ENTRELACEMENTS DE JEAN EUSTACHE

Une sale histoire : un film solide et durable

La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions.

Milan Kundera

                                                                 Ce n’est pas pour rien que les dieux bienheureux sont, chez Hölderlin, « sans destin ».

Walter Benjamin

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Parmi les décapodes, on trouve une espèce particulière connue sous le nom de bernard-l’hermite, qui se distingue par son abdomen mou, dépourvu de carapace. Pour se protéger, celui-ci n’a d’autre choix que de s’abriter dans des coquilles abandonnées ou dans des récipients jetés. Ainsi pourrions-nous parler de Jean Eustache : cinéaste écorché et vulnérable, privé de sa propre carapace « originale » et toujours attiré par le déguisement, les protections d’emprunts et « les mots des autres ».

Un bernard-l’hermite qui se protège en utilisant une bouteille en plastique. Photo prise par Paulo Di Oliviera.

Dans ses dernières photos, Eustache est toujours nu. Lui qui n’a jamais cessé de se dissimuler derrière des masques de protection, s’affiche finalement sans défense, désarmé et abattu. Un abdomen mourant. Ses protections étaient variées : barbe, écharpe, lunettes, copie, citation, faux, remake, etc. Toutes avaient pour fonction d’éviter le contact direct et dangereux avec le monde. Mais dans ses derniers jours, il n’en a plus aucune.

Jean Eustache nu dans ses dernières années.

Pour Eustache, il y a toujours au centre un trou, un vide, un rien entouré de couches solides. Ce centre vide fascine et effraie à la fois le cinéaste. Parfois, il joue avec : « il aimait le rien, le nul, le beaucoup de bruit et puis rien 1  », comme l’écrivait Jean-Jacques Schul. D’autres fois, il le fuit  : « il a peur de la nuit quand il tombe, aussi crée-t-il un jour artificiel avant. Il a peur du silence, aussi parle-t-il sans cesse 2  », notait Sylvie Durastanti. Dans les deux cas, tout se forme toujours autour d’un trou. Ce trou constitutif nous ramène à Une sale histoire, dans lequel des orateurs racontent l’histoire du point de vue d’un voyeur dans un bar, et où « le monde entier paraît s’être construit autour d’un trou ». Cette histoire de trou creusé dans une toilette mène d’ailleurs vers le sexe féminin, ce trou constituant « l’origine du monde ». Pour Eustache, l’origine n’est rien d’autre qu’un trou, un rien. Et le rien n’est alors pas ce qui arrive à la fin, comme c’est le cas, par exemple, chez Truffaut ou Rozier ; il serait déjà et toujours là, constituant la base de tout.

Autour du vide

C’est de ce trou, de ce rien originel dont émane la profonde mélancolie d’Eustache. On peut aussi trouver la même « mélancolie du vide » chez Pialat, cinéaste proche d’Eustache, à ceci près que ce dernier sculpte et modèle le vide sans l’affronter directement, tandis que Pialat l’active brutalement. Serge Daney compare en ce sens le cinéma de Pialat à un cyclone : 

Quelques fois — écrit un météorologue — la dépression atteint un chiffre si bas qu’elle fait ventouse soulevant en spirales l’eau de la mer, le sable des continents tandis que le vent de l’anticyclone qu’elle a attiré autour d’elle tourne avec une telle violence qu’il enlève le toit des maisons et fauche les arbres 3 .

Dans ce passage, le mot « dépression » recouvre deux sens que l’on peut corréler d’un côté à la dépression déchaînée du cyclone chez Pialat ; et de l’autre à la dépression masquée du trou chez Eustache. Ce sont deux réponses différentes au même problème de l’univers construit autour d’un vide.

Pialat et Eustache, le cyclone et le trou.

On se rappelle cette phrase de Voltaire : « quand on répète ce qu’on a déjà dit, c’est une preuve qu’on n’a rien à dire ». À l’inverse, Jean Eustache répète justement pour dire le rien, pour exprimer le vide. La copie, le déguisement, le faux, le remake et le masque sont différentes formes de répétition, des couches protectrices enrobant un vide originel, permettant à la fois de révéler et de tolérer le rien. On peut alors qualifier la démarche d’Eustache de « réalisme nihiliste », — dans le même sens où la formule est employée pour désigner le style de Flaubert auquel il est le plus souvent rapproché —, consistant en une méthode spécialement destinée à « dire le rien 4 ». Cela n’est du reste pas sans écho avec le dandysme, que Baudrillard définit comme la « forme esthétique du nihilisme 5  ». Le cinéaste dandy « esthétise le rien », donnant forme au monde vidé de sens. Nous pourrions ainsi dire qu’avec Eustache et Pialat, le sens s’évanouit pour toujours du cinéma français, et même du cinéma tout court. Pour la génération des années 1960 qui les a précédés, le sens existait encore et les histoires avaient du sens. À cet égard, Rohmer écrivait :

L’histoire a un sens pour nous. Sur ce point, nous étions d’accord avec les marxistes d’ailleurs, mais les interprétations étaient différentes. L’histoire de l’art aussi a un sens. Nous pensions que le cinéma s’intégrait à un certain moment de l’histoire de l’art, et que nous, nous nous intégrions dans un certain moment de l’histoire du cinéma 6 .

Il en va tout autrement pour Eustache et Pialat (pour Guy Gilles, Chantal Akerman, Philippe Garrel et d’autres de leurs contemporains) à la fin des années 1960. Ils ne se sentent pas inscrits dans le cours de l’histoire : ils arrivent en retard, après la « fin de cinéma » de Week-end (Godard, 1967), après aussi les éventements de mai 1968. Dès lors, l’histoire n’avance plus, mais se replie, s’accumule, s’imbrique et stagne. L’expérience cède sa place au souvenir, et l’avenir au passé : désormais, on revit ce qui a déjà été vécu.

Au sein de cette situation, Pialat et Eustache, se sentant privés de destin, luttent péniblement pour en trouver un. S’ils s’intéressent à leurs origines familiales et à leurs relations filiales, c’est pour se positionner dans l’histoire, pour s’enraciner dans une terre solide. Ainsi, les parents, souvent absents (chez Rivette et Godard, par exemple) ou dépeints négativement (chez Truffaut ou encore Chabrol) dans la Nouvelle Vague, deviennent des figures centrales dans les films des années 1970. Eustache filme sa grand-mère dans Numéro zéro et son fils dans Les Photos d’Alix (1980). Pialat réalise deux films sur ses parents : La Gueule ouverte (1974) et Le Garçu (1990), en plus de mettre en scène son fils dans ce dernier. Garrel fait de son père, Maurice, un personnage central dans presque tous ses films réalisés dès les années 1970. Akerman se tourne vers sa mère, soit dans des longs-métrages comme Jeanne Dielman… (1974), soit plus tard dans des films plus expérimentaux comme No Home Movie (2015). Enfin, Gilles, non seulement revient sur sa chère mère perdue dans presque tous ses films, mais s’inspire aussi du prénom de cette dernière (Gillette) pour créer son pseudonyme ; le cinéma comme une quête de destin.

Le personnage principal du premier long-métrage de Gilles, L’amour à la mer (1964), avec le portrait de sa mère dans la main.

Soif d’impossible

Eustache — tout comme Pialat — conçoit ses films à une époque d’excès de possible. Tant au cinéma que dans les rues, tout semble permis. Les restrictions et les règles sont largement bouleversées : « il est interdit d’interdire ». Cette abondance de possible, cette « légèreté insoutenable » de pouvoir réaliser ses films et vivre sa vie de manière arbitraire, sans contrainte, tourmente le cinéaste.

Une décennie auparavant, deux mouvances cinématographiques emblématiques de l’esprit de jeunesse des années 1960, la Nouvelle Vague et le cinéma-vérité, rendent possible ce qui semblait jusqu’alors impossible, en accordant un statut prédominant à la figure de l’auteur. Durant les années 1970, Eustache et Pialat se confrontent à cette problématique : plutôt que de créer du possible dans des conditions impossibles, ils s’efforcent de trouver l’impossible à une époque où tout est possible, mettant tout en œuvre pour restreindre volontairement leur liberté en tant qu’auteurs. En un sens, ils souffrent d’être libres, ce qui se reflète aussi dans leurs thématiques et leurs méthodes. Leur entourage les a d’ailleurs souvent qualifiés de masochistes. Eustache semble encore plus proche de Masoch, du fait de son inclination à établir des règles conventionnelles et des pactes signés, et ce, jusque dans sa vie quotidienne : « je veux bien faire ce que tu veux, mais il faut que tout soit bien préparé. Ne rien faire à la légère. Alors décide si je dois m’asseoir ou rester debout. Parler ou ne rien dire 7  ». Comme on le voit, la notion de « légèreté », sacrée pour les jeunes cinéastes des années 1960 (caméra légère, équipe légère, adaptation légère, récit léger, corps léger, etc.), prend une connotation péjorative chez Eustache : « ne rien faire à la légère ».

Pourtant, ce ne sont pas seulement Eustache et Pialat qui sont touchés par le « vertige de possible », caractéristique de la fin des années 1960. Un grand nombre des cinéastes de la Nouvelle Vague se retrouvent aussi dans cette impasse esthétique. Parmi les critiques, Manny Farber est l’un des seuls à avoir soulevé le passage critique de l’esthétique années 1960 vers celle années 1970, en mettant en lumière la crise fondamentale que Godard traverse à cette période. Selon lui, Godard, celui-là même qui a le plus bouleversé les règles cinématographiques, commence à réaliser vers la fin des années 1960 qu’il ne peut plus faire des films de fiction comme auparavant, paradoxalement et précisément parce qu’il a l’impression de pouvoir faire tout ce qu’il veut. Dans un entretien accordé à Rick Thompson, Farber décrit d’abord Godard comme « man of the sixties » et ensuite, quelques lignes plus loin, explique pourquoi le cinéaste arrête de faire des films de fiction après Week-end :

I think he’s giving up the whole technique of movies. He’s gone into this new process, video-making, because he thinks it would be phony to go back and do works like Masculin-Feminin, where camera position, color, whatever, are arbitrary: If you can have it that way, why can’t you have it a million ways—why is the camera outside the window if it can’t be outside the window? I think that’s a believable question 8 .

Si un auteur, en tant que créateur absolu du film, peut à sa guise placer la caméra par terre, sous le plafond ou dans la fenêtre, pourquoi ne pas la placer dans des milliers d’autres endroits ? Pour surmonter cet arbitraire intolérable, Godard fait un pas en avant avec son Numéro deux (1975) en utilisant la nouvelle technologie vidéo, tandis qu’Eustache fait un pas en arrière avec Numéro zéro (1971), marqué par l’esprit des films de Louis Lumière. Afin de rendre la légèreté plus lourde, celui-ci déploie tout un éventail de potentiels du passé allant de la présence et des souvenirs de sa grand-mère à des techniques inspirées par les réalisateurs du cinéma des premiers temps, comme le tournage à deux caméras. Si le cinéaste adore ce qui vient du passé, c’est que le plus éloigné est toujours le plus lourd. Dans le système solaire du cinéma français, Jean Eustache serait Saturne : la planète la plus lourde, la plus éloignée, la plus mélancolique, et bien sûr, la plus belle.

Numéro deux (Jean-Luc Godard, 1975).

Numéro zéro (Jean Eustache, 1971).

Néanmoins, pour Eustache (et aussi Pialat), le retour vers le passé n’implique pas de tenter de restaurer le cinéma pratiqué avant les années 1960. C’est là leur différence avec des cinéastes comme Claude Sautet ou Claude Berri, qui se tournent vers des démarches classiques à partir des années 1970. Eustache et Pialat s’inscrivent bel et bien dans la continuité de la Nouvelle Vague, reconnaissant que tout essai de faire des films sans tenir compte des acquis et des conquêtes de la Nouvelle Vague est forcément voué à l’échec. Ils s’inscrivent dans la « Post-Nouvelle Vague », qui ne désigne pas seulement ici une simple suite de la Nouvelle Vague, mais surtout une vague qui est Post-Nouvelle ; Eustache, Pialat et quelques autres forment bel et bien une vague, mais évidemment pas celle qui se précipite avec énergie vers la plage comme la Nouvelle Vague, plutôt celle qui retourne mélancoliquement vers la mer ; une vague désillusionnée et Post-Nouvelle.

Eustache-Cézanne ; la question du « post »

Par ailleurs, on pourrait comparer le rapport qu’entretient la Post-Nouvelle Vague avec la Nouvelle Vague au rapport qu’entretient le postimpressionnisme avec l’impressionnisme. L’affinité entre Pialat et Van Gogh est bien évidente, surtout avec Van Gogh (1991), qui peut être perçu comme un autre film autobiographique du cinéaste. De la même façon que le peintre néerlandais utilise des coups de pinceau lourds et violents pour insuffler de la pesanteur au style impressionniste, caractérisé par son instantanéité et sa légèreté, le cinéaste français insuffle une immense tension dans le tournage de ses films afin de dégager, à travers l’épuisement des corps des acteurs, des sentiments plus profonds et plus rudes que ceux émanant de la Nouvelle Vague.

Eustache, quant à lui, rappelle étonnamment Cézanne. Celui-ci, tout en reconnaissant les exploits et les mérites incontestables des impressionnistes, sentait toutefois un manque de stabilité et de durabilité dans leurs œuvres. Pour cela, il s’est consacré pendant une grande partie de sa carrière à intégrer une structure solide au style impressionniste, sans pour autant se tourner vers les méthodes anciennes comme l’académisme. « J’ai voulu faire de l’impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées 9 », aurait écrit Cézanne. Pour atteindre cet objectif plutôt contradictoire, le peint français a tenté, entre autres moyen, d’étayer ses impressions fugitives par l’entremise de trois figures élémentaires : le cylindre, la sphère et le cône, qu’il considérait comme des éléments constitutifs fondamentaux de la nature.

Environ un siècle plus tard, Eustache adoptera une approche voisine face à son dilemme esthétique et ontologique. Afin de faire de la Nouvelle Vague « quelque chose de solide et de durable », il restreint la liberté et l’agitation des années 1960 par l’insertion, au cœur de son œuvre, d’éléments lourds et sévères, dont la fonction est de solidifier automatiquement le film de l’intérieur. Dans La Maman et la Putain, par exemple, en plus de la présence d’une langue soutenue, d’une caméra « fixe » et d’une mise en scène crue à la manière de Louis Lumière, le texte minutieusement écrit et quasi impossible à retenir en seulement quelques jours de tournage agit comme une gravité interne du film, circonscrivant les mouvements et les expressions des acteurs. Ceux-ci, parmi lesquels figurent Jean-Pierre Léaud et Bernadette Lafont, deux acteurs emblématiques de la Nouvelle Vague, fixent toute leur concentration et leur énergie sur la prononciation précise des dialogues. Nous les imaginons bridés par la lourdeur du texte et le stress du tournage, d’autant plus qu’Eustache ne faisait habituellement qu’une seule prise pour chaque scène. Si le cinéaste laisse les acteurs libres de jouer comme ils le souhaitent, en revanche, la rigueur des dialogues limite l’amplitude de leurs mouvements et, d’une certaine façon, alourdit leurs corps. Nulle part ailleurs ne peut-on voir Jean-Pierre Léaud, acteur le plus hyperactif du cinéma, aussi domestiqué et modelé. Il ressemble aux pommes de Cézanne. À la fois très frais et très ancien, très léger et pourtant lourd.

Nature morte aux sept pommes (Paul Cézanne, 1878).

Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain (Eustache, 1973).

Loin de se contenter de reprendre le mode de production classique fondé sur des exigences et des codes externes, Jean Eustache vise à s’imposer des règles volontaires et des nécessités internes pour préserver son travail de l’arbitraire. Pour lui, la plus grande source de nécessité provient de la vraie vie, en particulier des expériences vécues. Irrévocable, révolu et définitif, le passé personnel peut se justifier et s’affirmer par lui-même, s’imposant comme une nécessité indéniable. Au contraire, l’art et le cinéma sont arbitraires. Il convient de rappeler qu’Eustache est l’un des rares cinéastes à n’avoir jamais conçu un film à partir de ses idées. En d’autres termes, il n’a jamais écrit d’histoire sur un papier blanc, synonyme de vertige du possible. Tous ses films ont pour origine, soit l’histoire de sa propre vie (et dans un seul cas, Les mauvaises fréquentations, celle de sa femme), soit des souvenirs de soirées ou de causeries en famille (Une sale histoire ou Le jardin des délices de Jérôme Bosch). Même pour la réalisation d’Offre d’emploi, il s’appuie sur des entretiens d’embauche avec des demandeurs d’emploi qu’il organise avant le début du tournage. Avant de commencer un film, il est essentiel d’avoir une base solide, une sorte de nécessité préalable, qui ne soit cependant pas dictée par des codes externes. Sans cette base, tout devient arbitraire. Ainsi, l’exigence de l’autobiographie tient à une cause plus fondamentale qu’un simple choix artistique (cela vaut aussi pour tous les cinéastes de la Post-Nouvelle Vague). Il est également à noter que ses documentaires portent soit sur un rituel annuel, soit sur un travail routinier : c’est-à-dire des activités où tout se déroule principalement selon des ordres déjà déterminés.

Chez Eustache, un film part toujours d’une nécessité vécue et souvent indescriptible. À propos de Numéro zéro, le cinéaste l’explique ainsi : « je n’avais aucune intention, en faisant ce film, j’étais simplement rongé par un mal, et le film répondait à ce mal 10 ». Concernant La Maman et la Putain : « j’ai écrit ce scénario, car j’aimais une femme qui m’avait quitté 11 ». Puis, en réponse à la question « Quelle est la nécessité de ce film ? », posée par les Cahiers du cinéma peu après la sortie d’Une sale histoire : « c’est une chose très secrète que je n’ai jamais pu analyser 12  ». Et ailleurs encore : « si on fait un film, c’est parce qu’on est porté par une émotion 13  ». Enfin, voici l’affirmation la plus claire : « on me demande souvent pourquoi j’ai voulu faire ce film-là. En dehors des petites réponses anecdotiques qui n’ont pas grande importance, je me suis aperçu que la seule raison que je pouvais donner, c’est : par nécessité 14 ». Selon le cinéaste, le cinéma, avec son caractère arbitraire, ne peut se justifier que par son « attachement » à autre chose, à quelque chose de définitif et d’irrévocable comme la vie ou, plus précisément, le passé personnel.

Les relations d’attachement

La notion d’« attachement » traverse d’ailleurs toute l’œuvre d’Eustache. Confronté à un univers informe dépourvu de fondement et de règles, Eustache s’efforce de créer un réseau d’attachement où chaque élément est conditionné et subordonné par un autre. C’est seulement de cette manière que la vie — et l’art — prend du sens et retrouve sa justification. Les mots et les gestes s’avèrent absurdes, à moins qu’ils ne soient attachés à d’autres gestes et mots préexistants, ou ne répètent quelque chose. Selon cette optique, une copie est considérée comme une forme justifiée de son original, car elle n’est pas conçue subjectivement à l’esprit d’un artiste, mais elle est prédestinée et préfigurée par une autre œuvre. Un original aurait pu être totalement autre, tandis qu’une copie est toujours limitée par son modèle initial. Il en va de même pour les citations et les remakes. Ce n’est donc pas sans raison qu’Eustache, dans Une sale histoire, place le volet fiction avant le volet documentaire et suggère également de regarder d’abord La Rosière de Pessac de 1979, puis celle de 1968. Toujours dans cette perspective de l’attachement, on peut aussi mieux comprendre la présence de l’« ekphrasis » dans l’œuvre d’Eustache, abordée de deux manières différentes dans Le jardin des délices de Jérôme Bosch et Les Photos d’Alix. Cette technique descriptive de l’image permet en effet de restreindre les paroles des orateurs,souvent très bavards et manifestement animés par la séduction des auditeurs, à un « terrain » précis et matériel. Chez Eustache, il est interdit de parler en l’« air ».

Il est également possible de retrouver la traduction émotionnelle de cet « attachement » dans la thématique des films d’Eustache, caractéristique partagée par l’ensemble du cinéma Post-Nouvelle Vague. Ce qui semble le plus difficile pour les personnages est de se détacher de quelqu’un, que ce soit un amour ou un parent. Si bien que le motif de la séparation y est omniprésent. Alors que dans la Nouvelle Vague, le désir d’infidélité suscite le plus grand intérêt chez les jeunes protagonistes ; dans la Post-Nouvelle Vague, c’est la séparation, ou plutôt l’impossibilité de se séparer qui apparaît comme l’enjeu majeur des films. « Je n’ai jamais compris les gens qui quittaient les autres. Je n’ai jamais quitté personne. C’est pourquoi on me quitte tout le temps », dit Alexandre, dans La Maman et la Putain. D’un côté, les personnages des années 1960 sont soumis à des contraintes, mais avides de liberté sous diverses formes ; et, de l’autre côté, ceux des années 1970 jouissent de liberté, mais sont incapables de vivre sans contrainte ou attachement. Rappelons le célèbre monologue de Françoise Lebrun dans La Maman et la Putain. Elle veut dépendre de quelque chose d’autre qu’elle-même tout en restant libre. Elle est dépendante d’une manière indépendante.

Contrairement à une œuvre originale, qui est indépendante et autonome, une copie dépend par essence de son original. Alors que l’original est toujours créé par un artiste, la copie peut se (re) produire toute seule. Le but ultime, peut-être impossible, poursuivi par Eustache, consiste à faire naître une œuvre d’art sans intervention humaine, à réaliser un film déjà entièrement réalisé. On pourrait alors dire qu’il s’agit de films « achéiropoïètes », c’est-à-dire de films qui ne sont pas faits par l’intervention humaine. D’après le cinéaste, « dès que la caméra tourne, le cinéma se fait tout seul. Si on est obligé de courir avec la caméra, c’est vraiment qu’il y a quelque chose qui ne va pas 15 ». Selon Eustache, le rôle d’auteur au cinéma « doit être un rôle de non-intervention, il est là pour que le pouvoir ne soit pas pris par les autres et pas pour s’imposer non plus 16 ». Néanmoins, il ne faut pas confondre ce principe de non-intervention avec celui du cinéma-vérité : Eustache ne se laisse jamais emporter par la spontanéité des événements. Au contraire, il organise tout pour parvenir au moment où tout se passe de manière autonome. C’est précisément le paradoxe fondamental qui préoccupe Eustache : réaliser un film à la fois préparé et spontané. Il explique sa démarche contradictoire en ces termes :

Tout le travail du cinéaste est — selon moi — d’enregistrer aussi simplement que possible ce qui se passe — et qu’il a provoqué. […] Mais ce principe de non-intervention n’a rien à faire avec le cinéma-vérité : ce n’est pas l’enregistrement pur et simple de la vie, mais l’enregistrement fidèle et respectueux d’un événement, lui, créé 17 .

Reste qu’une image achéiropoïète ne se forme que de manière miraculeuse et sous la grâce de Dieu. C’est pourquoi Amédée Ayfre a attribué la référence exclusive de cette notion aux œuvres des cinéastes religieux comme Bresson 18 . Le cas d’Eustache est évidemment autre, même s’il a toujours reconnu Bresson comme son maître, et que de nombreux écrivains ont par ailleurs mis en lumière l’affinité indéniable entre les deux cinéastes. Si Bresson s’efface lui-même, c’est pour laisser place à l’intervention divine. En revanche, Eustache se retire tout en reconnaissant que « rien » n’apparait en son absence. Aucune grâce, aucune justification, aucune nécessité. Le plus grand paradoxe du cinéaste réside donc dans sa tentative impossible de poser des règles de manière arbitraire pour résister à l’arbitraire. Ce qui l’a progressivement épuisé, c’est ce désir de rendre possible une œuvre impossible.

Lors de ses dernières années, Eustache a désespérément tenté à deux reprises de dépasser ce terrible paradoxe. D’abord avec Un moment d’absence, un film jamais réalisé où le cinéaste, dormant dans sa chambre et entouré d’un tas d’appareils en marche (radio, mini-cassette, électrophone, répondeur, caméra, magnétoscope, etc.), avait le projet de s’effacer lui-même en tant qu’auteur parmi des machines. Puis avec L’oiseau des vacances (1981), document sonore où l’on entend le cinéaste parler de son nouveau scénario, par lequel Eustache a effacé cette fois-ci le cinéma lui-même. Pour parvenir à son film impossible, il était obligé soit d’éliminer le cinéma, soit de s’éliminer lui-même. Le 5 novembre 1981, il a finalement fait le deuxième choix dans sa chambre. En ce sens, il n’est pas exagéré d’imputer le suicide d’Eustache à son paradoxe. À propos de Cézanne, Merleau-Ponty suggère : « sa peinture serait un paradoxe : rechercher la réalité sans quitter la sensation […]. C’est là ce que Bernard appelle le suicide de Cézanne : il vise la réalité et s’interdit les moyens de l’atteindre 19  ». Viser la réalité et s’interdire les moyens de l’atteindre ; c’est précisément là ce qu’on appelle le suicide d’Eustache.

Le cinéaste s’approche pourtant d’un tel film impossible à un moment de sa carrière : avec Une sale histoire, l’un des films les plus théoriques de l’histoire du cinéma, Eustache parvient à répondre avec succès à presque toutes ses contradictions. Il s’agit d’un diptyque composé de deux volets (fiction/documentaire) où Michel Lonsdale, dans la partie fictionnelle, raconte le même récit, mot pour mot, que celui énoncé par Jean-Noël Picq dans la partie documentaire. C’est un film à la fois faux et original, spontané et organisé, arbitraire et nécessaire, léger et lourd, vif et stable, libre et maîtrisé, réel et artificiel. Dans le volet fiction, copie épurée, éclairée et articulée du volet documentaire (lui-même inspiré par un souvenir d’une soirée entre amis dans la vraie vie), tout est préalablement organisé et déterminé, non pas par la volonté du cinéaste, mais — et c’est là le trait de génie d’Eustache — selon des règles internes dictées par l’autre partie. Cette structure diptyque serait peut-être la seule façon de triompher de tous les paradoxes du cinéaste. Le volet documentaire, original, donne corps au vide sans forme ; puis le volet fiction, copie, recouvre à son tour ce corps vulnérable et léger de couches solides. Picq, abdomen mince et mou habitant dans un univers « direct » et spontané en 16 mm, s’arbitre dans une coquille immense, épaisse et dure, représentée par Lonsdale, situé au centre d’un monde plus ordonné et stable en 35 mm. D’ailleurs, Eustache se solidifie lui aussi dans la version fictive sous la forme de Jean Douchet.

Picq interprète son propre rôle, mais il n’est qu’une interprétation parmi d’autres. Étant donné que ce volet ne dépend que de la volonté de l’auteur, tout demeure toujours arbitraire ; Picq aurait pu exprimer autre chose et adopter d’autres postures. Ce n’est qu’avec l’autre volet, qu’avec cette deuxième répétition, cette « autobiographie de l’autobiographie », que le problème trouve sa résolution : le film de fiction apparaît comme l’achéiropoïète du documentaire, et Lonsdale, comme la seule incarnation possible de Picq. Préfiguré et prédestiné par son double, Lonsdale ne pourrait agir ou parler autrement : il suit tout simplement son destin préalablement tracé. Si le volet documentaire narre un destin, alors le volet fiction agit lui-même comme un destin. Dans ce dernier se matérialise un monde idéal eustachien, où toute originalité est une copie, et chaque mot s’avère une citation : on y trouve la plus longue citation du monde, soit tout le discours de Picq narré par Lonsdale.

On pourrait également considérer Une sale histoire comme une mise en résonance de deux esthétiques historiques différentes. Le volet avec Jean-Noël Pic représenterait, dans cette perspective, l’atmosphère des années 1960, tandis que l’autre, avec Michael Lonsdale, incarnerait l’esprit des années 1970, soit un désir de détachement vis-à-vis de l’exigence d’attachement, ou alors la liberté nécessaire contre la nécessité libre. En résumé, ce pourrait être la Nouvelle Vague face à la post-Nouvelle Vague ; c’est-à-dire face à sa forme « solide et durable ».

Michael Lonsdale et Jean-Noël Picq dans Une salle histoire (Eustache, 1977).

Notes

  1. Jean-Jacques Schuhl, « Jean eustache aimait le rien », Libération, 6 septembre 2005.
  2.  Sylvie Durastanti, Nous deux, roman photo : et autres écrits pour Jean Eustache, Auch, Tristram, 2022, p. 9.
  3. Serge Daney, « Pialat dans l’œil du cyclone », Libération, 16 novembre 1983.
  4. Voir Philippe Dufour, Le Réalisme, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
  5. Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, Paris, Galilée, 1981, p. 228.
  6.  Éric Rohmer dans Cinéastes de notre temps : Éric Rohmer, preuves à l'appui, réalisé par André S. Labarthe et Jean Douchet, 1994.
  7.  L’ami d’Alexandre dans La Maman et la Putain.
  8.  Manny Farber, « Patricia Patterson and Manny Farber Interviewed by Richard Thompson », Film Comment, mai 1977, p. 36-60.
  9. John Rewald, Cézanne, Paris, Flammarion, 1986, p. 159.
  10. Alain Philippon, Jean Eustache, Paris, Cahiers du Cinéma, 1986. p. 45.
  11. Jean Eustache cité dans Jérôme Prieur et Sylvie Blum, « Entretien avec Jean Eustache », Caméra/Stylo, no 4, septembre 1983.
  12. Jean Eustache cité dans Serge Toubiana, « Cinéma français (V) : Entretien avec Jean Eustache », Cahiers du cinéma, no 284, janvier 1978.
  13. Eustache cité dans Prieur et Blum, 1983.
  14. Eustache cité dans Toubiana, 1978.
  15. Jean Eustache cité dans Philippe Haudiquet, « Entretien avec Jean Eustache », Image et son, no 250, mai 1971, p. 88.
  16. Dans le documentaire La peine perdue de Jean Eustache (1998), réalisé par Angel Diez.
  17. Cité dans Le Dictionnaire Eustache, sous la direction d’Antoine de Baecque, Paris, Léo Scheer, 2011, p. 300.
  18. Voir Amédée Ayfre, Dieu au cinéma. Problèmes esthétiques du film religieux, Paris, Presses universitaires de France, 1953.
  19. Maurice Merleau-Ponty, « le doute de Cézanne », dans Sens et non-sens, Paris, Gallimard, 1996, p. 17.