Subterfuge de l’idéologie démocratique de la culture
“Le comédien a de l’esprit, mais un esprit dénué de conscience. Il croit toujours à ce qui lui permet d’amener les autres à croire – à croire en lui. (…)Une vérité qui n’est faite que pour des oreilles délicates, il l’appelle mensonge et néant.” - Nietzsche [[ Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, discours “Les mouches de la
place publique”, Éd. GF Flammarion, 1996, p.91.(orig. 1885). ]]
Parlant du “comédien”, Nietzsche ne discute pas de théâtre, mais de la scène culturelle dans son ensemble. Dans son texte, les “comédiens”, par opposition aux “créateurs”, sont les acteurs de la scène publique, ceux qui amènent la culture au peuple, qui guident, définissent, qui sont étrangers aux sources souterraines comme aux sommets de la culture, mais en feignent une connaissance infuse pour faire croire à leur cause. S’il avait vécu un siècle plus tard, Nietzsche aurait peut-être remplacé “comédien” par “médias”. Ou plus largement, dans les médias comme ailleurs, le jeu des comédiens de la culture est ce que Kundera nomme la “misomusie”.
À la fin de l’été, c’est le temps pour les chaînes de télévision et de radio de dévoiler leur nouvelle programmation. Cette année, comme à l’habitude, mais avec une vigueur nouvelle, il semble que le mot d’ordre, le slogan de la grille horaire, soit d’“être plus accessible”. Il s’agit d’une doctrine masquée sous forme d’intention bienveillante de la part de quelques individus, qui manifestent ainsi une soumission à un mouvement plus vaste de la culture. Des concepts tels que “accessibilité” et “démocratie” sont parmi les moteurs de ce mouvement. “La culture c’est pour tous, pas seulement pour une élite” et “c’est vous qui faites la programmation” sont les maximes d’un discours généralisé. Pourtant, sous les apparences d’une mission noble, l’idée de démocratie telle qu’elle s’applique actuellement dans la culture est en fait la première censure. Cette logique économique et publicitaire déguisée en parti du peuple engendre une haine des élites (artistiques et intellectuelles), le nivellement le plus radical et l’anesthésie du jugement en matière d’art. Les médias ne font pas que refléter cette idéologie, celle-ci est plutôt directement née du rapport de la culture avec les médias. Il y a dès lors une double articulation : ce que font les médias avec un domaine (art, politique, information…) et ce que ce domaine devient en utilisant les médias. Les médias reflètent la culture, mais une culture déjà modifiée par les médias. Même chose pour la politique de façon plus évidente.
Il faut d’abord voir que l’accessibilité est un principe économique et autonome, il ne s’appuie pas sur une compréhension profonde du public, ni n’est-il issu d’une réelle vision de la culture. Des gens en sont responsables, mais en même temps, ça fait partie de ces forces du système qui le font avancer “tout seul”, au sens où ceux qui en suivent le sillon n’ont pas conscience d’exécuter un scénario déjà écrit, celui des ramifications sociales et psychologiques requises par le modèle de la société capitaliste et du libre marché. Il est vain de vouloir trouver un leitmotiv sensé au mouvement constant vers l’accessibilité. Sinon, que disent-ils, en affirmant être toujours plus accessibles ? Que la majorité des gens sont moins intelligents qu’avant ? Que ce qui était en onde auparavant était donc trop compliqué et inaccessible ? Bien sûr que non, et la programmation n’était pas pire ou meilleure. Quelle loi énigmatique entraîne donc la culture dans une spirale tirant incessamment vers le bas, vers le dénominateur commun, pas simplement avec le souci de l’accessibilité, mais toujours vers plus d’accessibilité ? À quelle compréhension et attention généreuse envers le public prétend-t-on se référer pour être convaincu d’un tel objectif ?
Démocratie et dictature de l’audimat
Il n’y a rien d’illégitime dans le fait que la majorité regarde tel type d’émission et qu’on lui en redonne. La confusion et la réduction commencent alors qu’on veut définir et qualifier la culture par la loi de la majorité et qu’on prétend qu’il s’agit du meilleur principe démocratique.
De se baser sur les cotes d’écoute pour affirmer ce qui, dans la programmation existante, plaît à la majorité, est une chose, mais de dire qu’on lui donne ce qu’elle veut en est une autre. Il ne peut y avoir que spéculation sur une quelconque psyché collective et ce qu’elle demanderait. Un peu de la même façon dont la publicité s’adresse à nous pour faire circuler des biens, on nous donne ce qu’on nous dit que nous voulons. Les médias, à l’instar des politiciens, prétendent avoir ce don magique de toujours savoir ce que veut “leur” public.
L’idéologie égalitaire de la culture risque-t-elle d’ouvrir ou de restreindre l’horizon culturel d’une société ? Et puisque cette idéologie s’applique aussi aux divers contenus d’information (sans nier la somme de connaissances qui nous provient de la télévision), entraîne-t-elle, en général, un souci et une compréhension du monde ou bien l’indifférence, la confusion, la fragmentation de l’attention monopolisée par des événements ponctuels et secondaires ? Prenons comme indice une étude réalisée aux États-Unis il y a quelques années, qui visait à évaluer la compréhension des enjeux politiques chez les téléspectateurs par rapport à la quantité d’information saisie par l’entremise de la télévision. Les résultats ont produit une corrélation assez révélatrice : plus la proportion d’information politique puisée à la télévision est grande, plus le degré d’incompréhension et de désintéressement des enjeux politiques s’avère élevé.
L’accessibilité est devenue une échelle de mesure, une vertu absolue qu’on brandit bien haut, et non seulement une qualité à développer pour certains contenus qu’on jugerait déjà pertinents et d’intérêt. Il y a une différence lourde de conséquences pour la culture entre : “c’est bon d’être accessible” et “c’est bon parce que c’est accessible”. Dans le premier cas, il s’agit de ce que Bourdieu appelle “travailler à l’universalisation des moyens d’accès à l’universel”. Bien sûr, ce n’est pas cette tendance qui prévaut quand les médias parlent d’accessibilité. On assiste à la simplification, la standardisation, la propension au kitsch et à la “formule”, l’abaissement du niveau de langage et l’escamotage de la recherche sur des sujets au profit des modes de participation du public.
Au sein du concept d’accessibilité, on prône aussi la variété. Mais cette variété est toute soumise aux mêmes forces de nivellement. À travers l’éventail de la programmation, très peu d’éléments échappent au formatage prescrit dans le but de plaire à la majorité. Il y a de nombreux exemples d’émissions le moindrement différentes et intelligentes, qui avaient su créer un certains cercle de fidèles, susciter l’intérêt de ceux attendant “autre chose” de la télévision, et qu’on a modifiées ou retirées des ondes parce qu’elles ne rejoignaient pas un public assez large (ex. : La fin du monde est à 7 h, émission d’humour, d’improvisation et d’ironie sur l’actualité et le langage télévisuel, qui était appelée à mourir sous la guillotine du réseau TQS). Émissions littéraires, musicales, cinéma d’auteur… Tout ceci est complètement écarté des chaînes privées, et de plus en plus aussi des chaînes publiques, sinon pour être réduit au minimum ou modifié dans des formes plus “accessibles”. Les “minorités” sont généralement bien utiles au discours des promoteurs de la démocratie culturelle, mais alors pourquoi un public restreint, intéressé à des contenus moins accessibles à une partie du grand public, n’est pas considéré comme une minorité à servir ? C’est plutôt en intégrant des minorités visibles au formatage standard et majoritaire qu’on fait acte d’allégeance au particularisme, et non en reconnaissant une communauté d’esprits. On introduit des représentants des minorités ethniques dans la pub, des homosexuels dans les télé-romans… La différence qui s’assimile au système de pensée en place n’est pas menaçante, ne demande pas d’effort et permet d’avoir une image démocratique. Mais la “minorité” qui s’intéresse à la littérature, pourquoi lui servirait-on à la télévision des discussions de romans et des entrevues avec des écrivains importants, au risque de tellement ennuyer les “autres” ?
Les émissions de recherche, entrevues, opinions sur des faits sociaux et culturels, se modifient toutes pour être plus “séduisantes”. Les intervenants crédibles font place à ceux qui sont controversés, la caméra ne tient plus en place et adopte l’esthétique MTV, on oublie la substance pour le mordant et le vernis (ex. : Les Francs-Tireurs à Télé-Québec). Les émissions littéraires s’élaguent pour mélanger littérature et “best-sellers”, celles de cinéma confondent critique et promotion des nouveautés, et de plus en plus, les gens invités à s’exprimer ne sont pas nécessairement ceux qui ont quelque chose à dire, on préfère inviter des gens connus du grand public pour qu’ils viennent nous dire ce qu’ils pensent de tel livre, tel film. Par exemple l’émission de cinéma Le Septième à Télé-Québec, se voulant à la fois sérieuse et accessible, a invité un commentateur de golf pour discuter d’un film hollywoodien dans lequel le héros… joue au golf. En général, tout contenu culturel n’est pas valide en soi si on ne trouve un concept d’émission, une “formule”.
Enfin, il est important de noter, même si l’analyse concerne l’ensemble des médias à divers degrés, que ce sont les chaînes publiques justement reconnues comme des lieux de culture qui offrent les symptômes les plus caractéristiques d’un malaise culturel. Au Québec du moins, des chaînes comme Radio-Canada, Télé-Québec et même ARTV constituent le meilleur observatoire des manigances de l’idéologie, là où il faut se dire : c’est ici qu’on désigne l’enceinte de la culture, sous quelle forme lui est-il donc permis d’apparaître ? Il est inutile de critiquer les grandes chaînes commerciales de divertissement, pour qui la culture n’est point un enjeu. C’est la culture fade, nivelée, délavée et ornementale affichée aux fenêtres de ceux qui prétendent la défendre qu’il faut critiquer, là où il est par surcroît difficile de le faire, puisqu’on aura souvent tendance à y adoucir son regard en pensant qu’au moins la culture y survit. Il est facile de critiquer la disparition complète d’une chose, mais il faut rester alerte pour distinguer le vivant de l’artificiel parmi ce qui demeure.
Démocratie et déraison
Les architectes et figures des médias, directeurs de programmation, animateurs, comédiens, auteurs de séries à succès, s’enorgueillissent de leur populisme, qu’ils scandent au besoin sur la place publique, tel un antidote contre la pensée critique, contre tous ceux qui ont le souci de la culture. Ce qui est insupportable dans le discours actuel, c’est que le produit démocratique, ce qu’on fabrique dans le but de plaire à tous, est ce qu’ils veulent nommer culture dans son sens le plus noble. Toute attaque contre ce principe devient pour eux élitisme, prétention, mépris du peuple. Ceux qui n’ont aucune idée de la valeur d’une oeuvre et aucun souci de la culture, mais jouissent d’un statut avantageux dans le monde médiocre qu’ils engendrent, tentent toujours de forcer l’opinion publique à haïr les hauteurs qu’ils ne pourraient atteindre eux-mêmes.
Il est devenu si difficile d’en appeler seulement de la raison, du jugement, sans que les humanistes modernes du marketing crient au fascisme. Il est pourtant simple de pouvoir dire que telle émission regardée par un grand auditoire est pauvre, ridicule, sans pour autant mépriser tous ceux qui la regardent. Qu’une majorité regarde ne peut en aucun cas être un gage immédiat de qualité. Reality shows, vidéos de catastrophes, cascades infantiles, sketches d’humour au premier degré… Des types d’émission à grande cote d’écoute, pourtant mauvaises et inutiles. Programmer des exécutions en direct, ou des caméras cachées dans les salles de bains et les gens regarderont ; est-ce pour autant utile et pertinent ? Comme en politique, l’éternel subterfuge du système démocratique est de confondre le fait que la majorité l’emporte avec l’assomption que la majorité ait raison.
Nous ne disons pas bien sûr qu’une quelconque “haute culture” devrait dominer dans les médias, elle doit avoir une place, quelque part, mais surtout, il est possible de divertir les gens, si c’est vraiment ce qu’ils veulent, d’offrir ce qui plaît à la majorité sans cultiver chez elle une haine de la culture dans ses retranchements plus difficiles d’accès (et ainsi en réduire ses chances d’accès). “La vraie culture est pour tout le monde, est celle où la majorité se reconnaît, et non l’apanage d’une élite”, c’est ce discours simpliste qu’il faut combattre.
Il y a ceux qui, sans mépriser le peuple, croient en la possibilité d’élever sa culture, sans lui faire grief de tous ses plaisirs mineurs, ou du moins de faire à la culture une place suffisante pour qu’un plus de gens susceptibles de s’y intéresser en aient au moins la chance, et il y a ceux qui veulent tout ramener au plus bas, pour n’exclure personne et ainsi maintenir eux-mêmes leur pouvoir sur cette majorité. L’anti-élitisme est particulièrement énergique au Québec, sans doute répandu ailleurs aussi, il y aurait là sujet à bien d’autres réflexions. Pourquoi, d’ailleurs, une société refuse tant de reconnaître et de valoriser l’excellence, l’exception et la grandeur dans les domaines artistiques et intellectuels, alors que ces qualités vont de soi dans d’autres domaines: sport, science, affaires ? Pourquoi l’élévation d’esprit est si menaçante pour le peuple, alors qu’on peut vouer un culte aux athlètes sans se sentir rabaissé dans ses capacités physiques ? En plus, la question est doublement problématique du fait qu’est entretenue une certaine image de l’élite, celle toute faite par les médias eux-mêmes, celle d’œuvres moyennes et médiocres qui peuvent s’affirmer à l’intérieur des paramètres de l’idéologie. Ce sera Spencer Tunick en art contemporain, les auteurs de feuilletons ou les journalistes abrutis mais aux fortes personnalités à la télévision. Au cinéma, au Québec par exemple, Charles Binamé est un cas probant (on pourrait aisément le comparer à Jean-Jacques Beinex en France). On parle de cinéma d’auteur, car ses films sont le moindrement “différents”, ils arborent à certains niveaux, dans les sujets et la forme, les apparences de l’art. Puis il y a le besoin local de pouvoir dire : “nous avons un auteur”. Pourtant, aux yeux de quiconque a la moindre sensibilité artistique et le bagage pour distinguer un créateur d’un styliste, son œuvre est définitivement naïve, maladroite, surfaite et superficielle.
Il a suffit que quelques personnes critiquent le fait qu’une émission comme La Fureur, dénominateur commun par excellence (chanteurs pops, public en liesse, animatrice vedette, compétition des “gars contre les filles”…), occupe les grandes heures d’écoute sur une chaîne publique comme Radio-Canada, pour que se lève avec rage l’armée de la culture démocratique, accusant les critiques d’intellectuels méprisants, prétentieux, d’élite bourgeoise et déphasée (Les Francs Tireurs le font sans cesse). Une féroce détermination à protéger la clientèle cible plus qu’à parler pour le peuple. Une culture n’est pas malade parce que beaucoup de gens regardent de la camelote, elle l’est parce qu’on n’a pas le droit de dire que c’est de la camelote.
Au Québec, des gens comme Fabienne Larouche, prolifique auteure de feuilletons à recette, de “soaps“, utilisent particulièrement ce discours anti-élitiste. Ces porte-voix de la culture populaire, à qui les médias et tribunes diverses tendent toujours l’oreille, essaient de faire croire que même la distinction n’existe pas entre des œuvres plus élevées, riches et durables et celles plus mineures, légères et populaires. Ainsi, à l’occasion d’une rétrospective des dramatiques télévisuelles de Janette Bertrand à la Cinémathèque québécoise, Fabienne Larouche s’est permis de dire : “Mme Bertrand peut être fière d’être à la Cinémathèque en même temps que Bergman, mais Bergman pourrait en dire tout autant”. Ce n’est pas au nom de l’élite qu’il faut s’indigner contre l’anti-élitisme, mais au nom de la raison. Et comme le dit Bourdieu, c’est au nom de la démocratie qu’il faut lutter contre l’idée que l’audimat soit une mesure démocratique 1 , aussi fausse que l’idée, en politique, voulant que les sondages participent à l’avancement des processus démocratiques.
De plus, les Fabienne Larouche et Cie propagent un mensonge éhonté quant à leur travail. On les entend répéter que si la vraie culture est celle où “tous se reconnaissent”, c’est parce qu’on y raconte des histoires avec “des vrais gens”. Ce réalisme de la vie quotidienne dont ils se qualifient est complètement illusoire. Les personnages de Larouche sont “vrais” dans la mesure où leur emploi du temps, leur niveau de vie, le décor de leur salon se veulent le reflet de la situation des téléspectateurs, mais dans leurs histoires, leurs dialogues, il n’y a pas la moindre dose de réalisme. L’écriture de Larouche n’est pas basée sur une observation réfléchie de la vie, elle utilise des points de référence réalistes sommaires, calcul d’une moyenne des données sur l’auditoire type, pour jouer avec des éléments dramatiques purement fictifs, un entrelacement de “trucs” d’écriture, qui viennent seulement de la télévision, du monde que les gens connaissent par la télévision. Imitation grossière de la langue parlé du Québécois moyen, patois ridicules et inventés… Personne ne parle ainsi. Des personnages arrondis, stéréotypés, sans subtilité, toujours aux prises avec des drames, des complots, des trahisons ; bref, vivant dans un monde de fiction. La vie des gens “ordinaires” n’y est que matière à reproduire, à l’échelle de la classe moyenne, les ficelles grossières du soap et d’Hollywood dans les mains d’une auteure démagogue. C’est plutôt ça le mépris du peuple.
Cette idéologie n’est pas limitée aux médias de masse, l’accessibilité est même devenue un élément discursif pour les artistes et secteurs plus fermés. Cinéastes, metteurs en scène, artistes contemporains et directeurs de musée se réclament de l’accessibilité comme d’un enjeu artistique, un élément de légitimation de la création. Pourtant, on peut observer que cette “démocratisation” à tout prix ne semble pouvoir mener ultimement qu’à un nivellement par le bas, une zone d’indifférenciation du commun et du singulier, voire une place faite à la médiocrité et l’insignifiance sous prétexte d’une valeur démocratique et participative.
La même indifférenciation s’opère dans la démocratie des moyens de diffusion. Profusion de festivals, centres d’art, événements… Publiez vos poèmes, votre essai ou distribuez vos disques sur Internet… Une expansion de culture en terme de volume, mais jamais le futile et le médiocre ne furent autant diffusés.
Très peu d’artistes ont le génie d’élargir l’accès à leur œuvre, de déborder le langage d’initiés pour rejoindre un plus grand nombre, sans édulcorer la rigueur de leur réflexion et l’éclair de leur vision. C’est là une ambition remarquable, mais bien peu arrivent à excéder le cercle des initiés, même quand la recherche d’un contact avec le public extérieur au monde de l’art est au coeur de la démarche d’artistes majeurs (chez Robert Morin par exemple). Nous voyons aussi les musées sortir les œuvres dans la rue, avec le degré de naïveté que suppose la bonne intention d’amener l’art auprès des gens qui en sont normalement éloignés. Mais le plus souvent, on montre ainsi généralement un type d’art redéfini selon ces exigences d’accessibilité. On y voit alors des œuvres très simples, mais acceptées ainsi parce que l’accessibilité fait désormais réellement partie du discours esthétique. Ceux qui génèrent toutes sortes de propositions visant un “retour aux gens” sont accueillis à bras ouverts par les institutions et les médias, dans l’affaissement de toutes les échelles critiques, alors que ceux qui viennent, solitaires, l’œil aiguisé, des régions distantes que nécessite leur recherche, sont tenus pour suspects.
Prêtres et misomuses
L’accessibilité n’est donc pas qu’une simple qualité, ou un caractère par lequel on situe des objets culturels par rapport à d’autres. C’est une doctrine, un point d’appui de l’idéologie contemporaine de la culture, comme pouvaient l’être les valeurs religieuses à d’autres époques. Hier encore, des prêtres mettaient des œuvres à l’index, aujourd’hui ce sont les “misomuses”.
“Ne pas avoir de sens pour l’art, ce n’est pas grave. On peut ne pas lire Proust, ne pas écouter Schubert, et vivre en paix. Mais le misomuse ne vit pas en paix. Il se sent humilié par l’existence d’une chose qui le dépasse et il la hait. Il existe une misomusie populaire comme il y a un antisémitisme populaire. Les régimes fascistes et communistes savaient en profiter quand ils donnaient la chasse à l’art moderne. Mais il y a la misomusie intellectuelle, sophistiquée: elle se venge sur l’art en l’assujettissant à un but situé au-delà de l’esthétique. La doctrine de l’art engagé: l’art comme moyen d’une politique. Les théoriciens pour qui une œuvre d’art n’est qu’un prétexte pour l’exercice d’une méthode (psychanalytique, sémiologique, sociologique, etc.). La misomusie démocratique: le marché en tant que juge suprême de la valeur esthétique.” – Milan Kundera 2
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image tirée du film : Fahrenheit 451, François Truffaut, 1966.