nouveau texte. En revanche, pour Beacon, le texte a été écrit spécialement pour ce film.

HC : Vacancy et Beacon possèdent tous deux une dimension onirique. Ces films ont également une micronarration, ou bien une métanarration. Il y a une fiction qui est toujours sur le point de se développer, mais qui ne se développe jamais tout à fait. À un moment donné dans Beacon, la voix hors-champ dit que ce décor pourrait être celui d’un film italien, que l’événement devrait avoir lieu d’une minute à l’autre, etc. C’est un lien direct avec la rêverie liée au film. Dans un rêve, les choses commencent, prennent forme, se fusionnent, se répètent, etc.

Beacon (Matthias Müller, Christoph Girardet, 2002)

MM : Nos films sont teintés d’une certaine mélancolie, d’une tristesse, voire d’un sentiment de frustration. Dans Beacon, on peut penser que tout a déjà eu lieu, comme si on avait raté un évènement important. On peut imaginer que des événements pourraient se dérouler, mais une fois arrivé, rien ne se passe. On peut faire la même analogie avec Brasilia dans Vacancy. Quand je m’y suis rendu, quarante ans après sa fondation, il m’était difficile de comprendre le potentiel, la puissance et l’impact de la vision qui avait produits cette ville. J’y suis allé comme un touriste incapable de parler le portugais. Je me suis senti totalement aliéné. Donc, pour moi, Vacancy incarne mon sentiment face à cet endroit : ce sentiment de n’être jamais vraiment arrivé, de ne pas comprendre l’environnement…

HC : Un autre fait intéressant est que vous avez choisi différents lieux de tournage dans le monde pour Beacon. Vous avez donné une cohérence à toutes ces images, comme si vous n’aviez eu qu’un seul et unique lieu de tournage. En revanche, Vacancy a seulement été tourné à Brasilia, sans qu’on s’en rende compte. Cette ville fait partie d’une utopie, à la fois futuriste, moderne et urbaine datant des années 60. On retrouve des exemples de cette architecture partout dans le monde, notamment dans les banlieues italiennes de la même époque, en Allemagne et ailleurs. Aussi, dans L’eclisse et La Notte d’Antonioni, on retrouve ces hauts édifices blancs, anonymes. Ils se dressent au beau milieu de nulle part. Bien que Vacancy ait été tourné à un seul endroit, il aurait pu se situer dans une vingtaine de lieux différents. Le fait que vous ne précisez pas le lieu de tournage ajoute un niveau d’ambiguïté que je trouve très intéressant. Un autre aspect fascinant est que le fait que ce film nous montre « un imaginaire futuriste dépassé », surgit tout droit des années 50 ou 60. Ce qu’on voit, c’est le futur comme on l’imaginait dans les années 60. C’est un vieux futur, pour ainsi dire.

Vacancy (Matthias Müller, 1998)

MM : Oui, « Brasília n’est pas un endroit du présent, mais bien de l’avenir », comme il est indiqué dans le commentaire du film. C’est un endroit pour des générations à venir, mais des générations qui ne sont jamais venues!

HC : Dans un sens, nous y voyons l’avenir du passé. Ceci est appuyé par le fait que vous avez filmé en super 8, puis entrecoupé ces images avec des images en 16 mm des années 60. Vous l’avez fait de manière à ce qu’on ne fasse pas la différence entre vos séquences et les anciennes. Je m’intéresse beaucoup à ce chevauchement temporel.

MM : Ce chevauchement n’était pas intentionnel à l’origine. J’ai découvert ce vieux film de voyage amateur dans les archives de Sao Paolo, de façon accidentelle. Il m’a été impossible de visionner le film parce que la table de montage ne fonctionnait pas. Je ne pouvais que voir les premiers plans. Le film était en excellent état, et j’ai tout de suite compris que ce film pourrait être très pertinent pour mon propre film. Je suis donc parti avec une copie sans même avoir vu le film. Quand j’ai pu enfin visionner le film, à mon retour en Allemagne, j’ai été ébloui par la compatibilité entre ce film amateur et le mien. Je me suis dit que ce serait un beau défi d’amalgamer ces deux films, sans séparer les deux époques. De la sorte, le déclin, le caractère dystopique de cette ville est complètement intégré à la vision utopique sur laquelle elle était fondée.

Vacancy (Matthias Müller, 1998)

HC : Christoph Girardet, j’ai une question à propos des trois films que vous avez réalisés seul : Scratch, Absence et Nero, que nous avons visionnés ce soir. J’ai cru comprendre que ces trois films étaient des installations vidéo. Pouvez-vous nous expliquer comment ils s’intégraient dans l’espace du musée ?

CG : Scratch a été conçu pour être projeté sur un moniteur au sol. Son installation devait être faite dans un espacerelativementgrand pour donner une impression de résidu… quelque chose comme « la fête est finie », mais le tourne-disque tourne toujours. Absence a été commandé pour un lieu spécifique. C’était un lieu éclairé par la lumière du jour. Un écran transparent pendait devant une fenêtre, de façon à ce qu’on le voit à l’intérieur et à l’extérieur de l’édifice. Comme les images projetées étaient essentiellement des plans de nuit, on avait un déplacement entre l’espace réel représenté par les plans de jour et l’espace artificiel qui avait une atmosphère de nuit. Tout le processus d’inclure des fondus au blanc devenait encore plus intéressant dans la partie diurne. Ainsi, on ne pouvait pratiquement pas voir ce qui se passait à l’écran au fur et à mesure que le fondu au blanc apparaissait. Des questions surgissent « Quand est-ce qu’une image est une image ou elle ne l’est pas ? », « Est-on vraiment devant une image ? » Je l’ai également installé dans des endroits sombres. À l’apparition d’une image, la pièce est sombre, et lorsqu’il n’y a rien à l’écran, toujours à la fin du fondu au blanc, toute la pièce s’éclaire.Pour Nero, enfin, il s’agissait simplement d’un film projeté en boucle sur un écran. Il devaitêtre joué sans interruption. En salle, il fait deux minutes et demie.

HC : Nero est un film qui s’intègre bien à la fin d’un programme.

CG:Oui,ce film va bien à la fin d’un programme. Il fonctionne moinsbiens’il y a d’autres films qui viennent après.

HC : Hier, vous m’avez raconté toute l’histoire entourant la création de Nero, que je trouve très intéressante. Je me demandais si vous pouviez nous dire comment ces images sont venues à vous, sur leur provenance.

CG : Je ne suis pas si convaincu que ce soit intéressant (rires) ! Mais bon, d’accord. Parfois, nous travaillons sur un projet qui est très conceptuel, dès le départ, comme ce fut le cas pour Absence. Nous recherchions des films qui traitaient de l’invisible, ou d’invisibilité, même si les images trouvées n’avaient rien à voir avec The Invisible Man ou quelque chose du genre… Pour Nero, c’est arrivé plus spontanément. J’étais à Rome, et je réfléchissais au fait que notre perception de certains lieux est souvent modifiée par le cinéma. Vers 1998, je suis allé pour la première fois à Rome. Je suis passé par hasard à l’endroit où Audrey Hepburn et Gregory Peck se trouvent dans Roman Holiday, c’est-à-dire à la fontaine [la Bocca della verità], dans laquelle ils mettaient leur main. C’était drôle parce que j’étais là en train de contempler une sculpture étrusque, et je pensais à Audrey Hepburn.

MM : Mais en fait, Hepburn fait aussi partie de l’histoire de la ville…

CG : Tout à fait. Par la suite, j’ai lu un article sur Gladiator. Depuis la sortie du film, il semble que les visites au Colisée ont doublé. Deux fois plus de gens sont allés visiter un endroit qui n’est même pas dans le film ! Le film a été tourné ailleurs. Voilà un bon exemple de la transformation de notre réalité par le cinéma. Rome est l’endroit parfait pour réfléchir à ce genre de choses. J’ai donc commencé à regarder des films sur Rome, sur Hercule, les peplums de Cinecittà des années 60 et d’autres films, plus ambitieux. Je travaille toujours sur certains projets qui sont liés à cette recherche. Au cours du processus de recherche, j’ai trouvé une image de l’incendie de Rome dans Quo Vadis. L’image du garçon, que l’on voit à la fenêtre, vient d’un film tourné en studio à Hollywood, mais qui est censé se dérouler à Rome. C’est tiré d’une comédie musicale avec Leslie Caron qui est très ennuyeuse, mais cette image était merveilleuse, saisissante. En fait, le garçon à la fenêtre ressemble énormément au garçon avec lequel Matthias a tourné en 1995, pour son film Alpsee… (rires) L’idée de jumeler l’image de l’incendie de la ville et celle du garçon à la fenêtre était un peu intuitive. J’ai déjà réalisé des œuvres avec plusieurs canaux, où le montage n’est pas linéaire, mais fonctionne plutôt par juxtaposition. Ici, j’essayais de réaliser une nouvelle image à partir de deux images, mais tout en montrant qu’il s’agissait d’un trucage. Un titre m’est tout de suite venu à l’esprit : Nero. Ensuite m’est venue l’idée d’ajouter une voix féminine, une voix qui proviendrait d’un contexte totalement différent. J’ai choisi celle de Gene Tierney, dans le film Leave her to Heaven. L’idée était de créer une série de relations ouvertes : le garçon qui observe l’incendie a quelque chose de métaphorique. On pourrait interpréter cela comme une image prémonitoire de quelque chose, un destin, qui pourrait avoir une relation avec la voix. La voix féminine peut être celle de la mère du garçon, mais nous savons que Néron a fait exécuter sa mère. Toutes ces idées sont liées entre elles. C’est tout ça qui donne, à la fin, cette image.

Nero (Christoph Girardet, 2006)

HC : Nero est un cas de figure intéressant où le son ajoute un autre niveau d’interprétation au film. La même chose pourrait être dite à propos de Manual. On y voit des mains qui manipulent toute sorte d’appareils mécaniques et informatiques. Ces plans viennent autant de films et de séries télé de science-fiction ou d’espionnage. Le film aurait pu se limiter à ce montage visuel, très rapide. En ajoutant cette voix féminine, extrêmement mélodramatique, qui prononce des phrases telles que « Qu’est-ce que l’amour? », etc., vous ajoutez une dimension au film. Cela rend les images encore plus ascétiques, aseptisées, froides. L’écart entre le tactile et le corporel est encore plus grand.

MM : Cet ajout ne faisait pas partie de l’idée de départ. Nous avons pris cette décision au moment du montage. Au début, Manual devait être exclusivement concentré sur ce monde technologique. Un monde d’hommes, semé de boutons, de panneaux de contrôle, de moniteurs, etc. Une fois monté, nous avons vu que cette cascade de mains d’homme qui appuient sur des boutons créait un certain effet, mais qui était limité. Quelque chose manquait. L’effet était dynamique, et en quelque sorte dramatique, mais il avait besoin d’un complément. À partir de cette idée, nous avons décidé de confronter ce monde masculin, plein de détachement, à un monde d’émotions exacerbées, tiré d’un genre qui s’adresse généralement à un public féminin, c’est-à-dire le mélodrame.

HC : Dans vos films, est-ce que le fait de pouvoir identifier les films que vous repiquez est important pour vous ? Par exemple, les images de Manual sont relativement anonymes. Même si on reconnaît une certaine catégorie d’images, qu’on reconnaisse aisément à quelle époque elles sont été tournées, il est cependant presque impossible d’identifier la source avec précision. Par contre, lorsque nous avons vu Phoenix Tapes hier, on trouvait un certain plaisir à regarder des images hors de leur contexte initial et en dialogue avec d’autres éléments. Il y a un plaisir particulier lié à cette reconnaissance.

MM : Dans Manual, nous ne renvoyons pas à un réalisateur en particulier, mais plutôt à un monde de garçons et de jouets [a world of boys and toys]. Nous trouvions important de laisser les images aussi anonymes que possible.

CG : Par contre, si vous pensez à Play, il était essentiel d’avoir les vedettes du film, Cary Grant ou Liz Taylor, assises parmi l’auditoire, et non en train de jouer sur scène. Des vedettes de cinéma qui jouent des illustres inconnus comme nous, assis dans un auditoire, voilà un changement de perception intéressant. Le film n’aurait pas eu le même effet si nous avions utilisé des films allemands des années 50 et 60. Il y avait beaucoup de comédies musicales à cette époque, mais ce n’aurait pas eu le même effet sur vous. Voir tous ces acteurs allemands ennuyeux qui vous sont inconnus n’aurait pas eu la même signification. Nous trouvions important d’avoir ces acteurs, toutes ces images de vedettes dans l’auditoire. Même si vous ne connaissez pas le film, vous pouvez au moins reconnaître Liz Taylor.

HC : Play et Manual ont tous deux une certaine trajectoire temporelle. Si on prend Play, il y a un certain développement que l’on pourrait qualifier de « narratif ». Play est composé d’extraits de films montrant plusieurs réactions de public dans un théâtre, une salle de concert, etc. sans que nous voyions la scène. Bien que vous arrachiez ces extraits à leur trame narrative – nous ne pouvons pas savoir ce qui est mis en scène, ni ce que les acteurs regardent – chaque plan contient sa propre micronarration, qui est intégrée à un récit plus vaste : les personnages applaudissent, se tiennent debout, se rassoient, écoutent, ont des moments d’angoisse, etc. Je me demandais à quelle étape de votre recherche vous est venue l’idée de la progression de la narration.

MM : Encore une fois, ce n’était pas prévu. C’était une décision qui est survenue au cours du processus de création.

CG : Je crois que c’est venu assez tôt…

MM : Nous savions que nous ne voulions pas de structure linéaire. Nous voulions passer par plusieurs méandres, traverser des gammes d’émotions différentes, comme vous l’avez mentionné, notamment la curiosité, la frustration ou encore l’attente.

CG : Je crois que la chose centrale de ce point de vue consistait à inverser l’ordre habituel des choses : habituellement, on voit des gens arrivant au théâtre, regarder la pièce, puis applaudir. Nous avons plutôt mis les applaudissements dès le départ…

Play (Christoph Girardet, Matthias Müller, 2003)

Public (I) : Je n’étais pas présent hier, et je m’excuse si vous avez abordé cette question. J’aimerais vous poser une question par rapport aux archives avec lesquelles vous travaillez. D’après ce que j’ai vu ce soir, vous vous concentrez sur les films hollywoodiens des années 50 et 60. Je me demandais si vous pouviez parler de votre intérêt pour cette période…

MM : Nous avons été exposés aux films hollywoodiens de cette époque lorsque nous étions plus jeunes. J’ai trouvé tout naturel de me référer à ces films, car ils ont contribué à ce que nous sommes aujourd’hui, à ce que nous pensons, à ce que nous ressentons. Les films de cette époque sont les films les plus puissants que l’on puisse imaginer. Ils étaient diffusés dans le monde entier, ils ont influencé, donné forme, dominé partiellement et même détruit des cultures cinématographiques étrangères, dont le cinéma allemand.

P (I) : Utilisez-vous aussi des films allemands…

CG : Play contient quelques rares scènes tirées de films allemands. Certains films allemands de l’après-guerre copiaient le modèle hollywoodien. Durant cette période, les Allemands devaient reconstituer toute leur industrie cinématographique. Leurs films étaient dépourvus de toute référence historique. Les comédies musicales avaient pris de l’importance car ils divertissaient les gens.

MM : Dans Vacancy, Il y a également des extraits d’un film de fiction allemand, tourné à Brasilia en 1960. Ce film, très populaire à l’époque, raconte l’histoire d’un travailleur de la construction allemand qui se rend à Brasilia pour aider à bâtir la ville de demain. Il devient amoureux et adopte un enfant d’une favela…

CG : J’ai aussi un projet qui part d’un plan unique, tiré d’un mélodrame allemand de 1943. J’ai aussi fait des œuvres à partir de films allemands muets. Mais il est vrai que notre « archive » reste le cinéma hollywoodien des années 50 et 60. Et cela ne vient pas de la salle de cinéma, mais beaucoup de la télévision de mon enfance. Dans les années 70, nous avions 3 chaînes, ce n’était pas comme aujourd’hui. Mes parents me permettaient de regarder un film, un soir, ce film aurait très bien pu être The Invisible Man. Mais la nature des films y est aussi pour quelque chose. Même le cinéma populaire devient plus complexe à partir de la fin des années 60. Il y avait des jeunes réalisateurs émergents, des grands changements politiques, l’industrie cinématographique subissait de profonds bouleversements. Avant le milieu des années 60, il y avait des images, des personnages, des motifs et des clichés très clairs, qui étaient facilement et immédiatement reconnaissables.

HC : J’aurais une question à propos de Phantom. Matthias, vous avez dit que c’était votre premier film en boucle (loop piece) ?

MM : Oui, c’est la première œuvre que j’ai faite pour une exposition dans une galerie. Elle ne devait pas être présentée en salle à l’origine, mais plutôt dans un endroit spécifique d’une galerie. Le propriétaire de la galerie avait eu l’idée de construire un corridor blanc, au fond duquel le film serait projeté. Je ne connaissais rien à ces questions spatiales de la présentation. J’étais très reconnaissant pour sa suggestion. Donc, pour accéder à la projection, on devait tirer un rideau blanc à l’entrée du corridor, et on pouvait voir la vidéo projetée sur un des murs du fond.

HC : Dans Phantom, qu’est-ce qui vous est venu en premier : l’image en négatif ou le motif du rideau ?

MM : L’idée du rideau m’est venue en premier. Le rideau est un thème récurrent dans mes films précédents. Mon passage, du monde du cinéma à celui des arts visuels, a été une grande libération pour moi : il était désormais moins nécessaire d’avoir une histoire. Je pouvais isoler un motif que je trouvais intéressant et l’intégrer dans mes œuvres précédentes, le répéter ou le représenter différemment. Comme d’autres projets, cette vidéo tourne autour de la répétition et de la différence. De plus, les motifs condensés sont ainsi amplifiés.

HC : Le fait que les images que vous réemployez – et qui offrent toutes des variations sur le motif du rideau – sont en négatif les rend plus abstraites, moins reconnaissables comparativement, à vos autres films tels que Home Stories.

MM : Je voulais que ces personnages agités, désespérés aient une apparence anémique, fantomatique. Je voulais aussi que l’espace possède une dimension immatérielle, imaginaire. L’espace choisi devait également refléter la dialectique entre l’exposition et le dévoilement, qui est inhérent au motif du rideau. Les plans que l’on voit dans le film ont été projetés et refilmés à travers un voile de gaze transparent, comme un rideau. Les motifs figuratifs tendaient vers l’abstrait, tandis que l’image électronique produisait une qualité presque tactile. J’ai utilisé une méthode que m’est familière, le refilmage. J’ai ajouté ces textures de rideaux, qui se joignent à l’image.

HC : Vous utilisez une technique similaire dans Kristall, où vous filmez une image reflétée dans un miroir.

Public (II) : J’ai été très impressionné par Mirror, que nous avons vu hier soir. Ce film ne contient que des images originales et je me demandais si vous avez d’autres projets de film pour lesquels vous utiliseriez vos propres images, plutôt que d’avoir recours à des films trouvés ?

MM : Pas pour le moment. Nous voulons certainement tourner nos propres images, mais notre projet actuel est encore une fois fait à partir d’images recyclées.

HC : Nous avons discuté de ce sujet plus tôt dans la soirée. Je faisais remarquer que les programmes de films expérimentaux présentent de plus en plus de found footage. Évidemment, il y a une grande variété de films ainsi que différents niveaux de qualité. Ils sont rarement aussi beaux et aussi intelligents que les vôtres. Je me demande si les réalisateurs de films expérimentaux d’aujourd’hui ont une anxiété quant au fait de filmer la réalité… Croyez-vous qu’il est maintenant plus difficile qu’auparavant pour les réalisateurs de films expérimentaux de sortir leur caméra dans le monde, et de tenter de filmer quelque chose de nouveau ?

CG : J’imagine que ça dépend des cinéastes…

MM : Nous n’avons pas nécessairement l’intention de créer quelque chose d’absolument original, de jamais vu. À la longue, cette façon de pensée nous imposerait des limites et serait paralysante. Nous sommes entourés par tant d’images qu’il peut paraître plus économique de rechercher ce qui existe déjà. Puisque nous sommes déjà sursaturés d’images, nous pouvons peut-être offrir une nouvelle lecture, une nouvelle compréhension de certaines de ces images.

HC : Beaucoup de found footage aujourd’hui utilisent un montage convulsif, multiplie les surimpressions. Ce genre de montage a une esthétique qui ressemble à celle du vidéoclip. Au contraire, dans vos films, il y a un certain degré de contemplation. Vous nous donnez le temps de regarder les images, d’y réfléchir. Beaucoup de found footage que j’ai pu voir consistaient à reprendre les images, de les surexposer ou de les superposer, de les jeter dans une sorte de marmite, qui nous donne à peine le temps de voir les images. On dirait que les réalisateurs ont à peine pris le temps de les regarder eux-mêmes.

CG : C’est tout à fait vrai. Notre travail consiste à regarder, prendre certaines décisions. Je crois que nous en avons déjà parlé : si tu veux révéler quelque chose, tu dois regarder longuement, y réfléchir pendant une certaine période de temps. Il y a peut-être dix ans de cela, j’ai lu un article qui expliquait que le téléspectateur moyen ne peut regarder une image plus de sept secondes. Je crois que ce chiffre est maintenant réduit à quatre. Après ces quatre secondes, il s’ennuie et veut voir autre chose. Je veux dire… Je ne regarderais pas une peinture pendant seulement quatre secondes. C’est absurde.

MM : J’ai bien peur que tes affirmations au sujet du téléspectateur moyen sont presque aussi vraies pour les personnes qui fréquentent les musées. Les statistiques démontrent que leurs durées d’attention moyenne sont très proches l’une de l’autre.

HC : Oui, en raison de l’influence de la télévision… (rires) Y a-t-il une autre question ? Je voudrais tous vous remercier pour votre présence. Nous avons eu deux grandes soirées remplies de films et de discussion. L’expérience a été merveilleuse. Merci.

Absence (Christoph Girardet, 2002)

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La discussion avec Matthias Müller et Christoph Girardet s’est tenue à l’Institut Goethe le 20 et 21 février 2007. Cette discussion était animée par André Habib. Retranscription : Jenny Brasebin ; traduction : Nina Aversano. La version finale du texte a été établie par André Habib.

Toutes les images ont été reproduites avec l’aimable autorisation des artistes.

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Programme I (20 février) :

Phoenix Tapes (Christoph Girardet / Matthias Müller, 1999, 47 min.), Hide (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2006, 8 min.), Mirror (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2003, 8 min.), Kristall (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2006, 15 min.).

Programme II (21 février):

Play (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2003, 7 min.), Manual (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2002, 9 min.), Beacon (Christoph Girardet / Matthias Müller, 2002, 15 min.) Vacancy (Matthias Müller, 1998, 15 min.), Phantom (Matthias Müller , 2001, 4 min.), Absence (Christoph Girardet, 2002, 8 min.), Scratch (Chistoph Girardet, 2001, 5 min.), Nero (Christoph Girardet, 2006, 2 min.)