Ted Fendt, une deuxième rencontre. L’amitié au cinéma
I was the director, it said so on my canvas chair, but the director of what? A director is not an electrician. I was working in the abstract with non-objective viewpoints toward a certain objective that was a nebulous idea. I was supposed to create something, and therefore I was in the middle, surrounded by technicians who knew what they were doing. Exactly. I was confused enough already; why add to my confusion by thinking about the unreality? But unreality or not I had a schedule to go by. The schedule provided for every single minute once the shooting began and I had to adhere to it. The schedule was my lifeline to reality.
— Charles Willeford, The Woman Chaser
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Ted et moi 1 marchons sous un ciel bourdonnant des nuances qui annoncent la pluie. Nous progressons côte à côte en regardant le trottoir pour y éviter les flaques d’eau.
— Vous regardez toujours le trottoir quand vous marchez ? me questionne Ted dans un français précis et mesuré.
À ce vous énigmatique, je réponds que oui, toujours, mais bientôt — je le précise à Ted en levant le doigt comme pour signaler un détail capital — ce sera pour y éviter les plaques de glace. Il fait un peu froid. Je n’enregistrerai pas notre conversation. J’ajoute que j’ai envie de parler en marchant. Je garderai les mains dans les poches. Je retranscrirai notre conversation de mémoire. J’ai une très mauvaise mémoire. De cette manière, notre conversation sera plus malléable, moins fidèle à la réalité, et forcément plus agréable à lire.
— Ça te convient, Ted ?
— Oui, oui.
La pluie commence. Il tombe de grosses gouttes bleues et froides. Mais parlons justement de la météo, dis-je à Ted. Dans Outside Noise, il fait presque toujours soleil. Et c’est une lumière étonnante, car on dirait que tout se déroule la même journée, que tout est enveloppé dans une douceur crépusculaire. Cette lumière, je ne sais pas comment la décrire, mais elle apporte un sentiment d’unité à un ensemble qu’on pourrait qualifier de décousu ou de férocement elliptique. J’insiste sur le mot féroce parce qu’il est tout à fait étranger à ton univers et à ta nature. La lumière est comme une mayonnaise qui arbore des couleurs exceptionnelles. Non ? Silence. New York est grise et bleue. Philadelphie, qui ne figure pas dans ton dernier film, est verte, genre bouteille. Alors que Berlin, je la vois toujours dans des teintes bistrées. Serais-tu d’accord avec ces affirmations purement arbitraires ?
— Non.
— C’est ce que je me disais.
Avant le tournage, tu te prépares beaucoup. À l’écran, il se dégage de ce travail l’expression d’une imprévisibilité familière. À quel point recherches-tu cette imprévisibilité dans le travail que tu accomplis en amont du tournage ? Ton écriture, au sens large, a toujours un petit quelque chose de justement très surprenant, et cela parce qu’elle se produit (et nous approche) de la manière la plus douce possible. Et si elle est imprévisible, elle ne prend pourtant pas de détour. Elle fonce. Elle a des dents.
Tout en continuant de se promener, Ted fait un petit mouvement d’épaule avant de me répondre, un mouvement qui ne veut rien dire.
— La structure du film est toute simple. Elle se résume en une seule phrase : deux amies se rencontrent d’abord chez l’une à Berlin, puis chez l’autre à New York. Cette structure m’offrait une liberté d’expression stimulante. De là, je pouvais établir, à partir d’un grand éventail de sujets, les dialogues et les séquences que je filmerais. On a élaboré les sujets à travers des répétitions, c’était un processus associatif qui correspondait à mes intérêts et aux idées proposées par les actrices.
— Tu désirais établir une correspondance entre le contenu de ton scénario et une certaine réalité ?
— La mienne et celle des actrices, oui, mais aussi, peut-être, je voulais trouver un ton ordinaire et familier. La semaine dernière, par exemple, j’étais dans un café à Vienne. À côté de moi, il y avait deux touristes allemands et une Allemande habitant à Vienne. Ils parlaient de ce qu’ils allaient faire à Vienne pendant les prochains jours, exactement comme dans le film.
Avec Outside Noise, on est devant un film sur l’amitié, mais une amitié beaucoup moins exigeante que celle qui se dégage de Classical Period. Je veux dire par là qu’elle n’est jamais mise à l’épreuve. Elle est, tout simplement. Et tu captes merveilleusement bien cet état. Après avoir fait l’analyse du Purgatoire de Dante dans Classical Period, on a aussi le sentiment agréable de découvrir des personnages qui sortent des bouquins, ou du moins, qui les ont refermés pour aller rencontrer le monde. Et ils se retrouvent justement dans une sorte de Purgatoire, celui, bien réel, d’un temps ingrat et imprécis, quelque part à l’aube de la vie adulte. Avec tes actrices, cherchais-tu à traduire un sentiment particulier de fraternité, d’amitié, plutôt une sorte d’impermanence des choses (à la Ozu), ou simplement, voulais-tu laisser le spectateur avec tes personnages dans cette sorte de flottement délicat et merveilleux sans issue satisfaisante ? Je dis tout ça parce que ton film m’a beaucoup ému et il m’est difficile de comprendre pourquoi. Il me fait l’effet d’un poème qu’on ne comprend pas, mais dont la musique est juste.
— Je souhaitais faire un film de hang out sans prétention, du moins, un film qui rejoignait ma conception d’un tel film, et surtout, réfléchir au processus qui me permettrait de créer ce film. Pour y arriver, j’ai beaucoup pensé à un texte du critique et cinéaste américain Thom Andersen.
— Ah oui ?
— Tu connais ? m’interroge Ted.
— J’ai feuilleté son recueil de textes, Slow Writing, il y a quelques jours, à la lumière collective. Il était à vendre et j’y ai reniflé un peu son texte sur Ozu.
— Qu’est-ce que la lumière collective ?
— Un endroit heureux, pas loin d’ici d’ailleurs, qui devrait sérieusement songer à t’inviter pour que tu y présentes tes films.
— Ah oui ? J’attendrai sagement leur invitation dans ce cas !
— Et les inspirations, côté cinéma ?
Ted : J’ai naturellement pensé à certains films d’Andy Warhol. Ceux en son direct, où j’ai ressenti très fortement la présence des acteurs : Camp, Beauty #2 ou The Closet qui ne fonctionne pas vraiment, mais qui est un beau contre-exemple de cet effet de présence. Et comme dans Classical Period, je me suis intéressé aux gens et aux lieux. J’ai élaboré un scénario simple qui, tout en demeurant proche des personnages et des lieux, me permettrait de capter ce qui me fascinait de leur énergie et de leur présence. Je me suis dit que dans le cinéma, cette sensation de présence peut être tellement forte qu’on n’a presque pas besoin d’autre chose. En même temps — mais ça, je ne l’ai perçu que plus tard, après le montage —, j’essayais peut-être d’exprimer ce que je ressentais lors de mes dernières années à New York.
— C’est-à-dire ?
— À New York, je ne me sentais plus à l’aise, j’étais dans une sorte de flottement.
— Tu y étais comme dans un Purgatoire ! dis-je, fier de ma trouvaille.
Peut-être. Oui, peut-être, dans tous les cas, continue Ted, je n’arrivais pas à mettre des mots sur ce que je ressentais. Je connais aussi l’adage : le gazon est toujours plus vert ailleurs. Mais je me méfiais aussi de ce que je connaissais. Je savais plutôt que j’avais besoin de quelque chose d’autre pour continuer à travailler. Bref, en faisant ce film, en choisissant des éléments de ma vie et de celles des actrices pour nourrir l’histoire et les dialogues, j’étais sûrement et inconsciemment attiré par des sortes de correspondances avec ce que je ressentais.
Moi : Beaucoup de choses ont changé depuis notre dernière rencontre. À l’époque, tes films étaient projetés en pellicule et il n’était pas possible de les voir en ligne. Une pandémie plus tard, les habitudes cinéphiliques semblent avoir changé. Au moment où l’on se parle, MUBI diffuse tes films. Trouves-tu que MUBI compresse de manière satisfaisante les films tournés en 16 mm ? Je trouve, pour ma part, le résultat heureux en ce qui a trait au grain argentique de Outside Noise. Mais il suffit de visionner en ligne la bande-annonce de Outside Noise pour se rendre compte qu’il est vraiment difficile pour certains sites d’hébergement de gérer le 16 mm, en particulier dans les scènes de nuit ou légèrement sous-exposées.
Ted : Comme le film était produit dans le cadre du Jeonju Cinema Project, il fallait rendre une version numérique du film vers avril 2020. On a tiré également une copie 35 mm que je tente de projeter aussi souvent que possible (par exemple, il y avait une sortie en 35 mm à l’Anthology Film Archives à New York, en mars 2022). Ensuite, comme je travaillais pour la première fois avec une productrice et un agent de vente, je ne voulais pas être trop difficile. Et dans l’espoir de ne pas dissuader les programmateurs des salles de cinéma, j’ai accepté la plupart des termes de leur entente (comme la diffusion numérique sur MUBI). Et comme toujours, j’ai monté le film en le projetant en salle. Parce que je n’ai pas monté ou étalonné le film en pensant à sa programmation en ligne, je ne peux pas vraiment commenter ces versions compressées. La diffusion numérique, c’est un peu comme une carte postale qui représente un tableau. En la voyant, on a une idée du tableau, mais on n’a pas vu le tableau. Mais pour quelqu’un qui habite loin d’une ville comme New York ou Berlin, c’est mieux que rien, je suppose.
— Les habitants de Montréal, même ceux et celles qui ignorent tout de toi, je te l’assure, te confirment que c’est beaucoup mieux que rien, et apprécient que tes films soient disponibles sur MUBI. Tu as donc raison, au nom de Montréal, une ville qui a notoirement boudé tes films, de ne pas avoir trop fait ton difficile.
— Montréal boude souvent ?
— Ça lui arrive, hélas.
Nos manteaux sont trempés, notre humeur est excellente. Ted et moi continuons notre promenade. Nous marchons sur l’avenue Prud’homme, puis franchissons le gouffre Décarie, et de là, nous longeons brièvement la côte Saint-Antoine pour dériver vers un parc. Nous le traversons en conversant et en foulant sa pelouse scintillante de toute cette pluie.
— Dernièrement, je lui dis, le coût de la pellicule a drastiquement augmenté.
— En effet…
— Pour un cinéaste indépendant comme toi, ça doit changer beaucoup de choses.
— Kodak a augmenté ses prix, mais je n’ai jamais tourné avec beaucoup de bobines. Et souvent, je préfère de la pellicule bon marché achetée sur eBay. Comme je me prépare beaucoup, je fais très peu de prises. J’aime beaucoup réfléchir mes films en fonction des moyens qui sont à ma disposition. Et j’invite tout cinéaste à faire ainsi. C’est beaucoup plus stimulant de travailler dans la contrainte.
— Parole d’un cinéaste artisanal !
— Si tu le dis.
— Comment va Cal (Calvin Engime, acteur et personnage qui figurait dans les autres films de Ted) ?
— Cal va bien. Une fois par an, il m’envoie un courrier électronique très long dans lequel il décrit les livres qu’il est en train de lire et les gens en ligne avec lesquels il est en train de débattre.
— Je ne te cache pas qu’on s’attendait un peu à le voir surgir dans Outside Noise, surtout à cette fête. J’ai assumé qu’il n’était pas disponible et que tu as profité de l’occasion pour enfin mettre ton chapeau d’acteur. Est-ce que je me trompe ?
— Je crois qu’il aurait été disponible, mais le budget du film était tel qu’on n’avait pas de sous pour payer son vol. Mia a proposé que je joue le rôle et puis voilà. Pour plusieurs raisons, c’était le pire jour du tournage, alors je suis heureux d’avoir pu participer à l’inconfort d’être devant une caméra.
— Les livres sont très présents dans ton œuvre. C’est comme si ton cinéma était l’allié discret et fidèle des livres, et que tu profitais de chaque film pour renouveler cette alliance. Si tu pouvais adapter, ou adopter (comme dirait Ruiz), un roman pour le grand écran, ce serait lequel ? Et pourquoi ? On pourrait également penser à l’esprit d’un roman ou d’une œuvre littéraire… je ne pense pas nécessairement à l’intrigue, si tu vois ce que je veux dire.
— Je ne sais pas. Dans Classical Period, il y a déjà l’adaptation latente d’une scène du roman d’Edmond Wilson 2 , son seul d’ailleurs.
— Pour vrai ?
— Oui.
— Je dois lire Edmond Wilson maintenant. Il détestait profondément le Seigneur des Anneaux. C’est la seule chose que je sais de lui.
— Je ne le savais pas. Mais sinon, il y a, bien sûr, Charles Willeford.
— Qu’on retrouve dans la bibliothèque de Mia.
— Oui, mais je ne sais pas si j’ai le talent pour adapter Willeford.
— Willeford, dans ton film, ce n’était donc pas un hasard ?
— Bien sûr que non ! J’adore Willeford.
— En voyant ton film, je voulais croire que ce détail, le roman de Willeford, soit comme un hasard qui me serait secrètement destiné, comme si, inconsciemment, et mu par des forces improbables, tu avais pour moi placé ce livre entre les mains de ton actrice. Je plaisante un peu, mais ça m’a fait plaisir de voir Willeford et j’avais hâte de te questionner là-dessus.
— Tu es, toi aussi, un amateur de Willeford ?
— Oui ! Tu songerais à adapter son Woman Chaser ? C’est mon préféré. Après avoir été témoin de ta performance d’acteur dans Outside Noise, j’ai envie de penser que ce roman a été écrit pour toi ou du moins, que son personnage central représente un défi que pourrait embrasser ton talent d’acteur.
— Je n’ai pas lu Woman Chaser. Est-ce que ce roman n’a pas déjà été fait en film ?
— Oui, mais pas par toi ! Tu y serais Richard Hudson, homme à femmes et meilleur vendeur de voitures usagées de toute la Californie.
— Très drôle…
— Un jour, ce Richard abandonne tout et décide de faire un film. Le roman en vient à condamner la bureaucratie et les prétentions de l’industrie du divertissement, et par la bande et d’une manière très inquiétante, fait l’éloge d’un cinéma plus simple et humain. Tout cela, sous le parapluie du tragique qui guette l’entreprise cinématographique de Richard et qui fait converger sa création vers le chaos.
— Quand je le lirai, je t’en donnerai des nouvelles. La semaine dernière, j’ai lu The Burnt Orange Heresy. Et quelques mois avant le tournage d’Outside Noise, j’ai lu toute la série Hoke Mosley. Je les ai par la suite emportés avec d’autres de mes livres pour les mettre dans la bibliothèque de Mia. Le hasard a fait en sorte que Mia a choisi Miami Blues. Mais pour l’adapter au cinéma, ce serait difficile. Je me demande si je connais assez ce monde-là… la Floride de Willeford.
— Quelle serait la Floride de Ted Fendt ? D’imaginer ce que serait la Floride de Ted Fendt provoque en moi une fièvre enivrante.
— Il me faudrait songer aussi au San Francisco du formidable Wild Wives.
— Tu y penses donc sérieusement ?
— J’aime énormément les polars et j’ai des phases pendant lesquelles je ne lis que ça. C’est le cas en ce moment, en fait. Je suis en train de lire du Chester Himes et du Richard Stark et, sachant déjà que les Français sont très forts dans ce domaine, je voudrais trouver un équivalent allemand. Enfin, il n’est pas impossible qu’un de ces jours, ces intérêts puissent jouer un rôle plus important dans un de mes films.
— L’idée que tu puisses tourner tes ambitions, tes inquiétudes et tes désirs vers le genre policier a quelque chose de très intrigant. J’essaye de penser à un film qui pourrait me venir en tête, quand je pense à ton œuvre et au genre policier. Mmmm. As-tu vu Blast of Silence de Allen Baron ?
— Non.
— C’est un film qui se passe à Noël et c’est à propos de la mélancolie qui habite les assassins pendant la saison des réjouissances.
— Un sujet très américain.
— Il est vrai que le cinéma américain aime beaucoup sonder l’humeur de sa population assassine.
La pluie s’est alors changée en neige et, pour la première fois durant notre promenade, Ted et moi avons levé les yeux vers le ciel.
Notes
- En 2018, nous nous étions entretenus pour une première fois, voir « Rencontre avec Ted Fendt », https://horschamp.qc.ca/article/rencontre-avec-ted-fendt ↩
- Edmund Wilson, I Thought of Daisy, New York, Scribners,1929. ↩