Remember/Remembrer
Ce mercredi 22 février 2023, l’artiste de vidéo-performance-son lamathilde a présenté une carte blanche au Groupe Intervention Vidéo (GIV). À partir du thème « Remember / remembrer » et de la question « de quoi hérite-t-on et comment recomposer ? », lamathilde invitait les spectateur·rice·s à questionner les modes de production et les récits, et ainsi à « discuter de la possibilité de faire émerger des discours à partir de textures hors des catégories professionnelles dites sérieuses ou reconnues. Ou encore pourquoi et comment continuer à faire de l’art DIY 1 ».
Le programme de vidéos sélectionnées par la vidéaste, dans ce cadre, empruntait des voies intimes, humoristiques et engagées à travers des œuvres plus ou moins courtes issues de différents moments de sa carrière. Il y est question de sexe, d’amour, d’amitiés, de jeu, de technologies, d’archives, de mort, de colonisation, de politique, de gestes et de sens.
Introduisant l’événement, une performance nous invitait à nous souvenir. Devant l’image d’un cœur grossissant très lentement, lamathilde récite un texte qui se décline également comme une série de clés de lectures de son œuvre. Des thèmes qui (ré)animent une mémoire réelle, imaginée ou espérée ; personnelle et partagée ; autant de moments affectifs qui résonnent dans un collectif fait de mots et de sujets, d’expériences et de communautés. Voici le texte retranscrit tel qu’il a été lu au GIV, le 22 février 2023. Pour que, nous aussi, on se souvienne.
Annaëlle Winand
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Je me souviens que Georges Perec a volé à Joe Brainard son I remember et en a fait son Je me souviens
Je me souviens que la devise du Québec est gravée dans la pierre depuis 1883 et aussi sur tous les chars
Je me souviens d’adorer penser que chaque personne dans sa voiture me proposait un début d’histoire
Je me souviens que le Québec est encore une colonie
Je me souviens qu’il y a deux langues officielles au Canada et pourtant les 70 langues dites autochtones pratiquées ne sont ni l’une ni l’autre
Je ne parle aucune de ces 70 langues. Je parle les langues des dominant·e·s
Je me souviens d’avoir choisi mon nom d’artiste en y incluant les rapports sociaux de la ville vs campagne, du centre vers la périphérie
Je me souviens de ne pas croire à l’homme universel ni aux structures universelles ni à la femme universelle
Je me souviens que je suis née dans une famille de militant·e·s gauchistes
Je me souviens de la sensibilité collective qui varie toujours
Je me souviens que notre famille est traversée par les guerres, les suicides, les viols, l’inceste, le racisme, le sexisme, l’homophobie, et que toutes ces histoires privées sont politiques
Je me souviens que nos émotions sont façonnées socialement et culturellement, j’ai appris à rire comme mes parents et je ne savais pas rire comme mes grands-parents
Je me souviens que notre famille n’avait pas de racines locales, les souches étaient dans d’autres pays, d’autres continents
Je me souviens que tous les enfants de mon HLM étaient comme moi, des enfants de gens sans racines locales. Il y avait de toutes les couleurs et toutes les religions
Je me souviens qu’il n’y avait pas d’arbre. Les arbres étaient derrière les murs épais d’un château privé qu’on ne pouvait pas voir depuis notre balcon. Je regardais les arbres en y rêvant la nuit
Je me souviens qu’on a changé de quartier, on est devenu les seuls sans racines et tout le monde était blanc. On a planté des arbres
Je me souviens de la fadeur de l’homogénéité
Je me souviens de me promettre enfant de me souvenir de ma question aux adultes, la question était : que veut dire I LOVE YOU
Ils me répondaient invariablement JE T’AIME, alors que I LOVE YOU était : JE/MOI AIME TOI/VOUS je voulais juste construire ma propre grammaire générative à la Chomsky
Je me souviens plus tard être très en colère contre Chomsky et sa volonté d’une grammaire universelle
Je me souviens d’une autre promesse que je m’étais faite, trouver la réponse à la question de pourquoi le masculin l’emporte sur le féminin dans la grammaire française
Je me souviens de la première fois que je l’ai demandé et que la réponse était
« parce que c’est comme ça »
Je me souviens qu’à force de refuser cette réponse, j’ai eu droit à la violence institutionnelle
La fessée cul nu devant toute la classe pour que je comprenne bien que si tu questionnes l’ordre du monde, la violence est la seule réponse que trouve le pouvoir d’y répondre
Je me souviens d’avoir eu un corps assigné femme quand les règles de grammaire ont été acceptées par tou·te·s
Je me souviens que mon corps perdait ses privilèges, je ne pouvais plus jouer dans mon corps de la même manière, parce que « ça ne se fait pas »
Je me souviens de m’être promis de lutter contre tous les « ça ne se fait pas »
Je me souviens de m’être promis de trouver les pourquoi et comment des « parce que c’est comme ça »
Je me souviens que les règles de grammaire sexistes ont été décidées par des hommes au XVIIe siècle pour lutter contre le pouvoir des femmes
Je me souviens que la complexification de la langue s’est décidée un peu plus tard afin de garder le pouvoir du savoir « bien écrire » aux riches qui pouvaient se permettre des tuteur·rice·s
Je me souviens que la linguistique de Saussure a pondu le concept de signe qui est le résultat du lien entre un signifiant et un signifié, mais que ce lien se devait d’être arbitraire
Je me souviens que tous ces linguistes étaient des hommes riches cis hétéros blancs et européens
Je me souviens qu’à cette époque, on s’efforçait de trouver l’origine de l’humanité dans les langues et le reste de la culture et que forcément c’était l’indo-européen
Je me souviens de mon temps de linguiste dans les 90’s où je devais me battre contre des vieux messieurs pour faire reconnaître la LSF (Langue des signes
française) comme langue, car celle-ci avait trop de liens apparents entre signifiant et signifié
Je me souviens d’abandonner la bataille française. Et d’aller voir ailleurs au Québec
Je me souviens de l’université Gallaudet aux US à la même époque où des milliers d’étudiant·e·s signaient sur le campus et qu’ils allaient à des cours de philo ou de physique quantique, tous donnés en langue des signes américaine
Je me souviens qu’il a fallu attendre 2005 avant que la France reconnaisse la langue des signes comme une langue
Je me souviens que l’église utilise le même mépris entre le corps et l’esprit
Je me souviens que la résonance ne se produit que lorsque la vibration d’un corps produit la fréquence propre de l’autre corps
Je me souviens du linguiste Benveniste qui m’a réconciliée avec la linguistique en écrivant sur l’énonciation et la langue comme une totalité de liens
Je me souviens qu’Épictète, Saussure et Foucault ont tous donné des lectures qui ont été transformées en livres par leurs étudiants après leur mort
Je me souviens que la parole énoncée est loin de celle écrite, je me demande s’ils seraient d’accord avec les livres faits de leurs paroles
Je me souviens « qu’on ne pense pas seulement ce qu’on pense, on pense aussi qu’on le pense » (François Recanati)
Je me souviens de l’écriture proto cunéiforme de la Mésopotamie, elle représentait un son par une image. C’est une écriture rébus : jeu de mots qui permet à un signe de signifier autre chose
Je me souviens que j’essaye de fabriquer des vidéos mésopotamiennes en pensant toujours à leur déesse formidable NINHURSAG
Je me souviens que j’utilise la rhétorique, je joue avec des paradigmes, des syntagmes des métaphores, des synecdoques, des anaphores, des hyperboles, des paraboles, la métonymie l’analogie, la substitution, l’atténuation, l’opposition, l’amplification
Je me souviens que j’essaie d’écrire des poèmes d’images, des vidéoïkus
Je me souviens qu’on vit dans un monde hégémonique hétéronormatif capitaliste blanc occidental
Je me souviens que l’humour est très pratique pour renverser la honte et les rapports de pouvoirs en redéployant les affects
Je me souviens que je regarde de façon décalée et parfois oblique ce monde social : de la périphérie vers le centre
Je me souviens de ma sœur et de ses livres de socio qu’elle me faisait lire à haute voix, je ne comprenais pas tout, mais j’ai adoré l’habitus de Norbert Elias et que Bourdieu a popularisé
Je me souviens qu’on avait inventé le jeu des catégories
On rangeait les gens dans leur boîte d’habitus et de capital social culturel et économique.
J’avais donc des goûts de bourgeois en film parce que j’aimais les films d’Europe de l’Est avec sous-titres
Et des gouts de prolo en musique parce que je chantais à tue-tête sur Dalida et Claude François
Je me souviens que je continue à jouer par défaut, et ce que j’adore le plus, c’est me tromper
Je me souviens que la distinction se trouve dans les objets
Je me souviens du mépris du cinéma envers la vidéo
Je me souviens qu’il fallait être beaucoup plus riche pour faire du cinéma
Je me souviens d’avoir toujours dû emprunter le matériel et d’acheter les films super8 périmés
Je me souviens que les hommes sont du côté du cinéma et les femmes de la vidéo
Je me souviens du mépris des gens du Super8 pour ceux qui utilisaient la VHS et après celui du Betacam envers le Hi8, la DV ou la MiniDV
Je me souviens que maintenant que tout le monde filme en vidéo et on invente encore des formats pour se distinguer toujours plus ci, plus ça, toujours plus gros
Je me souviens de vouloir toujours retourner à la technologie la moins chère et la plus simple, et pouvoir la partager
Je me souviens qu’on pense souvent que « ça fait pas pro » et ça me rappelle le « « ça se fait pas » alors je continue
Je me souviens que le DIY, fais-le toi-même, est comme une religion, je m’y consacre dans tous les domaines visuels sonores performatifs
Je me souviens que je n’aime pas les prix, les palmarès, les listes des meilleurs ci ou ça, les classements en tout genre, tout ça m’ennuie
Je me souviens de devenir gay en anglais vers l’adolescence, c’était plein d’espoir et de gaieté et puis plus tard, dyke ça ressemblait à like, j’aimais ça
Je me souviens de devenir lesbienne en langue des signes française, le signe était beau et drôle, j’en étais fière
Je me souviens que j’ai appris en langue des signes française tout sur le sexe lesbien, le BDSM, le polyamour, et de ne jamais juger personne, jamais
Je me souviens d’enfin devenir gouine avec les entendant·e·s très très tard, je trouvais le mot laid, mais je le trouve très sonnant et réjouissant aujourd’hui
Je me souviens d’avoir passé toutes mes journées libres d’adolescente au cinéma et au musée et c’est là que j’ai appris la vie et les autres
Je me souviens de Tarkovski et de sa façon de filmer les arbres et la boue, je peux reconnaître tous ses films grâce aux bouleaux noir et blanc et à la boue noire
Je me souviens de Godard et de sa manière de filmer les livres et les regards sur les livres
Je me souviens de Vermeer et ses toiles de l’intime et du quotidien et du recyclage de ses objets dans ses tableaux et de son utilisation de la camera obscura, c’était déjà l’invention du plan fixe de la perfo vidéo
Je me souviens de Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda et de la chanson de Legrand que j’avais retranscrite et gardée dans mon portefeuille comme une lettre d’amour pendant presque 20 ans
Je me souviens de Chantal Akerman et des scènes intimes et du quotidien comme l’épluchure de patates ou la scène de sexe entre 2 amantes, je n’avais rien vu d’aussi réel et d’aussi puissant
Je me souviens de leur female gaze et que ce sont ces regards-là que je cherchais depuis si longtemps, mais je ne connaissais pas le mot female gaze
Je me souviens de tomber en amour avec la langue de Rejean Ducharme, et de passer un été à tout lire
Je me souviens du Queercore américain des années 90, enfin des gens étaient comme moi, mais ils étaient loin
Je me souviens de faire des fanzines et d’échanger avec eux
Je me souviens que je rêvais de rencontrer une fille dans ces concerts mais j’y étais toujours la seule dans une marée de corps d’homme
Je me souviens de la hiérarchie des sens : la vue et l’ouïe sont les sens dits nobles, car les plus lointains, vs le toucher sentir gouter qui eux sont méprisables
Je me souviens de mon rapport synesthésique au monde, je veux aspirer la nature par tous les sens, j’aime gouter la terre et manger de l’herbe quand elle pousse
Je me souviens de marcher main dans la main et embrasser à bouche que veux-tu ma blonde dans les rues de Montréal et que personne ne venait nous insulter ni nous agresser
Je me souviens que j’ai eu envie de vivre à jamais dans ce climat de douceur montréalais, j’étais enfin transparente au monde, je n’étais plus une menace
Je me souviens de toutes ces années et l’argent que ça m’a pris pour enfin avoir le droit de venir vivre à Montréal
Je me souviens que les auteur·e·s que j’ai le plus aimé·e·s sont tou·te·s des femmes, des noir·e·s, des pédés, des gouines, et que les pédés sont pour la plupart morts du sida. J’aime de là où iels écrivent
Je me souviens d’Howard Zinn qui dit que « tant que les lapins n’ont pas d’historiens, l’Histoire est racontée par les chasseurs »
J’aime surtout les histoires de lapines
Je me souviens que j’oublie toujours le titre des films des livres et de celleux qui les ont écrits réalisés joués
Je me souviens toujours de la sensation et des idées
Je me souviens que je ne peux jamais vraiment échanger d’arguments dans des discussions, car je ne peux rien citer puisque j’oublie tout
Je me souviens que j’aime les communautés d’expériences et les savoirs situés, c’est plus facile pour s’en souvenir, car c’est dans nos corps
Je me souviens que travailler sur des sujets dits minoritaires, c’est être jugé de travailler sur des sujets pas si importants, pas assez scientifiques, trop militants, trop personnels, pas assez général
Je me souviens quand j’ai montré mes premières vidéos à mes parents que leur réponse était « c’est pas de l’art, c’est du militantisme », et moi de leur répondre, mais c’est ma vie
Je me souviens du premier festival de films en 2000 où j’ai montré ma vidéo BILDO, je me suis faite huée
Je me souviens de n’avoir pas compris comment une salle comble de lesbiennes radicales pouvait autant haïr mon female gaze sur nos corps
Je me souviens d’être taxée de trop militante, pas assez militante, trop art contemporain, pas assez esthétique, trop de base, trop intellectuelle,
Je me souviens qu’on est toujours le pas assez du trop de quelque chose
Je me souviens qu’on me dit radicale et je le prends que lorsque ça veut dire aller à la racine, creuser pour trouver ces racines du pourquoi
Je me souviens que je suis située dans un corps de femme cis lesbienne blanche traversé de douleurs chroniques et je fabrique des choses depuis ces réalités-là
Je me souviens que j’essaye de trouver ma position parfois oblique et d’y être le mieux possible
lamathilde
*Images du cœur : gravure sur bois d’Aoki Shukuya. Kaishi hen. Dans Kawaguchi Shinnin Shien cho (Complete notes on the dissection of cadavers) de Kawaguchi Shinnin.
Notes
- Texte d’invitation à la soirée « Laissez-Passer lamathilde » ayant eu lieu au Groupe intervention vidéo (GIV) le mercredi 22 février, à 19 h. ↩