Walden - Une autobiographie morcellée
Une rencontre furtive à Dieppe
J’ai eu la chance durant mes études secondaires de pouvoir suivre des cours de cinéma. Je passais tout mon temps libre dans le cinéma d’art et essai de la petite ville normande où je vivais. Je ressentais un besoin de connaître le plus grand nombre de films et de cinéastes et mes découvertes dépendaient essentiellement des choix du programmateur de cette salle. Il me recommanda un jour d’assister à une rétrospective de courts-métrages. Il s’agissait d’une soirée composée de films d’avant-garde, quelques classiques du cinéma underground américain ainsi que des oeuvres expérimentales européennes beaucoup plus contemporaines. Un pan entier du cinéma s’ouvra soudainement à moi et me marquera profondément. Note on the Circus de Jonas Mekas y était présenté. Le film tourné et monté à même la caméra propose une vision cinématographique très singulière d’un spectacle de cirque. Le temps s’accélère, les images se superposent, deviennent parfois floues. La caméra se déplace de manière aléatoire, elle suit des acrobates aériens, décroche, puis nous ramène à un numéro de domptage. Nous devenons les témoins non pas d’une représentation de cirque, mais d’un spectacle de formes et couleurs en mouvement. Ces images d’une incroyable intensité sont paradoxalement accompagnées d’une chanson calme et légère de Jim Kweskin and the Jug Band. Je comprends pour la première fois que le cinéma peut être un art pictural et qu’il peut atteindre certaines formes d’abstraction tout en documentant des moments vécus. La séquence ne dure que deux ou trois minutes, mais elle provoque en moi une vive émotion. Il n’y a pas de générique, pas de nom et cela ajoute un peu plus de mystère à ce que je viens de voir.
Une redécouverte à Prague
Il me faudra attendre une dizaine d’années avant de revoir des films de Jonas Mekas. Il n’aura fallu que quelques secondes pour que resurgissent certaines émotions enfouies. Note on the Circus n’est finalement qu’une infime partie de l’oeuvre autobiographique Walden, Diaries, Notes and Sketches. J’aime regarder ce film par bribes, je le visionne comme on feuillette un album photo ou on relit les passages d’un livre. Je commence à m’imbiber un peu du quotidien de Mekas; un lever de soleil capté d’un bus, une après-midi passée avec Hans Richter, une balade dans la campagne, une soirée avec les Velvet Underground ou des membres de la Factory.
De retour en France, je découvre son roman autobiographique Je n’avais nulle part où aller. Jonas Mekas nous raconte sa vie avant qu’il ne se mette à l’impressionner sur l’émulsion argentique avec sa caméra Bolex 16mm. Il y raconte son adolescence dans sa ferme familiale en Lithuanie durant la Seconde Guerre mondiale. Jonas et son frère Adolfas doivent fuir en pleine nuit leur demeure pour éviter une interpellation. Ils se dirigent vers la gare la plus proche, mais se trompent de train et arrivent finalement dans un camp de travaux forcés en Allemagne. Les événements s’enchaînent, des évasions, des rencontres et finalement un départ en bateau vers les États-Unis avec à la clé un travail de boulanger à Chicago. L’histoire se termine sur son escale à New-York, une ville qu’il ne quittera jamais. Je suis impressionné tout au long de l’ouvrage par la ténacité, la positivité de l’auteur et sa capacité d’émerveillement.
Une révélation à Bruxelles
Quelques semaines plus tard, je pars en Belgique pour tenter un concours d’entrée dans une école de cinéma. Parmi les épreuves écrites, je dois répondre à un questionnaire assez général. On me demande de parler en quelques lignes d’un livre qui m’a récemment marqué. Je cite le roman de Mekas que je venais de lire et j’en profite pour faire une analogie entre son écriture autobiographique fragmentée et sa pratique cinématographique. Les épreuves s’enchaînent et se terminent par une entrevue orale. Un des examinateurs me demande de justifier mon choix de livre. Je développe ma réponse avec une certaine ferveur, mais je me fais rapidement couper par mon interlocuteur qui me précise que Jonas Mekas n’est pas Claude Sautet. Il me fait comprendre que mes goûts cinématographiques ne correspondent pas à ceux de son institution. Je lui rétorque que ce sont Les choses de la vie et je quitte la salle.
Je reste un moment décontenancé par cette entrevue et j’essaie de comprendre ce qui a pu provoquer cette altercation. Jonas Mekas est un autodidacte qui a développé sa technique cinématographique en dehors de toute forme académique. Filmer est un besoin, ce sont les choses de la vie qu’il veut capter. ‘’I make home movie therefore I live, I live therefore I make home movies’’. Il va utiliser toutes les possibilités de sa caméra Bolex pour sublimer ce qui l’entoure. Il expérimente aussi au niveau du son et du montage et transforme certaines contraintes en nouvelles formes narratives. Son cinéma est un manifeste contre le cinéma commercial et il consacrera sa vie à défendre et valoriser le cinéma indépendant. Finalement, il me fait prendre conscience que tout le monde, si il en ressent un profond désir, peut faire du cinéma. Nous ne sommes cependant pas tous Jonas Mekas.
Une rencontre inattendue à Montréal
Une salle de cinéma fermée depuis un peu plus d’un an a trouvé repreneur et va réouvrir prochainement. On me demande de m’occuper de la remise en marche de la cabine de projection et on m’annonce une collaboration imminente avec un festival de films. Les projecteurs numériques et argentiques ont subi une importante détérioration à cause d’une absence d’entretien durant la fermeture du bâtiment. Le projecteur 16mm est particulièrement endommagé et nous n’avons que quelques jours pour le remettre en état de marche. On vient de nous apprendre qu’une rétrospective en 16mm se déroulera dans cette salle.
Nous passons nos journées et nuits à réparer et à calibrer les projecteurs et les différents équipements. La salle est de nouveau fonctionnelle, le festival démarre dans deux heures et je n’ai pas encore regardé la programmation. Les premières copies sont arrivées et je découvre les boîtes 16mm de Walden, Lost Lost Lost et Reminiscences of a journey to Lithuania. Je suis heureux de projeter dans leurs formats originaux les films de Mekas.
C’est un honneur et un plaisir pour un projectionniste d’avoir entre ses mains des copies d’archives. Les bobines de pellicule nous racontent une certaine histoire du film. Je prête une attention particulière aux boîtes et à leurs inscriptions, le nom du laboratoire, le numéro de copie, la version. En ouvrant cette boîte, on peut tout de suite voir l’état du film. Il arrive que l’on trouve une note manuscrite du cinéaste avec des instructions particulières de projection.
C’est avec une certaine excitation que je m’occupe de la vérification et du montage de la copie de Walden. La pellicule est d’une excellente qualité, je ne vois aucune égratignure ou collage sur la bobine en dehors des amorces. Les couleurs semblent être bien préservées. Je prends un soin particulier à manipuler chaque bobine. Sur la table de montage, le film défile entre mon pouce et le majeur à une vitesse moyenne, j’ai le temps d’inspecter tous les détails du film, je sens chaque aspérité de la pellicule, je vois les plans et les cartons défiler. Je ne peux m’empêcher d’arrêter par moment le défilement et de m’attarder sur certains passages, scruter et décortiquer image par image certaines scènes. Monter un film, c’est le découvrir autrement. Manipuler de la pellicule est un rituel méditatif où l’on peut facilement perdre la notion du temps. J’imagine le cinéaste au travail sur sa table de montage 16mm à assembler les différents fragments de film. Les copies sont prêtes et les projections approchent.
Jonas Mekas est présent et échange avec le public à la fin de chacune des séances. Nous nous croiserons furtivement à deux reprises. Je suis ému de le rencontrer mais aussi un peu décontenancé. Nous ne nous sommes jamais rencontrés auparavant, mais j’ai le sentiment de le connaître intimement. Il me félicite pour la qualité des projections et je le remercie.
Jonas Mekas vient de nous quitter. Je venais de commencer Walden, l’ouvrage de Henry David Thoreau. Je reprends ma lecture, mais cette nouvelle apportera une toute autre résonance à ce récit. « J’avais dans ma façon de vivre au moins cet avantage sur les gens obligés de chercher leur amusement au dehors, dans la société et le théâtre, que ma vie elle-même était devenue mon amusement et jamais ne cessa d’être nouvelle » 1 .
Notes
- Walden ed. Le mot et le reste p.96 ↩