Répertoire des désuétudes agréables

Tenet et le temps qui passe

Par la force des choses, l’expérience du cinéma se transforme et ces transformations, qui sont autant matérielles que cognitives, temporelles que spatiales, font mesurer la rapidité par laquelle un passé récent devient “du” passé. Cette conscience n’est pas nouvelle et accueille plusieurs attitudes parmi lesquelles la mélancolie et la nostalgie sont les plus souvent citées. Mais qu’en est-il des formes de joie, de délectation, d’enthousiasme qu’il y aurait à repérer et faire siennes les zébrures par où le présent se montre vacillant dans le passé ou encore, par où le passé semble s’attarder dans le présent ? Quelle palette affective pour la dégradation, la patine, la survivance, pour ce qui tombe en désuétude, dans l’orbe du spectateur ? Ce petit répertoire des désuétudes agréables propose donc de débusquer les diverses manifestations de ce devenir-passé du cinéma, afin de se demander en quoi ce qui devient désuet est à même de susciter un sentiment esthétique. (M.T., S.L.)

Elle se tenait là, tenace, moqueuse, fracturant l’image en deux par sa présence indésirable, une longue ligne noire faisant la hauteur de l’écran, une minuscule rayure à la surface de la pellicule, prenant une dimension démesurée une fois projetée. On aurait dit que le temps lui-même s’était improvisé monteur et avait créé ce faux split screen — enfin, explication poétique peu probable puisque nous n’en étions qu’à la deuxième semaine d’exploitation d’un film contemporain, le temps n’ayant pas eu l’occasion, ou si peu, d’user la matière. Sans doute s’agissait-il d’une bête erreur de manipulation, de l’incompétence d’un projectionniste n’ayant jamais touché auparavant à du 70 mm (je me l’imagine dans tout le cliché de l’adolescent boutonneux, indifférent à la tâche), mais ce défaut de professionnalisme, pour une fois, réveillait ma nostalgie plutôt que mon indignation.

Peu de temps a passé depuis que la pandémie nous a frappés ici en mars dernier, mais puisque tout semble figé sur place, et que nous commençons à peine à sentir les rouages de notre quotidien recommencer à tourner, encore rouillés, plus lourds que jamais, ces huit mois pourraient aussi bien être huit ans, huit siècles, une éternité 1 . Une sortie en salle, dans un tel contexte, revêtait déjà pour moi un caractère événementiel, un renouement mélancolique avec une activité qui, avant cette éternité, tenait du rituel hebdomadaire. Rien n’était plus ordinaire que voir un film au cinéma, et même s’il m’arrivait d’y aller simplement pour retrouver la salle, lieu de réconfort s’il en est un, le choix du film importait. Pas cette fois : le film avait été choisi, mais moins pour lui-même que parce qu’il promettait une double nostalgie, celle envers la salle de cinéma et celle envers la pellicule, un médium d’un autre temps associé (à tort ou à raison, qu’importe, j’y tiens) à une manière de pratiquer le cinéma, à penser le septième art, à des réflexions sur le temps, la mémoire, notre lien au monde, enfin tout le bazar bazinien et son legs précieux.

Nous étions deux, nous allions voir Tenet de Christopher Nolan, la salle était étrangement vide pour un vendredi soir dans un multiplexe pour le film-événement de l’année (le seul de surcroît), et déjà nous avions l’impression d’être dans un musée, avec des cordons rouges limitant la circulation pour nous indiquer comment déambuler dans le lieu désert, où nous ne pouvions rien toucher (non par respect, mais par peur). Aucune véritable retrouvaille possible dans de telles conditions tant tout ce qui m’était si familier (combien de fois, dans les vingt dernières années, me suis-je reposé entre ces mêmes murs?) apparaissait étranger, si lointain, tant toutes les procédures de sécurité marquaient la distance profonde entre hier et aujourd’hui. Le cinéma a toujours été un lieu peuplé de fantômes, autant ceux en chair et en os, ces personnes que nous croisons un peu partout à travers la ville, que nous reconnaissons sans jamais leur adresser la parole, que ceux vivants à l’écran, et que ceux que nous apportons avec nous sous la forme du souvenir. Mais voilà que le lieu lui-même devenait fantomatique, comme si tôt ou tard les murs allaient se dissoudre sous mon regard effaré, et que j’allais découvrir que je rêvais à ce que j’avais perdu. Dans le silence surnaturel de ce lieu autrefois bruyant, dans l’immobilité de toutes choses où seuls nos deux corps semblaient se mouvoir (même l’escalier roulant refusait d’effectuer sa tâche), les fantômes déferlaient (ceux, invisibles, s’extirpant de mon esprit), emplissaient l’espace qui leur appartenait désormais, et me laissaient pris d’une émotion incertaine, entre l’apaisement et la tristesse, comme lorsque nous retrouvons un être aimé après des années de séparation et que nous constatons à quel point tout a changé, et que ce que nous aimions tant appartient désormais au passé.

Le film commença, dans notre salle pratiquement vide : on aurait dit des figurines d’action, de bon vieux G.I. Joe de plastique, manipulés par un gamin un peu trop vieux ayant perdu le sens du jeu, on aurait dit un garçon découvrant la fonction rewind de son magnétoscope, béat d’émerveillement devant les choses qui défilent à l’envers, les immeubles en ruines qui se reconstruisent et les hommes qui courent à reculons. À quelque part, Tenet répondait parfaitement à mon esprit du moment, à un désir de vouloir remonter le temps pour empêcher la fin du monde plutôt que de vivre avec les fantômes, à envoyer des messages à mon moi passé pour le prévenir de ce qui s’en venait, et aussi à ma fascination la plus pure devant les possibilités du cinématographe, celle d’une vision de l’univers « qui peut se mouvoir à rebours », comme écrivait Jean Epstein dans Le cinéma du diable :

Étrange spectacle dont l’homme, jusqu’ici, n’avait eu aucune idée, aucun soupçon, sinon comme d’une fantasmagorie à peine imaginable. Mystérieuse, folle chimère, monstre qu’on jurait inviable, mais que l’écran présente comme une autre réalité sensible. Révélation révolutionnaire, dont il semble que peu de spectateurs aient encore bien reconnu l’importance. On croit volontiers qu’elle ne mérite que le rire qu’elle suscite d’abord 2

Il y a de cela dans Tenet, alors que Nolan s’amuse à faire bouger les choses dans deux directions temporelles différentes à l’intérieur d’un plan, une sorte de split screen temporel plutôt que spatial, deux réalités sensibles se superposant à l’intérieur du même cadre. Et si le film s’en était tenu à cela, à cette fantasmagorie inventée et rendue possible par le cinéma, à la joie naïve, mais émouvante de ce gamin, oh combien plus lucide que l’adulte, si justement tout le film ne travaillait pas à effacer toute trace de ce gamin pour la remplacer par la supposée maturité de l’adulte, j’aurais été pleinement satisfait de mes retrouvailles avec cette diabolique invention qu’est le cinéma.

Mais Nolan étant Nolan, il se méfie de ce que peut lui enseigner un enfant, et de ses propres émotions au fond, qu’il tente de contenir par la maîtrise qu’il veut exercer sur le médium, par un désir d’esbroufe et d’épate technique qui sont à l’image de l’arrogance des protagonistes de son cinéma. La « révélation révolutionnaire » dont parle Epstein n’est possible que si nous portons attention à ce que l’appareil cinématographique nous révèle, si nous nous effaçons et restons humbles devant l’étrange spectacle qu’il nous offre, et si nous nous intéressons à l’expérience qu’il suscite : le rire, à une telle occasion, ne signifie pas la joie, remarque Epstein, mais le « déroutement de l’esprit », il traduit « une réaction de défense — provoquée par l’étonnement, par une secrète inquiétude — contre la portée subversive d’images qui opposent une si flagrante contradiction à la routine, tant de fois millénaire, de notre figure de l’univers » 3 . Or, si nous rions devant Tenet, c’est aux dépens d’un film qui ne sait pas rire, d’un esprit qui ne veut pas admettre qu’il est dérouté et qui se lance dans mille explications stupides pour ne pas le laisser paraître.

Toute cette prétendue maitrise sur le monde s’étend partout dans ce film : dans le désir de se payer un avion juste pour le faire exploser, justifié par l’idée que les effets spéciaux à l’ancienne sont mieux que ceux créés par ordinateur, perverse utilisation de la nostalgie pour réaliser un fantasme imbécile ne pouvant sortir que de la tête d’un homme blanc privilégié, dans des protagonistes qui parviennent à contrôler le temps lui-même, à circuler librement à travers lui pour effacer le travail de mort et de destruction qu’il effectue autrement, ou dans le spectaculaire de scènes d’action qui se savent spectaculaires, et qui nous renvoient moins à ce qu’il y a de spectaculaire en elles qu’à celui qui les orchestre et tient à signifier sa présence géniale à toutes les occasions possibles, autre perversité ayant transformé l’auteur, naguère une notion ayant permis au cinéma d’accéder dans nos consciences au statut d’art, en un démiurge dément et narcissique sans égard envers le monde. Ce faisant, Tenet me renvoyait à mon propre désir de remonter dans le temps et de posséder cette maîtrise, ma frustration envers le film découlant d’une reconnaissance intime des travers de Nolan : je voulais la salle bondée, des visages à découvert, je ne voulais pas de cette angoisse qui m’étreignait alors que je craignais risquer ma vie pour voir un mauvais film, j’aurais voulu, à l’instar du protagoniste (nommé, bien sûr, Protagonist) naviguer dans les marges du temps pour restaurer le monde et le rendre tel que j’aimerais qu’il soit. Mais je savais bien, à la différence de ce film, que ce souhait égoïste ne peut guère sauver le monde, il ne peut au contraire que le condamner à nouveau en refusant de l’accepter tel qu’il est, en allant se réfugier dans des possibilités déjà mortes pour s’aveugler au présent, à son malheur, mais aussi à ce qu’il contient peut-être, encore, de possible.

Puis il y avait cette rayure, en plein milieu de l’écran, pendant tout le film, narquoise et follement émouvante en ce qu’elle venait, avec une simplicité désarmante, contredire toutes les niaiseries nolanesques en inscrivant sur cette copie le passage inexorable du temps, l’usure irréversible, la dégradation à laquelle rien ni personne ne peut échapper, ou comment l’incompétence d’un adolescent boutonneux avait, dans un geste de négligence, tout bousillé le travail intensif d’un artiste qui se croit génial, comme un gag burlesque de David abattant Goliath en lançant une pierre par-dessus son épaule, sans savoir ce qui se trouve derrière lui. Parfaitement à l’image de notre époque, Tenet, non seulement par le détail anecdotique de personnages devant porter des masques, mais surtout pour ce récit d’un temps replié sur lui-même, pris dans des boucles sans fin, avec le monde ainsi figé au bord d’un précipice où il hésite à tomber, chancelant, le présentisme de notre temps sans temps, dont Nolan offre un reflet à l’identique, sans une once de critique ou de déformations qui pourraient créer des perspectives nouvelles, des lignes de fuites salutaires, non, que la bête redondance d’une époque qui, en saluant l’œuvre, admire son reflet où elle finira par s’abymer telle Narcisse — puis cette rayure, toute modeste, elle-même une relique d’un autre temps où le temps existait encore, celui typique de la pellicule, expérience revendue aujourd’hui d’ailleurs en rajoutant au prix du billet la plus-value de la nostalgie pour les vieux bougons comme moi. Anciens temples du cinéma, les salles sont devenues dans les dernières années des vitrines marchandes ayant aboli le temps (le numérique, c’est aussi la promesse du produit parfait, qui restera constant de la première à la dernière projection, cette promesse réitérée du même étant typique de la logique commerciale, à laquelle la pellicule résistait par sa matérialité fragile), mais voilà que je pouvais me recueillir à nouveau, devant une simple ligne noire, comme une apparition divine venant rire à la face des profanateurs de son lieu de culte.

Le temps demeure maître de tout, me disait la rayure, et il ne faut pas se fier à l’illusion d’un temps qui fait du surplace puisqu’en réalité, tout change, comme disait l’un des plus grands prêtres du cinéma, l’ami Clint, lui aussi familier avec les fantômes : « Things change. They always do, it’s one of the things of nature. Most people are afraid of change, but if you look at it as something you can always count on, then it can be a comfort » (dans The Bridges of Madison County). Cette simple vérité, exprimée durant ma projection par le cinéma lui-même, par sa matérialité passée, en dépit d’un film contemporain qui n’en avait cure, dissipa mes angoisses du moment, alors que je retrouvais, encore et malgré tout, cette expérience mélancolique propre au cinéma à laquelle j’aime m’abreuver. Parce qu’il y a une fissure en toutes choses, chantait Leonard Cohen, « that’s how the light gets in » : le cinéma dans ce qu’il a de plus beau avait trouvé son chemin à travers un mauvais film, l’espoir se manifeste dans les choses les plus simples pour qui veut bien prendre le temps de regarder. Ainsi, je ressortis de la salle, accompagné par mes fantômes bienveillants, pour regagner notre fin de monde, avec ces allures de mauvais film écrit par des scénaristes paresseux, mis en scène par un tâcheron malhabile, afin d’y trouver cette fissure, cette rayure, cette mince entaille dans la fabrique de notre contemporain, qui permettrait de laisser rentrer la lumière. Il suffit de la trouver.

Notes

  1. Du moins depuis ma perspective de doctorant en rédaction, sans emploi, de père avec des enfants en âge scolaire : pour bien d’autres, personnel de la santé par exemple, ces huit mois ont probablement été vécus autrement.
  2. Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, Tome 1, Seghers, Paris, 1974, p. 372.
  3. Idem.