Valpi (Richard Tuohy, Diana Barrie, 2019)
Ce texte est présenté dans le cadre de la série CRITIQUES, organisée et présentée par VISIONS, en collaboration avec Hors champ. VISIONS est une série de projections mensuelles consacrée au cinéma documentaire expérimental et aux artistes dédié.es à l’image en mouvement. Sous la direction de Benjamin R. Taylor, depuis 2014, à Montréal, VISIONS présente ces oeuvres dans plusieurs lieux et en collaboration avec des festivals locaux tels que la Cinémathèque québécoise, la lumière collective, être, Ex-Centris, RIDM, FNC, POP Montréal et Cinéma moderne. Les artistes sont toujours présent.es aux séances. Nous facilitons le voyage des artistes au Canada en organisant des projections, des ateliers et des tournées. Les films sont présentés dans leur format d’origine. VISIONS participe également à plusieurs festivals internationaux, visite d’expositions et facilite la rencontre entre les créateurs et le public.
Le programme en ligne CRITIQUES est une conséquence des activités de programmation reportées de VISIONS. En partant d’une sélection d’œuvres initialement programmées pour la saison 2020, il s’agit de les mettre en dialogue avec un écrivain local à qui l’on demande de réfléchir, réfracter, retracer et réinterpréter l’œuvre en question. Les textes rassemblés sont tout d’abord publiés dans une édition spéciale de Hors champ. Ensuite, à chaque semaine, une œuvre sélectionnée sera diffusée sur la nouvelle plateforme de projection virtuelle-à-l’épreuve-de-la-pandémie du microcinéma local la lumière collective, jumelée avec le texte.
Chaque itération propose à un écrivain invité de dialoguer avec les images à sa manière, dans le but de renouveler les idées, de proposer des conversations, d’établir de nouveaux discours. À une époque où la diffusion en ligne est abondante et sans fin, CRITIQUES vous propose de quoi lire et réfléchir. Quelque chose que vous pourrez garder avec vous jusqu’à notre prochaine rencontre.
Pour suivre le projet, inscrivez-vous à notre liste de diffusion.
La série CRITIQUES est présentée avec le soutien du Conseil des arts du Canada, le Conseil des arts et lettres du Québec et le Conseil des arts de Montréal.
Fallait-il un lieu fixe pour que l’image soit, à ce point, poussée à remettre en cause l’influx d’où elle tire son mouvement ? Un lieu qui existe vraiment certes, mais qui m’est, en tous les cas, apparu à travers tout ce que j’en ignorais : Valparaíso, Chili. À l’ombre des volcans, lovée dans des collines.
D’y avoir été, d’y avoir posé le regard, d’y avoir parcouru l’espace, reste moins la plate attestation, moins la bande de mémoire dûment fixée, moins une veduta d’ensemble, qu’un motif géographique travaillé comme une pièce de tissage, lequel m’évoque une eau qui remplit mon écran depuis le bas, ou encore un rideau de théâtre que l’on tire.
De fait, l’eau se corde : le pas d’un marcheur entraîne l’apparition d’un portail dont la frontalité ne semble y être que pour montrer qu’elle sait se fracturer, derrière et par-dessus les jambes, et dont la porte centrale noyaute une image qui s’échappe à elle-même, tout autant qu’elle voudrait nous faire croire qu’elle pourrait se coïncider.
À l’ombre des volcans, lovée dans des collines, versée sur mon écran, Valparaíso imite le plissement tectonique qui la borde, la terrasse, la tranquillise et l’ouvre à la mer. La mimésis se fait sourde et aveugle : elle n’entend pas les bruits ambiants, elle ne fait guère état de la copie exacte; elle préfère se ressourcer dans le sol, elle y puise un rythme de souk, elle se moule au corps des plaques, elle les adopte, les aime, les fait siennes, performe, enthousiaste, leur coulissage.
Dans les confins de la tireuse, à l’ombre des volcans, lovée dans des collines, versée sur mon écran, explorant cette autre extrême frontière qui la touche, Valparaíso trouve sa forme, invente un pullulement, noue des rubans qui se côtoient, et, de la sorte, donne la réplique au roulement de ses automobiles, au quidam qui balaie son trottoir, au chien indolent qui s’endort sur elle.
De gauche à droite, de bas en haut, ses typographies et ses panneaux signalétiques ne bornent et ne disent strictement rien que le manège par lequel elle se moque légèrement de moi, en m’engloutissant dans le tintamarre foufou de ses klaxons revendicateurs, de son rythme frappé, de ses crécelles ironiques. Au bout de mes doigts, Valparaíso milite et rigole, hilare, festive, joyeusement détraquée.
Plus je la regarde, plus elle ressemble à ce que je ne connais pas et donc à elle-même, mais plus, dans le même temps, elle se dissemble, têtue et indocile; plus je la regarde, plus elle se fragmente comme un vieux jouet et plus elle se montre ductile, visqueuse et discontinue. Valparaíso s’étire comme du sucre mou, bariole mon écran, gomme ma cuisine, elle se superpose comme de gros blocs de glace, tournoie, manège, manigance, brille de tous ses feux, fout en l’air, patraque et jeune, la touristique image qui la macule.
Dans les confins de la tireuse, à l’ombre des volcans, lovée dans des collines, versée sur mon écran, au bout de mes doigts, Valparaíso passe maintenant à une autre étape de son exploration et plonge en elle-même. De l’éclatement de ses parties, elle parvient à onduler et à identifier un centre dans le mouvement qu’elle brandissait comme une pancarte, haut et fort, deux minutes plus tôt. La parade s’intériorise, se tourne plus intimement vers ce qui la pulse et la propulse, et de la sorte, déplie une cinétique soudainement devenue immanente, depuis les étages des murs de pierre qui passent comme des bandes magnétiques, comme de la pellicule, comme ce qui s’inverse du dehors au-dedans.
Mais Valparaíso se met à présent à contrecarrer son carrousel intérieur et se replie toujours plus profondément en gravissant ses strates de sucre vers une verticale adéquation qui toujours se dérobe. Ses fenêtres, ses pommes de laitues, ses murs de tôle me remisent dans un creux, me pointent pour ainsi dire, comme si, à présent, la faute me revenait. Valparaíso, en effet, semble suggérer que je suis la grande responsable du tourniquet par où elle est elle-même en n’étant ce que je ne connais pas et par où elle m’accuse maintenant très ostensiblement de la méconnaître, en mugissant : « voilà ce qui arrive à ceux qui ne me savent pas ».
Valparaíso est plutôt gonflée. Comment ose-t-elle m’accuser de la méconnaître, moi qui m’intéresse à elle, qui ne prétends rien, qui parcours sa page Wikipédia, qui regarde les photographies qu’ont prises ses visiteurs, qui lis sur la dérive des continents afin de concevoir ce qu’est la croûte terrestre à l’origine des déplacements tectoniques expliquant ses montagnes, qui tente vraiment de la comprendre, de m’ouvrir à elle, toute décomposée et toute saoule qu’elle est, comment fait-elle de ma posture candide un rire aux éclats si ouvertement insolent ?
Mais ce n’est pas tout, comble du risible, Valparaíso me somme, de plus en plus tapageuse, de la regarder avec un demi-verre fumé, comme si j’avais un demi-verre fumé à portée de main et comme si j’avais le temps, engoncée dans mon écran dans ma cuisine dans mes tâches, de me prêter à une expérience scopique qui semble si prosaïquement ancienne ! Aussi invraisemblable que cela peut paraître, Valparaíso cherche, exhibitionniste, à me montrer qu’elle peut être tridimensionnelle à l’aide d’un quasi-rien ! Que son mouvement depuis le sol, depuis la montagne, depuis la tireuse, depuis l’écran, depuis les verticales bandes, depuis les horizontaux panoramas, en plus, avance vers moi !
Dans les confins de la tireuse, à l’ombre des volcans, lovée dans des collines, versée sur mon écran, au bout de mes doigts, sise dans mon regard, menaçant de se répandre dans ma cuisine, Valparaíso exagère tellement !
Je crois que je l’aime.