Symposium créer/performer/conserver

Trouver les Dead Sea Scrolls 

Avant les grands travaux de rénovation des infrastructures et de la route sur le boulevard Saint-Laurent à la fin des années 2000, la rue abritait ce qui semblait être un nombre infini d’antiquaires, de bric-à-bracs et de friperies. J’y ai passé beaucoup de temps à la recherche de boîtes à cigares en bois, d’appareils photo de type box camera et de copies de films. En 2003, c’est également devenu une source importante pour ma collection de pellicules mises au rebut, de dispositifs optiques et mécaniques et, surtout, d’inspiration.

Quelque part en 2007, j’étais à la recherche de trouvailles cinématographiques anciennes ou récentes à apporter à mes premiers séminaires de maîtrise à l’Université Concordia. J’avais besoin de changer radicalement de cap dans ma pratique du cinéma artisanal, pour dépasser les méthodes classiques du cinéma direct — encre, peinture et amorce 35 mm transparente. Au cours d’une de mes excursions, j’ai repéré une magnifique caisse à cigares cubaine dans l’une de mes boutiques préférées, alors que je m’apprêtais à sortir. Sa taille était idéale pour transporter des stylos, de l’encre et du papier parchemin et elle se glissait parfaitement dans mon sac à dos. À l’intérieur, il y avait quatre boîtes métalliques de la taille d’un flacon de pilules. Le couvercle de l’une d’entre elles était ouvert, laissant apparaître un petit rouleau de film. J’ai acheté la caisse, les boîtes et le reste.

En rentrant chez moi, j’ai retiré le film d’une des boîtes : c’était une petite bande noir et blanc grossièrement enroulée autour d’un morceau de mouchoir en papier. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’une bande éducative de bibliothèque, mais les images ne comportaient aucun titre, ni au début ni à la fin. Après l’avoir déroulé sur une table, j’ai réalisé qu’il s’agissait d’une séquence de film qui avait été extraite d’une bobine plus longue. Les perforations ne correspondaient pas à celles d’un film 35 mm standard qui comportent généralement quatre perforations de part et d’autre de chaque image. Les images étaient intactes, mais il n’y avait pas plus de 34 photogrammes au total sur chacune des bandes. Celles-ci comportaient des images en noir et blanc d’aspect très métallique, chacune séparée par une ligne très fine, ce qui laissait penser à une monographie ou à un original directement sorti de l’appareil photo. Je me suis dirigé vers ma table de travail et j’ai pris ma loupe. La séquence ressemblait à un vieux western, on pouvait y distinguer un cow-boy, un cheval et une grange.

Au milieu des années 2000, je visionnais encore mes bandes de film sur des projecteurs, des tables de montage traditionnelles et de petites visionneuses dont les manivelles de rembobinage étaient vissées sur des planches de bois. Je pouvais accéder à tous ces outils argentiques grâce à des centres d’artistes autogérés ou au service de prêt de matériel de l’université. Puisque la numérisation était coûteuse et que je ne faisais généralement réaliser des scans numériques qu’au stade final de la production, afin de fournir aux festivals un fichier numérique ou des bandes DigiBeta pour les projections, mon premier réflexe a été d’ajouter 20 pieds d’amorce en tête et en fin de bande afin de pouvoir projeter les séquences entières. Mais il s’agissait de films de 28 mm — un format beaucoup plus rare – alors, à moins de mettre la main sur un projecteur, je devais trouver un autre moyen de les visionner.
Au même moment, j’ai commencé à travailler sur une série de films de collage — dont Chronicle Reconstruction (2006) et Scrapbook (2007) font partie — en collant de petits morceaux de film prédécoupés sur un support 35 mm transparent. Durant ce processus, j’ai découvert que la colle adhésive super-bond n’était pas très efficace pour fixer ces morceaux qui finissaient par se déchirer et se décoller. J’ai essayé de recouvrir les fragments avec de l’adhésif transparent en mylar, mais des microbulles se formaient sous le ruban et il était très difficile d’aligner le ruban avec la bande. Ma solution : du ruban adhésif double face que l’on trouve dans les paquets de coupe-froid avec lesquelles nous isolons nos fenêtres du froid l’hiver. Grâce à ce procédé, j’ai pu couper les photogrammes et les coller un à un, en séquence, sur une bande de film 35 mm. Le résultat final, une fois projeté, était saccadé, mais aucun des morceaux ne s’est détaché et, par miracle, le mécanisme d’entraînement du projecteur n’a pas déchiré le film. En voyant le clip reconstitué, uniquement accompagné des frottements et des bourdonnements de la table de montage qui grinçait au rythme du cow-boy et de son cheval, j’ai été subjugué.

Hypnotisé par ces enregistrements instables, j’ai eu l’idée de produire une boucle à partir du film en créant des répétitions sur une pellicule couleur 35 mm non exposée en utilisant la technique du bipack 1 . Pour ce faire, j’ai fabriqué une tireuse optique avec des sacs poubelles et une lampe de poche. Trois ans auparavant, j’avais déjà eu l’idée de transformer un synchroniseur de film en une tireuse contact rudimentaire. J’ai ainsi inséré l’une des pellicules en sandwich avec le 35 mm vierge, dans la roue perforée, qui était masquée sous le boîtier étanche à la lumière que j’avais fabriqué avec des sacs poubelles. À travers une petite ouverture sur le dessus, j’ai éclairé avec une grosse lampe de poche le tirage et le film vierge qui se trouvaient en dessous. Les résultats n’étaient pas très bons, mais le potentiel était là. Le premier film que j’ai réalisé à l’aide de cette technique était The Homestead Act (2009), que j’avais initialement prévu comme un film autonome. Finalement, il est devenu le troisième acte des Dead Sea Scrolls (2018) et a été intitulé plus tard The War Scroll. La boucle obtenue m’a rappelé l’imprimante à copie carbone offset Ghestner, une roue d’impression fabriquée dans les années 1970 qui était utilisée dans les écoles et les bureaux pour les présentations et les notes de service. La qualité de la lumière au sein de la boucle semblait changer à chaque image et me faisait penser à une imprimante manquant d’encre. Si je m’étais lancé dans ce projet dix ans plus tard, j’aurais certainement écarté la méthode de la boucle optique et choisi une approche plus simple, en numérisant le film, puis en manipulant le clip dans un logiciel de montage.

Une fois Homestead Act terminé, j’ai extrait une autre bande de film 28 mm de la caisse en bois, et j’ai adapté ma méthode en utilisant des boîtes de gradateurs de lumière et une boucle de film détérioré. Le film qui en a résulté est The Rosetta Stone (2010), qui est devenu le deuxième acte des Dead Sea Scrolls. Les première et quatrième parties ont été achevées dans les années qui ont suivi, chacune utilisant des méthodes différentes pour réimprimer optiquement des bandes de film qui étaient soit trop courtes et nécessitaient une mise en boucle, soit d’un format incompatible avec mes visionneuses. Dans la quatrième partie, j’ai imprimé par tirage contact un 16 mm lacéré sur une pellicule Super-8, produisant ainsi des éclats de lumière imprimés qui rendent compte du cinéma caché de la piste de son optique.

La dynamique à l’origine de The Dead Sea Scrolls était double. D’abord, créer une expérience sonore de la répétition et de la décomposition en harmonie avec la suite musicale expérimentale de John Adams, The Shaker Loops (1978), et puis utiliser une multitude de procédés optiques pour visionner des fragments de films. La réalisation de ces films a accentué mon attrait pour les vieilles bobines de film et a fait de moi une sorte d’archéologue créant un futur fictif à partir de films du passé. Révéler l’invisible est le défi qu’ont dû relever les archéologues lorsqu’ils ont exposé les fragments de parchemins découverts dans des pots d’argile conservés dans les grottes de la mer Morte. Les manuscrits hébraïques ont été découverts par hasard par un berger qui avait lancé une pierre dans la grotte obscure où s’étaient égarées ses chèvres. Le bruit du bris de la poterie lui a alors signalé que quelque chose d’inhabituel était caché dans la grotte. Tout comme mes boîtes de film apparemment insignifiantes, l’importance de la découverte n’est apparue que plus tard.

Par la suite, j’ai utilisé toutes les bandes de film 28 mm et créé plusieurs courts métrages qui illustrent mon intérêt pour le temps, la mémoire et la dégradation du film. Il s’agit des films The Homestead Act, The Rosetta Stone, Fleeing Rotland (2009) et The Dead Sea Scrolls. Depuis, je suis retourné plusieurs fois dans cette friperie, dans l’espoir de découvrir d’autres trésors. J’ai acheté toutes les copies 28 mm, les films de surveillance 8 mm, les longs métrages suisses détériorés et les diapositives stéréoscopiques qu’ils avaient rangés. J’ai dit au propriétaire du magasin à quel point ces bandes de film étaient rares et, dans les années qui ont suivi, les prix ont fini par doubler, puis tripler, mais malheureusement, les films semblent n’avoir jamais eu de réelle valeur pour personne d’autre que moi.

Traduction Samy Benammar

Notes

  1. Le bipacking, ou bipack, est une technique qui consiste à charger deux bobines de film dans une caméra, de manière à ce qu’elles soient exposées ensemble lorsqu’elles passent dans la couloir de la caméra.