Variations sur l’espace-temps du mouvement
Avec 2046, Wong kar-Wai nous livre une esquisse cinématographique, comme un possible pour un après In the Mood for Love. Un après qui se joue comme il y aurait pu en avoir d’autres, un après qui s’étire dans le temps, dont le lieu ne sera pas tenu secret ; un après qui voit le jour dans une chambre ; comme un retour, si proche mais si loin. Wong Kar-Wai travaille ses vestiges, actualise ce qui avait été évincé, reprend ses trouvailles, fait muter ses créations plastiques et sonores, et en laisse échapper de nouvelles. Entre innovations et répétitions, nous, spectateurs, replongeons, en suivant les histoires et les changements de rythme de M. Chow, dans cet univers que le réalisateur sait rendre fascinant, presque mythique.
2046 est une date mais fait également office de lieu (peu à peu les deux se confondront). Puis, un temps cède le pas à un emplacement géographique à fuir. Souvenons-nous que les dates importaient peu dans In the Mood for Love, même si elles apparaissent à l’écran. Douce ironie. Il est un film au temps en suspens, au temps démultiplié par les répétitions de cet abominable et pourtant inévitable adieu séparant nos deux personnages ; une temporalité figée, ralentie, cristallisée ; un temps qui se dédoublait, se répétait, dans les miroirs, le découpage, les changements de rythme et la musique. Ces violons, tels une plainte sourde et distante, faisaient décoller l’image, permettaient une envolée vers un hors-temps dans lequel se retrouvait le couple. Mais ce couple était la définition même du fantasme, un désir mais jamais un plaisir. Ce sont eux qui concédèrent vie à cette ville, qu’ils semblaient être les seuls à peupler. Ils lui donnèrent le ton, dévoilèrent ses couleurs, en révélèrent la musique. Hong Kong, ville fantasmée et mystifiée, berceau de nostalgies et de promenades, décors rêvé, intacte, insensible au passage du temps. Une atmosphère délicate appuie les ralentis qui repensent le contact des corps et des objets. In the mood for Love est mis en scène telle une mélodie, un ensemble harmonieux dont le récit épouse la musique, les corps composent avec la caméra, le mouvement trouve un écho dans la suspension du temps. Avec ce nouveau film, le réalisateur innove et renverse les tendances de cette « chorécinégraphie 1 » où chaque composante était doucement récupérée puis relancée par une autre ; une « danse contact » au ralenti. Corps et décors composaient alors avec le traitement plastique et sonore.
C’est la musique au frôlement d’un ralenti qui tout d’un coup transforme le parcours de Maggie Cheung en diagonale, surprend le balancement de sa main et de ses hanches, change son thermos en métronome et lui trouve un partenaire dans les émanations de vapeur. Leurs formes se répondent et s’accompagnent. Il semble qu’il y ait une attirance et un dialogue évident des corps quel que soit leur état. C’est à l’image de ces compositions que leurs fantaisies chevaleresques vont être nourries. Au sein de nouvelles épiques qui mêlent romance et mythologie, lieu où les éléments, les hommes et la nature sont en harmonie, le couple se retrouve. Les deux univers s’alimentent et se contaminent l’un l’autre, va et vient perpétuel, véritable tango qui planait déjà au dessus de Happy Together. C’est dans cette chambre que la fiction s’écrit.
Alors, il fallait que ce soit là, dans un lieu qui générait des histoires, qui composait des rythmes, qui combinait des vitesses, qui mettait en acte des pulsations, un lieu qui réinventait une mythologie ; il fallait que ce soit là, que 2046 débute. C’est avec ce chiffre, rappelant cette fameuse chambre louée par M. Chow dans In the Mood for Love, que commence 2046, ce numéro unique mais dès lors démultiplié, figurant déjà l’impossibilité du même. Le passé ne peut que rejouer la différence – même cadrage, même situation dramatique, même nom, le dernier baiser donné à Gong Li ne retrouvera pas l’intensité de celui qui ne fut jamais partagé avec la première Su Li Zhen 2 . 2046 fût cet endroit dans lequel Maggie Ceung hésita à entrer. Cet espace qui ouvrait la porte à l’imaginaire des nouvelles de chevalerie de Tony Leung. Cette chambre était leur repère, abri d’un autre temps, entre nostalgie et staticité, un temps regretté, recherché, un temps à suspendre. C’est dans cet univers que les deux « amants » se retrouvaient, conjuguant géographie et temporalité, espace-temps du fantasme, lieu de cette fameuse ellipse qui déposait un voile rouge sur leur intimité 3 .
2046 en soulèvera d’autres. Après son séjour à Taiwan, où nous avions laissé M. Chow à la fin de la dernière production du réalisateur hongkongais, le protagoniste revient à Hong Kong. Au gré de ses rencontres féminines, il se retrouve dans une chambre d’hôtel, 2046. Souvenir perdu. Il souhaite la louer et emménage, mauvais concours de circonstances, dans la chambre voisine, 2047. Se succèderont entre ces murs plusieurs corps dont deux femmes qui constitueront deux trames narratives : une jeune prostituée (Zang Yihi découverte en occident dans Tigre et dragon) et la fille du logeur, Jingwen (Faye Wong, qui donnait déjà la réplique à Tony Leung dans le brillant Chunking Express) éperdument amoureuse d’un japonais. Pour ne pas faire faux bon à la tradition qu’il a lui-même instaurée au sein de sa filmographie, Wong kar-Wai met en scène une troisième histoire, un flash back retraçant une autre aventure de notre protagoniste. Il s’agit de celle qu’il a entretenu avec une mystérieuse femme à la main gantée, Su Li Zhen (Gong Li). Tout cela sera entrecoupé de « flash forward » dans un futur, tout droit sorti de l’imaginaire de notre héros. Entre rêve et transposition, les personnages se voient déplacés dans cet univers parallèle. Mais, là non plus, les rapports humains ne sont pas simples. Les secrets et les histoires se racontent dans un trou duquel ils ne sortiront jamais.
S’il est une circulation des figures et des matières dans le présent – la correspondance des jeunes amants ou les femmes qui se succèdent chez M. Chow – 2046, dans les écrits de Tony Leung, n’est pas un lieu d’échange. En effet, dans l’hôtel, on monte et on descend les escaliers, on passe de chambre en chambre, on s’isole sur le toit, on tourne en rond en répétant des phrases, on joue ou bien on se dispute en occupant l’espace. Les personnages ne cessent de sortir du cadre. Le mouvement est partout. Le quotidien de M. Chow le met continuellement en scène puisqu’il s’agit d’un jeu de portes que l’on ouvre, que l’on referme, qui parfois restent fermées, demeurent entrouvertes, ou bien que l’on effleure dans un couloir. 2046 contraste par sa rigidité. Pourtant, il est figuré par un train qui échappe à sa propre destination. Dans ce moyen de locomotion, la vitesse ne se ressent pas sur les corps, elle ne les affecte pas. 10 heures plus tard… 100 heures plus tard… 1000 heures plus tard…. Assis et recroquevillés sur eux-mêmes, les personnages semblent déposés sur le décor. Androïdes aux visages figés, leurs corps composent des figures statiques. Ils habitent le temps de la fiction, l’espace du futur. Ils ne peuvent éprouver la même vitesse, ils convoquent d’autres forces, invoquent de nouveaux rapports.
Si les histoires de Tony Leung étaient tenues secrètes dans In the Mood for love, récit qui appartenait au couple, Wong kar-Wai n’entretient pas le même rapport avec ces récits futuristes. Plus question de pudeur et de non-dits. L’espace de la fiction se matérialise, le sexe se consomme, le temps passe. Plus rien n’est suspendu tout s’écoule. Le désert quotidien et un futur glacé mais fantasmé, ne permet pas aux personnages de savourer un instant présent. Car l’image s’épure (les extérieurs en haut de l’hôtel), les gestes se répètent dans une certaine progression linéaire à l’intérieur des séquences, sans pour autant guider leur enchaînement. La succession d’actions en constitue la cadence journalière (jeu de portes, fréquence du courrier et des appels téléphoniques, les déplacements de Faye, les surveillances). S’il s’agissait de suspendre la course folle du temps dans In the Mood for Love, ici tout appelle à la fuite, le temps doit continuellement se dérober au présent, à son inlassable répétition, l’instant se souhaite insaisissable. En effet, dès que les personnages s’y installent, la durée semble inabordable, « J’aurai voulu que ça dure » se lamente Zhang Yihi, ou bien c’est l’imaginaire qui surgit et le présent est remplacé par ce temps fictif, futuriste, doublement inaccessible. Et les intertitres datés se succèdent… Ce sont alors les couleurs qui marquent les temps.
Des extérieurs verdâtres, une image brune, granuleuse, comme délavée sont contredits par les images de synthèse et les éclairages aux couleurs vives à bord du train. Nous retrouvons là les couleurs chaudes de In the Mood for Love, nouvel embryon sur lequel 2046 se greffe, mais elles ont passé, elles semblent avoir perdu leur éclat. Les couleurs, comme les nappes de temps, se succèdent mais il s’avère qu’elles se contaminent les unes les autres, toujours fuyantes, impossibles à contenir. Le travail de trois chefs opérateurs dont Christopher Doyle, coexiste dans le film et contribue à créer des images à la limite du flou à l’intérieur desquelles les couleurs se dissipent. Si In the Mood for Love s’efforçait de toujours tout contenir ou plutôt retenir, ici tout glisse, dérape, s’échappe. C’est ce fameux flou dans lequel nous nous trouvons souvent, mais à l’intérieur duquel nous ne savons pas nous situer ; ces jeux de miroirs qui dédoublent les personnages ; ces plans fixes coupés de toute narration qui s’insèrent dans le film grâce à leur capacité à s’en extraire ; le temps qui passe dont les dates se bousculent sur fond noir ; les scènes reprises dans les récits de M. Chow ; tous ces appels du dehors nous emportent dans cette affirmation d’une autonomie à l’intérieur d’une entité fêlée. Alors des personnages s’échappent du film et n’y reviennent plus (Faye), voyagent dans la fiction (Lulu et Mimi) au même titre que quelques couleurs, sons ou plans semblent se faufiler hors de l’image, échappant à leurs contenants. L’image contorsionnée est en train de se dissoudre. Elle s’effiloche. Tout est appelé à fuir. Il n’y a plus de barrière, même celle des langues a disparu. Japonais et cantonais se répondent.
Tout annonçait répétition et continuité, cependant 2046 met en scène cette double impossibilité. Loin d’une réécriture du même et d’une quelconque progression diégétisée : on n’enchaîne jamais, on réenchaîne. Finalement tout se déplace ; à l’image du passage de la chambre 2046 à 2047. Tout peut se dédoubler, se démultiplier, affirmer ainsi que de la singularité d’un évènement naît une multitude d’histoires, un réseau infini de connexions, chacune appelant la digression, le décalage, la différence.
Des récits des nouvelles de Tony Leung qui mettent en abîme le dilemme des départs, la convocation des temps, les souvenirs enfouis ; aux bruits qui éveillent la curiosité dans la proximité – les pas de Faye Wong sur le sol, les voix des femmes qui circulent dans l’appartement de Tony Leung – les teintes sonores constituent des images, des univers réinventés ; et du son naît une image… tout appelle l’imaginaire à sortir du récit, à voyager et composer de nouveaux espaces-temps. Le film, tout en étant une répétition affirmée – mêmes acteurs, même époque, mêmes thématiques – rejoue la différence. Même si certains protagonistes s’échangent pour composer de nouveaux ballets amoureux, le temps ne s’arrête pas. Les miroirs sont là. Toujours aussi nombreux, ils capturent mais laissent cependant échapper une fumée, un corps, une couleur. Rien ne se rejoue à l’identique, tout est mouvement, circulation, passage, fuite. Mais si In the Mood for Love était orchestré tel une danse nostalgique où corps, musique et récit étaient remplis de sentiments similaires (les cordes de la bande son, les ralentis, la démarche de Maggie Chang, les histoires de chevalerie de Tony Leung), composant ainsi une partition harmonieuse, 2046 y met fin. 2046 devient l’espace-temps composé par Leung et Wong, dans lequel évolue un train futuriste, dont le récit aura finalement pour titre 2047.
Une nouvelle fois, M. Chow se trouve une assistante dont la jeunesse anime son récit. La nostalgie ne peut plus peupler ses nouvelles, Jingwen n’a pas assez vécu. « Il faudrait changer la fin, elle la trouve trop triste ». Les récits de l’écrivain seront teintés de cette vitesse existentielle. Elle, qui voudrait que le temps accélère pour enfin retrouver son amoureux japonais. C’est à son rythme – indécision (la question en suspens : « Viendras-tu avec moi ?»), voyage (aller et retours de Jingwen au Japon et de son amoureux à Hong Kong), suspension (départ du japonais, arrêt de leur correspondance), retrouvailles ( retour du japonais, coup de téléphone, retour de Jingwen au Japon), répétition (demande au père d’approuver le mariage, apprentissage du japonais, échange de courrier) – que les récits de Leung désormais se conjuguent.
Ces incessants voyages dans l’espace de la fiction figurent ce refus de faire du sur place, cet appel à la fuite, à l’échappée, liant enfin mouvement, temps et vitesse. S’il est continuellement question de projection, de suivre la course folle du temps en étant toujours dépassé par elle, c’est à l’image de ce train tout droit sorti de l’imaginaire de Tony Leung. Nous ne pouvons ni monter à bord, ni descendre avant le dernier arrêt, nous dit-on. Finalement, le film compose des histoires, propose des mouvements, expérimente des vitesses ; file à 2046 kilomètres heure.
Notes
- J’emprunte ce terme à Stéphane Bouquet, dans Cahiers du cinéma, no. 522, p. 64. ↩
- Personnage joué par Maggie Cheung dans In the Mood for Love. C’est également le nom de la femme joueuse que M. Chow rencontre à Taïwan, interprétée par Gong Li. ↩
- Séquence anecdotique puisque la scène fut retirée du film in extremis, mais figure tout de même parmi les bonus du DVD. ↩