Conversation avec Bill Morrison (1ère partie)

Matière et mémoire (I)

Dans la cadre de la présentation de trois films de Bill Morrison durant le FNC 2011, nous vous redonnons à lire cet entretien publié en 2004. Au FNC, Spark of Being sera présenté le 15 octobre à 13h00 et le 19 octobre à 19h00 au cinéma ONF; The Miners’s Hymn sera présenté le 17 octobre à 13h00 ainsi que le 20 octobre à 19h00 à l’ONF; enfin, Tributes – Pulse sera présenté le 17 octobre à 19h00 à l’ONF puis le 21 octobre à 21h00 à la cinémathèque québécoise.

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C’est lors de son passage à Montréal, les 28 et 29 avril 2004, dans le cadre de la rétrospective qu’Hors champ organisait à la Cinémathèque québécoise, que le cinéaste new yorkais Bill Morrison nous accorda ce long entretien, question de revenir sur sa formation, sa carrière et les axes les plus saillants de sa démarche intellectuelle et artistique, tout en abordant de front le problème des nouveaux supports d’enregistrement, de la mémoire de la pellicule et de l’historicité du médium cinématographique.

Depuis cette entretien, les films de Morrison ont été ou seront présentés au Festival Cinema ritrovato, à Bologne (juillet 2004), dans le cadre d’un hommage qui lui était consacré à L’étrange festival de Paris (septembre 2004), puis au Festival international du film à Vienne (octobre 2004), et j’en passe. Le St-Ann’s Warehouse à Brooklyn accueillit du 9-12 septembre 2004 la première américaine du spectacle live de Decasia, qui n’avait était monté qu’une seule fois auparavant, lors de la première présentation de l’événement à Basel en Suisse. Le film était projeté sur trois écrans latéraux entourant le public assis au centre de la salle. En plus du film, des grandes tentures blanches recevaient des images fixes ou légèrement mouvantes (images extraites du film et superbement retravaillées par Laurie Olinder), tandis que 55 musiciens, installés sur trois étages d’échafauds, derrière les écrans, interprétaient le symphonie de Michael Gordon, sous la direction de Patti Monson. Événement majeur et en tous points troublant, qui avait l’immense mérite de restituer la dimension proprement spectaculaire de ce film-symphonique, de lui permettre de rejouer son origine (que Morrison relate en détail au cours de l’entretien), et de rappeler l’aspect théâtral ou performatif qui informe la majorité de ses films… Confirmation supplémentaire du caractère exceptionnel de ce film et de la symphonie qui l’accompagne (qui gagne beaucoup à être écoutée interprétée par un orchestre live) et qui n’a, de toute évidence, pas cessé d’impressionner les foules.

Si Morrison a su s’imposer dans les dernières années comme l’un des cinéastes expérimentaux les plus importants de sa génération, c’est qu’il a su prendre acte, par le biais d’une véritable poétique de l’archive, de l’historicité non seulement du cinéma mais avant tout de ses supports et de ses modes de projection, en en explorant toutes les frontières. C’est une parole généreuse, claire et lucide qu’il nous livrera au cours de cette conversation à bâtons rompus qui, sur près de deux heures, nous confirmera que son œuvre touche au plus près les enjeux les plus cruciaux du cinéma actuel.

“Decasia”

Les années d’apprentissage

Hors champ : J’aurais d’abord une série de questions à vous poser sur votre formation. Vous avez commencé votre carrière d’artiste comme peintre, n’est-ce pas ?

Bill Morrison : Oui. J’ai grandi à Chicago, et j’ai toujours fait de la peinture et du dessin, sans vouloir nécessairement en faire des œuvres d’art. Ensuite, j’ai déménagé à New York et j’ai fréquenté l’école d’art Cooper Union. J’y suis entré en 1985. Très tôt, j’ai suivi des cours d’animation avec Robert Breer, qui était lui aussi un ancien peintre. C’est par lui que j’ai été, inspiré disons, à déplacer ma peinture vers l’animation et, par la force des choses, vers le cinéma. Il est à la retraite maintenant.

HC : C’est Robert Breer qui vous a initié au travail sur la tireuse optique ?

BM : Je n’ai jamais trouvé qu’il connaissait grand chose au tirage optique. Ce qu’il savait faire au fond, c’était les films qu’il faisait. Pour les aspects techniques, il y avait quelqu’un qui nous apprenait le fonctionnement de la machine. Breer a sa méthode à lui, qui consiste à faire des dessins sur des petites fiches, de les brasser et ensuite de les photographier les unes après l’autre sur une table d’animation. Il travaille comme cela depuis 40 ou 50 ans. Mais il a été une grande source d’inspiration pour moi du fait de sa sensibilité moyen-orientale, son sens de l’humour très sec, et surtout par le fait qu’il ne supportait pas les idiots ni les prétentieux, ce qui était un véritable soulagement pour moi, qui débarquais à New York dans les années 80, à l’époque du boom pour la peinture. Beaucoup d’étudiants paradaient comme s’ils allaient devenir le prochain Keith Harring, et il y avait tout un discours sur l’art qui ne me disait rien. Ainsi, Breer m’a en quelque sorte rassuré. Il m’a convaincu que je pouvais maintenir ma personnalité tout en continuant à exister dans le monde des arts.

HC : Comment vous sentiez-vous par rapport aux praticiens du cinéma expérimental, à New York, dans les années 80 et au début des années 90 ? Je sais que vos premiers films s’inscrivaient plutôt dans le cadre de productions théâtrales. Comment jongliez-vous ce double emploi…

BM : Certainement, je sentais que je faisais parti de la « scène », dans la mesure où cette dernière existait… Je montrais mes films dans les mêmes événements sinon dans les mêmes programmes que certains cinéastes qui avaient 5 ou 6 ans de plus que moi. Puisque mes films avaient pour origine le théâtre et qu’ils reposaient beaucoup sur la musique, le rythme, ils étaient considérés par plusieurs comme du « cinéma pur », bien que pas dans le sens où l’entendaient certains des cinéastes expérimentaux purs et durs. Pour moi, ces films ont toujours eu une dimension théâtrale puisqu’ils concernaient la question du temps, du temps présent. Et le théâtre concerne aussi le temps, le moment présent, c’est la relation présente entre des acteurs ou des performeurs et le public rassemblé. Quand on retire les films d’un contexte théâtral live, bien sûr ils perdent une dimension importante… Mais je crois qu’ils la conservent quand même, grâce à l’expérience de la projection, qui récupère une part de la performance théâtrale.

Performance et spectatorat

HC : Cette dimension performative est aussi très bien intégrée dans vos films. Je pense à Death Train ou Footprints où on retrouve une impression de manège, de foire, de spectacle de variété.

BM : Les images de Footprints ont été présentées dans le cadre de la production de Ridge Theater Jungle Movie. Quand venait le moment où on devait projeter le film, la performance s’arrêtait complètement. Nous avions quelques acteurs qui se promenaient autour de l’écran, mais fondamentalement c’était sur un mode de théâtre de variétés : « Boom ! » Tout s’arrête, on regarde un film. Pour Death¨Train, les images étaient beaucoup plus intégrées au décor et formaient un tout organique. Quand je crée un film pour le théâtre, je dois me laisser beaucoup d’espace. Bien que je me donne parfois un montage sonore ambiant, les images ne sont pas fixées à une bande sonore spécifique, un texte, une musique, ce qui laisse de la place pour mes collaborateurs : Laurie Olinder, qui projette des images fixes et Bob McGraff qui travaille avec les éclairages et les acteurs. Rien n’est fixé d’avance. Durant les répétitions techniques, chacun apporte ce qu’il a fait… Il est par exemple important que mes images ne soient pas trop brillantes, sinon elles risquent de noyer les éclairages. Il est important qu’il y ait suffisamment de temps à l’intérieur des films pour qu’autre chose puisse se passer. J’effectue un premier montage souple, et par la suite je remonte le tout pour que tout soit bien synchronisé. Le public occupe aussi, nécessairement, une très grande place. Il devient un véritable protagoniste…

HC : Vos films semblent bien, à leur manière, reproduire la situation spectatorielle des premiers temps du cinéma. Les recherches sur le sujet tendent à montrer qu’il n’y avait pas cette séparation bien nette entre théâtre, film, spectacle de magie, et que ces premières projections reposaient sur une grande interaction avec le public…

BM : Comme pour le Vaudeville aussi…

HC : Bien sûr, on pense au Vaudeville, mais aussi aux manèges, aux foires, aux Grandes expositions. Tout cela participait d’un même moment historique qui redéfinissait le statut et le rôle du spectateur : on inventait un regard, un corps moderne. Je crois que vos films, je pense en particulier à Death Train, Footprints, traitent directement de ces questions.

BM : Oui, je porte cette histoire en moi, au point de remplir ma Saturn 94’ de bobines de films et de rouler jusqu’à Montréal… Comme quoi l’exhibition itinérante continue plus de 100 ans après… « We’ve got films ! Venez voir nos vues animées ! » Et j’emploie cette dernière expression consciemment. Nous parlions un peu plus tôt aujourd’hui de ce mot qui n’existe pas en anglais, « déroulement ». D’une certaine façon, mes films sont issus des animations de Breer, où il s’agit de montrer plusieurs images par secondes. Ce qui est important pour moi, c’est que l’on soit conscient qu’on regarde des images distinctes. Au fond, l’aspect essentiel de ces choses animées, relève de la peinture. Mais une peinture qu’on ne peut arrêter et ceci aussi est important : aussitôt que vous l’avez vu, c’est déjà du passé… Vous apercevez une histoire et vous êtes incapable de la saisir, de la retenir et de la regarder de près… C’est ce qui distingue le cinéma des autres arts. Et de ce point de vue, il reproduit le fait le plus élémentaire de notre vie : à aucun moment peut-on arrêter le temps, le saisir dans ses mains et dire : « Voilà, voilà cet instant tel qu’il est ». Aussitôt l’a-t-on prononcé qu’il est parti. Il réintègre l’histoire. Toute notre expérience humaine est une réminiscence de ce phénomène.

La répétition

HC : Je voudrais vous poser une question à propos du principe de répétition qui gouverne votre cinéma, et qui me semble lié avec cette question de la mémoire et de la réminiscence, telle que vous l’entendiez. La répétition, comme le souvenir, est autre chose que le retour du même, ce qui serait une simple redondance. La répétition, ou le retour de certaines images, fait en sorte que ces images s’inscrivent dans une nouvelle série, et en cela prennent un autre sens, d’un film à l’autre. Il y a de plus un plaisir particulier à voir des images, que l’on a déjà vues dans The World is Round ou Trinity, réapparaître dans Decasia… Encore une fois, il ne s’agit pas de redondance, mais plutôt du travail d’une mémoire, la vôtre, qui a soudain « fait réapparaître » telle ou telle image.

BM : Oui, tout à fait. Dans The Film of Her, Trinity, The World is Round, il y a plusieurs images qui ont trait aux archives, où l’on voit une main qui sélectionne une bobine, ces types qui travaillent dans le labo, ces pellicules qui tournoient, etc. C’est en effet les mêmes images qui réapparaissent dans Decasia. Ils m’apparaissent comme des sortes de dieux, comme des types qui travaillent à l’intérieur de votre cerveau, tenant entre leurs mains de vieux souvenirs, les plongeant dans le bain et les ressortant. Bien sûr, le fait de revoir ces images me fait penser que je refais toujours le même film, mais du coup, elles semblent appartenir à ma propre archive désormais. Et en fait, ayant parcouru tout ce chemin, c’est comme si je n’ai plus besoin de refaire le chemin en passant par l’évolution humaine ; je peux prendre telle image, la placer là, et dire ceci représente tel constellations d’idées.

“The Film of Her”

Archives et found footage

HC : Mais revenons en arrière quelque peu. Quelle a été votre première rencontre avec les archives de film, ou encore avec les films d’archives ? Je me souviens dans un entretien vous parliez du fait que vous aviez vu le film de Ken Jacobs, Tom, Tom the Piper’s Son au MOMA, et que ce film vous avait beacoup marqué.

BM : Oui, je ne souviens plus si j’avais vu le film avant ou après avoir lu une note de programme dans laquelle Ken Jacobs rendait hommage à Kemp Niver, l’homme qui dans les années 50 et 60 avait développé une technique rudimentaire afin de manipuler ces rouleaux de papier, qui n’avaient pas de perforations, afin de photographier chacun des photogrammes. J’ai dû lire cela en 1992, à l’époque où je faisais beaucoup de travail à la tireuse optique… Footprints, Lost Avenues, Night Highway, Photo op étaient tous des films qui utilisaient intensivement la tireuse optique, qui utilisait des images en boucle et ainsi de suite. De plus, ils employaient beaucoup d’images d’archives qui n’auraient jamais vu le jour, et qui autrement seraient restées sur les tablettes. Je ne connaissais pas grand chose au sujet de Kemp Niver, à part le fait qu’il était reconnu pour avoir pris ces films qui autrement seraient restés sur une étagère, et de les avoir ramenées à la surface. Mais en accumulant des recherches sur Kemp Niver, je suis tombé sur un autre type, Wallace, encore plus oublié que le premier, qui est celui qui les a véritablement déterrés, mais qui n’était pas parvenu à faire aboutir l’étape finale, c’est-à-dire de les amener sous la lampe d’un projecteur. C’est ainsi que The Film of Her a fini par porter sur cet homme, qui représente mon propre travail, qui répond à la futilité des films que je fais… Mais je me suis sans doute éloigné de votre question… Vous aviez demandé ?

HC : Il me semble qu’à l’intérieur de l’histoire du found footage américain vous ayez un statut particulier… Je vous situe, spontanément, dans la tradition de Joseph Cornell, dans la lignée de son Rose Hobart.

BM : C’est il y a 60 ans…

HC : Oui, tout à fait. Mais je n’arrive pas à penser à un autre qui travaille comme vous.

BM : Bruce Connor…

HC : Connor ne possède pas la même dynamique. Il s’intéresse au « détournement » des images, au recyclage, mais je ne crois pas qu’on y trouve cette mélancolie que l’on trouve dans vos films, et qui concerne au plus près l’histoire et la mémoire du cinéma en partant de la nature matérielle de la pellicule et du dispositif cinématographique. Ceci dit, comment vous rapportez-vous à cette tradition du found footage américain ? Vous sentez-vous l’héritier d’une certaine tradition ?

BM : Oui, mais bon, généralement, les artistes qui font œuvre ne se demandent pas s’ils s’inscrivent à l’intérieur d’une tradition. En ce qui me concerne, il y avait cette tradition que je connaissais par ma formation et par la scène expérimentale de New York à laquelle je participais. Me suis-je dit à un moment : « Je veux faire partie de la tradition du found footage ». Non. J’ai commencé en faisant des tableaux figuratifs qui s’intéressaient à des questions de lumière, de paysage, ce genre de choses. Voyant que ceci possédait certaines limites, voyant que je ne pouvais saisir plus qu’un instant, que l’émotion fugitive que je tentais de capter était trop éphémère pour être représentée par une seule image, un seul photogramme, je me suis intéressé au cinéma. Au cinéma, ce n’était pas ça : c’est plusieurs images, et il est possible de contrôle la musique, la durée. Du coup, il m’est apparu que l’émotion que j’essayais de transmettre à travers mon art pouvait plus facilement passer par le film. C’est comme ça que je me suis éloigné de la peinture. Les films « artistiques », comme ceux que faisaient les gens à NYU, ne me disaient rien. Ni l’idée de simplement mettre un bout de film dans une caméra et de le laisser aller… J’essaie d’arriver à ce stade-là, je n’y suis pas encore. J’ai encore besoin d’interagir avec le film. J’ai commencé à faire des films à mi-chemin entre l’animation et la photographie en mouvement. Je tournais un négatif, et ensuite je passais à la chambre noire, et je tirais des photographies individuelles à partir du négatif. Je peignais chacun des photogrammes, les développais, et les animais ensuite sur la table d’animation… C’est le genre de choses que vous faites quand vous avez dix-neuf ans. C’était un travail épouvantable, et toxique au demeurant. Vous devez travailler des heures et des heures afin d’obtenir une centaine de photogrammes. Ceci dit, la chose qui m’a le plus frappé avec lesa images d’archives, et en particulier les archives plus anciennes, c’était que les films donnaient l’impression d’avoir été touchés… Touchés par le temps, par une intervention non-humaine, organique, ou s’il faut parler en terme romantique, qu’il y avait une « Puissance supérieure » qui avait intercédé auprès de la matière… Lorsque j’ai commencé à travailler à partir de la collection des Paper prints du Library of Congress, je me rendais soudain compte qu’il s’agissait d’une multitude de petites peintures qui avaient été rephotographiées 60 ans après qu’elles aient été prises, et qu’elles continuaient à être rephotographiées aujourd’hui. Il y a tant de choses qui se sont produites entre le moment où elles ont été inscrites sur une pellicule 35 mm : elles ont été transférées sur support papier, entreposées, elles ont subi les intempéries, les rats, ce qu’on veut, la poussière, des cheveux se sont déposés dessus. Chaque image, chaque photogramme représentait une dimension du temps, possédait sa propre histoire. Que l’on en soit conscient ou pas lorsqu’on les regarde, on regarde au fond le passage de ces micro-histoires. Et ça a toujours été très fort pour moi. Aussi, cela satisfaisait ma pulsion plastique, tout en me permettant de donner un spectacle d’images animées.

J’ai été très chanceux, aussitôt finie ma formation en art, d’avoir pu intégrer cette compagnie de théâtre qui avait besoin de films bizarres. Si vous parcourez les babillards dans les écoles d’arts, il est à peu près impossible de trouver une annonce : « recherchons cinéaste expérimental pour réaliser films non narratifs bizarres ». C’était un vrai coup de chance. Bien entendu, ils n’offraient pas un salaire faramineux, mais ils m’offraient une communauté, et ils appréciaient ce que je faisais. Ce qui était fantastique. Du coup, mes films n’étaient pas aspirés dans ces sortes de vacuum que sont les programmes de courts métrages dans un festival, souvent mortels, où vous invitez votre mère, votre père, votre sœur, pour voir des films jetés pêle-mêle, avec tous les défauts des films d’avant-garde, qui souvent se veulent subversifs et qui sont tout simplement mauvais. Ceci dit, encore aujourd’hui, je présente mes courts métrages dans des festivals. Je viens de faire un film, Light is Calling, qui passait au Pacific Films Archives à Los Angeles plus tôt cette année. J’ai dit à mon sœur, qui vit à Berkeley, que mon film y passerait et elle s’est sentie tenue d’y aller. Nous nous sommes parlés après coup, et elle m’a dit : « C’était merveilleux, ton film était le premier au programme ». Elle est sortie tout de suite après le mien… Et je la comprends parfaitement. Il ne s’agit pas de dénigrer tout le reste, il y a des joyaux dans chacun de ces programmes, mais ce n’est tout simplement pas le contexte idéal pour présenter ses films, parce que, en général, le niveau est très inégal.

HC : Est-ce vous qui avez eu l’idée de travailler à partir d’images d’archives où est-ce la compagnie de théâtre qui vous avait passé la commande ?

BM : Lorsqu’ils m’ont engagé, ils n’avaient pas de paramètres bien précis, ce qui était une solution idéale pour moi. Ceci dit, ils n’avaient qu’un très petit budget. J’ai compris que je pouvais sortir et tourner des films par moi-même, et c’est ce que j’ai fait pour la première production ; ou encore, que je pouvais avoir accès aux images de la collection des Paper prints, qui, à l’époque, coûtaient 60 sous/pied. C’était finalement la solution la plus économique.

HC : Le Library of Congress vous envoyait des copies ?

BM: Oui, vous pouviez commander ce que vous vouliez, et ils vous envoyaient des bobines 16 mm. Vous pouviez commander les films sans les avoir vus, à partir de leur catalogue, ou vous pouviez aller directement à Washington et les visionner sur place. En 1992, à l’époque où je m’intéressais beaucoup à cette collection, ils étaient très rapides et efficaces. Mais la dernière fois que j’ai voulu commander quelque chose au Library of Congress, je me suis vite rendu compte qu’il fallait que je place un coup de téléphone aux instances supérieures afin de faire avancer les choses. Ils ne voulaient même pas me dire combien de temps ça pouvait prendre. À l’époque, on remplissait une fiche, on l’envoyait par télécopieur, on descendait à Washington et nos films étaient sortis.

“The Film of Her”

Ce qui m’intéressait le plus dans cette collection, c’était l’idée que vous pouviez, à partir d’elle, dire : « Ceci est le début ». Ce que nous n’avons pas dans d’autres histoires, en art. Cela ne fait pas si longtemps que le cinéma existe. Peu importe que nous disions que c’est le film avec l’éternuement d’Edison ou autre chose, il y a moyen d’identifier, sinon le début, du moins un point très près de l’origine. Le cinéma a eu un rôle si important dans la formation de ce que nous sommes aujourd’hui, dans notre façon de penser et de rêver depuis cent ans. Et il est possible de dire que tout a commencé à cet endroit ! Je m’intéressais beaucoup à cette question de l’origine et c’est pourquoi, au début, je cherchais des images portant sur l’évolution de l’homme parmi ces rouleaux d’images perdues, qui permettaient de montrer comment nous étions passés de cette espèce de pré-cinéma à cette espèce moderne que nous pratiquons aujourd’hui. Je trouvais des listes où on avait : singes, hommes des cavernes, bébés, des choses qui indiquaient les premiers temps, comme le matin ou le printemps. Et avec Decasia, je sens que j’ai repris cette idée, après les multiples introductions, à partir de la séquence où l’on voit les nuages se séparer et soudain on voit la terre. C’est encore le motif de la création du monde.

HC : Au fond, votre rencontre avec ces images procède d’un besoin de les remettre en mouvement, de faire renaître ce vaste matériau qui n’avait pas été vu depuis des années, de remontrer l’origine.

BM : En effet. Et il y aussi, plus prosaïquement, le fait que je les réalisais dans le cadre de productions théâtrales, et que je ne savais s’il aurait été approprié de proposer un cinéma personnel, qui aurait consisté à reproduire avec perspicacité les petits moments de la vie en sortant dans la rue et en filmant le monde autour de moi. Je ne savais pas de quelle façon ceci se serait traduit dans un contexte théâtral. Je sentais que je voulais dire des choses ambitieuses, parler de la mémoire, du temps, de la perte, de l’histoire, et ceci, je pouvais y arriver en passant par le matériau que je trouvais dans les archives, sans avoir à dire : « Je suis un type sensible avec une caméra ». Ce n’était pas le bon format pour ce genre de projet. Hormis l’argument économique, ces questions m’intéressaient, et m’avaient toujours fasciné au cinéma. La jetée de Chris Marker avait été une véritable révélation. J’ai vu, grâce à ce film, que l’on pouvait aborder toutes ces questions sans avoir à les traiter de façon explicite et ostentatoire.

HC : Il y a un autre film, De Resnais cette fois mais dont Marker a écrit le commentaire, qui est très près de The Film of Her, c’est Toute la mémoire du monde. Marker est un autre cinéaste qui, bien que travaillant différemment de vous, s’intéresse beaucoup à cette relation entre l’archive et la mémoire. Tout son travail repose sur la question de l’impression, au sens fort et ce film le pose admirablement.

BM : Tout à fait, ce film m’a beaucoup influencé. Je l’ai vu en 1992, et en effet, The film of her vient directement de là. On me demande souvent quel film je voudrais que l’on présente à côté des miens dans un programme, et cette question m’a toujours terriblement gêné. Il est toujours difficile d’inclure d’autres cinéastes expérimentaux. Mais j’ai toujours rêvé de présenter Toute la mémoire du monde.

Solitude et travail collectif

HC : Lorsqu’on dresse le portrait de la personne, artiste ou cinéaste, qui travaille en archives, la chose qui revient le plus souvent c’est qu’il s’agit d’une activité de solitaire. Par ailleurs, le travail de collaboration a toujours été très important pour vous, et il semble avoir déterminé sur bien des plans la forme de vos films. À côté de cela, il y a ce travail solitaire en archives. Le voyez-vous comme une façon d’atteindre une sorte d’équilibre ?

BM : D’une certaine façon, mon rôle en a été de passeur, prenant ce matériau d’il y a longtemps et d’essayer de voir comment il pourrait fonctionner dans un contexte contemporain, avec telle musique, etc. La compagnie de théâtre m’a offert un contexte idéal où, pour chaque nouveau projet, il fallait repartir à zéro. Avec Decasia nous avions la chance unique de travailler avec Michael Gordon, de monter ce spectacle pour ce festival en Suisse, mais de quoi cela allait parler, nous ne le savions pas ? C’était entièrement à nous de le décider. C’est à ce moment que je suis tombé sur ces bobines de pellicule décomposées. De là est venu l’idée de travailler à partir de la décomposition des images. Bien que je leur avais proposé plusieurs films d’archives, c’était la première fois que la décomposition devenait le motif central de l’une de nos productions théâtrales.

HC : Les images de Decasia ont-elles été montées après que la symphonie de Gordon eut été écrite ?

BM : La symphonie n’était pas encore écrite. Nous avions obtenu l’information, les dates du spectacle qui devait avoir lieu durant le « Mois de la musique européenne ». Ils avaient commandé à Michael Gordon la symphonie, et Ridge Theater devait réaliser les éléments visuels qui, d’une manière ou d’une autre, en feraient un événement théâtral. À cause de l’aspect visuel du projet, ils appelaient cet événement « Fantasia ». Il me semblait que nous devions changer ce nom à tout prix. Lorsque nous avons décidé de faire le film à partir de fragments de films décomposés, nous avons pensé au nom Decasia. Mais voilà que j’ai à nouveau glissé loin de votre question… Comment est-ce que je réconcilie…

HC : le fait de travailler seul…

BM : Par rapport au fait de travailler en groupe. La plupart des cinéastes travaillent en équipe, au point où ils perdent le contrôle de certains aspects du film. Ils doivent s’entourer de personnes auxquelles ils font confiance, qui feront le montage, qui s’occuperont des cadrages. Je sens que j’ai un grand contrôle sur ce que je fais et sur ce qui apparaît à l’écran. C’est moi qui contrôle le choix, la durée, le montage et la vitesse des fragments. Parfois, en montant, je vois une image qui revient et qui semble vouloir imposer une thématique. Ceci dit, la dimension de collaboration apparaît par rapport à la musique et aux aspects théâtraux. Mais ma relation avec le Ridge Theater est devenue suffisamment bonne et claire, qu’ils savent d’emblée que ce que je ferai cadrera avec le reste. Avec Bob, Laurie et moi-même, nous avons une relation de confiance et nous connaissons bien où sont nos limites. Je pense à la collaboration en des termes finalement plus passifs. Les compositeurs, pour leur part, tirent une immense satisfaction de ce travail parce que je travaille à partir de leurs compositions. Souvent je fais des entrevues avec Michael Gordon, et on nous demande de parler de notre travail de collaboration. Et il nous semble que nous collaborons plus durant les sessions de questions et de réponses que depuis que nous nous connaissons. Il travaille seul. Il écrit ses choses sur un ordinateur dans une chambre, et ensuite, avec les autres membres de Ridge, on prend cette partition et nous sommes en mesure de l’interpréter, de comprendre qu’est-ce qui va où. C’est donc là aussi une sorte de collaboration passive.

Fin de la première partie de l’entretien. Lien vers [la deuxième partie de l’entretien->155].