The Time That Remains de Soda Jerk (2012)
Ce texte est présenté dans le cadre de la série RÉFLEXIONS, développée et produite par VISIONS. RÉFLEXIONS met l’oeuvre d’un cinéaste en dialogue avec les pensées, réactions, interprétations, idées libres d‘un·e écrivain·e. Le film The Time That Remains du collectif Soda Jerk (2012) sur lequel porte ce texte, est accessible en ligne sur le site de VISIONS.
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Chère J.,
Après ton départ de la maison cet après-midi — nous avions à la fois tant et si peu à nous dire, comme si les objets autour de nous contenaient nos paroles et qu’il eût fallu les déverrouiller un par un, à la façon de coffres à bijoux de pensée prêts à faire surgir leur danseuse miniature —, j’ai été frappée d’une mélancolie soudaine (à défaut de trouver un mot plus juste pour décrire la crise de nerfs tranquille qui m’a saisie). La perspective de te revoir m’effrayait sourdement. Car après tout ce que nous avons partagé, fait briller, passionnément saboté, bref après tout ce que nous avons vécu adossées l’une à l’autre, et que nous voilà catapultées hors de nous et pourtant peut-être plus que jamais en-dedans de nous, quelque chose se disait en moi sans le formuler clairement que nous raterions forcément ces retrouvailles imposées par d’autres. Avais-je seulement envie de te revoir ? Tu as certainement dû grimacer lorsque M. t’a proposé cette rencontre.
La perspective de te revoir m’effrayait sourdement, te disais-je tout juste et cela se manifesta à même les rêves de la nuit précédente, rêves au cours desquels des images effilochées formaient une ambiance où tu allais, tour à tour miroitée et miroitante. Qui étais-tu, qui étais-je, demandaient ces images, qui étions-nous l’une à l’autre, l’une pour l’autre, qu’était la distance qui faisait intrinsèquement partie de notre rapport, cette intimité-là, cette détestation d’amour, cette charnière, cette pliure à travers laquelle nous nous articulions de part et d’autre des portes fermées et de nos vies rompues à l’ouvrage d’apparaître sans commune mesure ?
Alors tu étais là et pas tout à fait là. Tu étais belle et puis je te regardais être belle et toi-même me regarder, seulement j’étais ailleurs qu’au sein de la beauté, ailleurs que belle oui, cela je le savais, à la sensation devenue familière de mon ossature de plus en plus poreuse et à la vision toujours surprise de mon propre visage patiné, ne s’appartenant plus et accueillant pourtant toutes les strates de ce que je ne suis plus et puis suis par la force désirante de l’oubli. Et le rêve, fait d’une image de bal, d’une robe merveilleuse, de cheveux bouclés tombant en cascade, image de toi archaïque et neuve, image d’une valse de Chopin, d’une mer évoquant la densité d’un psaume, charriait une durée traversée et traversante, une idée de toi et de moi. De mon rêve émanait l’affinité ressortant à la vitalité de notre antagonisme, je ne saurais exactement te dire comment, puisqu’il ne s’agissait que de vieilles images projetées par l’esprit qui dort et craint le lendemain, mais oui l’affinité et la scission étaient mêmement exprimées, pareilles à un flottement, à un sens donné, à l’indifférence du soleil qui se couche.
Au matin, je me levai comme aboutie dans une gare. Après toutes ces années, tu serais bientôt là, alors que nous avions entamé notre disparition et que cette disparition devenait la nouvelle surface, le nouveau support de notre être. Je m’apprêtais à t’accueillir dans ce décollement, dans ce transit impalpable où je te ressentais, encore érotique et chaude de colère, je m’apprêtais à te voir et à te dire ironiquement bonjour.
Tu as été là, devant moi, avec ton maquillage qui ne trompe personne, ta beauté enfouie, tes lèvres boudeuses mais travaillées dans le même temps par un sourire subtil au ressort impossible à définir. Nous avons dédaigneusement bu du thé avec ces gens qui nous encadraient et ce pan de fatalisme accroché à ton battement de cil, suspendu à la fermeture de tes paupières incroyablement longues derrière lesquelles je te savais savoir toute la matière de nos batailles contre le monde.
Cet après-midi, tu as été une fois de plus cet autre contre lequel j’ai cherché à tête perdue à me définir et imposer une image, cette créature à ravaler, à engloutir comme de la nourriture. Nous avons à peu près dit les choses qu’ils attendaient, ces chiens qui aboient. Et ce fut soudainement tout. La porte, avec ses gens, ta présence, son tapage, s’est refermée. Tu étais cette fois bel et bien partie. Et je constatai immédiatement un scintillement, à la source de l’intranquillité qui me fait prendre du papier et un crayon.
Je t’écris comme à moi-même, à cet autre que je suis devenue, semblable à ce que tu as toujours été au creux de mon cœur anguleux et qui vit un peu à travers tes propres souvenirs dont j’ignore la teneur exacte, mais au sein desquels je me sais exister. Je t’écris à travers divers accents, à travers les âges que nous avons eus, seules et ensemble, et depuis cette gare d’où j’aimerais te souhaiter bonne continuation, bonne disparition, très chère… te souhaiter une mort belle comme la mer, une mort belle comme tes sourcils.
Amitiés,
B.