Politique du droit d’auteur dans le cinéma documentaire : fiction ou réalité?

À QUI APPARTIENNENT LES IMAGES?

Loin d’être un avocat ou même un spécialiste en matière de droit, je m’intéresse à la question des droits d’auteur parce que je suis cinéaste et fier partisan de la politique des auteurs telle qu’elle a été définie par François Truffaut au milieu des années 50 en France.

C’est dans les pages de la célèbre revue des Cahiers du cinéma que François Truffaut a exposé sa pensée de manière manifeste pour défendre l’idée que le réalisateur est l’auteur de son film. Bien vivante dans mon esprit, cette idée est-elle bien connue et comprise par les producteurs de films et par les cinéastes eux-mêmes? Cela reste à voir.

Paternité, propriété et intégrité de l’œuvre
Au-delà des considérations critiques et esthétiques entourant ce concept théorique, il demeure que la politique des auteurs pose la question de la paternité d’une œuvre qui, selon Truffaut, revient incontestablement au réalisateur, à plus forte raison lorsque celui-ci est le scénariste et le réalisateur du film. Or, une fois reconnue et acceptée, la paternité de l’œuvre pose d’autres questions toutes aussi fondamentales qui touchent à la propriété et à l’intégrité de l’œuvre.

Paternité, propriété et intégrité de l’œuvre, voilà trois aspects liés aux droits d’auteur qui directement ou indirectement soulèvent la question suivante : à qui appartiennent les images? À la fois simple et complexe, c’est à cette question que je vais tenter de réfléchir en m’inspirant d’une expérience récente que j’ai vécue suite au décès du cinéaste Michel Brault.

Hommage à Michel Brault
Au cours des dernières années, j’ai réalisé et produit une série de films documentaires qui mettent en lumière les pionniers et les artisans du cinéma québécois. Entre 2005 et 2010, il se trouve que j’ai eu le bonheur de filmer une centaine de cinéastes dont certains sont aujourd’hui décédés comme Michel Brault par exemple avec qui j’ai tourné plusieurs entretiens.

En effet, Michel Brault nous a quittés l’automne dernier et le Québec lui a rendu un vibrant hommage lors d’une cérémonie de commémoration nationale en présence de la famille du cinéaste, de ses proches et de la Première ministre du Québec Pauline Marois. J’étais présent à cet événement où plusieurs amis sont venus témoigner de l’importance de ce créateur pour l’émergence et la reconnaissance du cinéma québécois.

Comme plusieurs de ses collègues cinéastes, Michel Brault a fait ses débuts à l’Office national du film du Canada que nous appelons amoureusement l’Office ou l’ONF. Suite à son décès, l’ONF a produit un court document intitulé Hommage à Michel Brault qui met en valeur sa vie et son œuvre. Composé de photos, d’extraits des films et de moments d’entrevues avec le cinéaste, ce document a été présenté à l’église où avait lieu la cérémonie. Le moment était solennel.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que ce document reprend plusieurs extraits d’un film que j’ai réalisé à l’ONF. Intitulé Le direct avant la lettre (ONF, 2005), ce film dont je suis l’auteur n’était identifié à aucun endroit dans le document en question, document qui reprend aussi intégralement la finale d’un autre portrait de Michel Brault que j’ai réalisé à l’ONF et qui n’avait pas encore été distribué. Bref, j’avais vraiment l’impression d’avoir été plagié puisque mes images avaient été utilisées comme simple matériel d’archive, comme du « stock shot ». Au milieu de la foule réunie à l’église, j’étais probablement le seul à m’en rendre compte, car le générique n’accordait aucun crédit à mon travail.

À la fin de la cérémonie, sur le parvis de l’église, l’ONF distribuait déjà des DVD aux personnes présentes et annonçait que le document en question serait diffusé pendant 48 heures seulement sur leur site internet, conscient que les droits n’avaient pas encore été négociés, probablement compte tenu de l’urgence de la situation. Sur le coup, je n’ai rien dit, l’hommage était touchant. Nous étions tous là, réunis, pour saluer Michel Brault.

Cette expérience me confirma non seulement à quel point il est primordial de filmer les gens avant qu’ils ne disparaissent, mais me révéla surtout la grande méconnaissance de mon travail d’artisan du documentaire au sein même de mon milieu. Enfin, j’avais clairement l’impression d’être devenu un fabricant de matériel d’archives, plutôt qu’un cinéaste qui possède la sensibilité de filmer des personnes ou des événements pour témoigner de la suite du monde.

Bourse de carrière Michel-Brault remise par le CALQ
L’aventure ne s’arrête pas là puisque le document Hommage à Michel Brault a poursuivi sa route dans certains événements ou festivals. Impossible de savoir exactement où il a été projeté au cours des six derniers mois, mais il a été présenté dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) afin de souligner la Bourse de carrière Michel-Brault. J’ai avisé le CALQ de la situation, mais le document a été présenté malgré tout. Ironie du sort, il y a quelques années, le CALQ avait refusé mon projet sur les artisans du cinéma, mais avec la mort de Michel Brault, les images et les paroles de ce grand créateur ont une toute autre valeur.

Or, ces images et ces paroles du cinéaste Michel Brault sont l’œuvre d’un cinéaste documentariste qui a eu la bonne idée de filmer ceci plutôt que cela, de telle façon plutôt que de telle autre, avec une sensibilité qui lui est propre et une vision « d’auteur » qui font en sorte qu’une œuvre existe en images et en paroles parce qu’elle a été réalisée, filmée et montée par un artiste qui en est l’auteur. Autrement dit, le documentariste n’est pas un archiviste qui travaille au classement et à la conservation d’un matériel préexistant trouvé ça et là, mais bien un auteur à part entière. Et, comme tous les auteurs, le cinéaste documentariste possède lui aussi des droits sur sa création et sur ses images. Mais quels sont ces droits exactement?

Les lois sur les droits d’auteur
D’abord, vous serez peut-être étonné d’apprendre que selon les usages en vigueur au Québec, au Canada et aux États-Unis, les réalisateurs cèdent tous leurs droits aux producteurs de sorte qu’ils ne touchent aucune redevances, ni droits de suite sur leurs œuvres, à moins qu’ils soient propriétaires de celles-ci, auquel cas ils sont alors considérés comme étant des producteurs. Cette cession des droits d’auteur (appelés aussi droits patrimoniaux) s’effectue à la signature du contrat de réalisation avec le producteur. Sur le plan strictement légal et contractuel, c’est le producteur (qui plus souvent qu’autrement est une entreprise incorporée) qui détient les droits sur l’œuvre, ce qui lui permet de concéder ces droits à un tiers, comme par exemple à une compagnie de distribution ou à un diffuseur.

Nous pourrions nous offusquer devant une telle pratique qui accorde aux producteurs les droits d’auteur sans rien laisser aux réalisateurs, mais c’est la façon dont on gère encore le droit d’auteur en Amérique du nord. D’ailleurs, toujours selon ce régime de droits, il est encore plus stratégique pour un producteur d’être aussi distributeur, comme c’est le cas pour l’ONF par exemple qui produit et distribue ses propres films, ce qui lui permet de conserver le contrôle sur l’exploitation de l’œuvre. La compagnie américaine Netflix a bien compris et exploité cette idée récemment en produisant, distribuant et diffusant ses propres contenus sur sa chaîne créant ainsi une sorte de monopole qui défie les lois anti-trust.

Le droit moral : fiction ou réalité?
Ceci dit, les cinéastes peuvent être rassurés puisqu’il existe un aspect du droit d’auteur qui n’est pas très souvent évoqué, ni appliqué, mais que les lois canadiennes et internationales reconnaissent depuis de nombreuses années. Il s’agit du droit moral. Mais qu’est-ce que le droit moral? Le droit moral provient de l’idée que l’œuvre est une extension de la personnalité et de la réputation de l’artiste qui fixe une œuvre sur un support matériel. Qu’il soit ou non titulaire du droit d’auteur, l’auteur devient ainsi titulaire d’un droit moral sur son œuvre.

Ce droit comporte notamment deux aspects qui touchent le droit de revendiquer la paternité et l’intégrité de l’œuvre. La paternité concerne le droit d’être reconnu et identifié comme le créateur de l’œuvre, dans un générique par exemple. L’intégrité de l’œuvre permet de son côté à son auteur de s’opposer à ce que son œuvre soit mutilée, transformée ou défigurée. À cela on pourrait ajouter le droit pour l’auteur de s’objecter à l’utilisation de son œuvre en relation avec une cause, un bien ou un service.

On pourrait convenir que la question de l’intégrité de l’œuvre se pose beaucoup plus rarement dans le cinéma de fiction où la présence remarqué des acteurs, des décors et des éclairages procure un statut particulier aux images, ce qui fait en sorte qu’il est moralement inacceptable de triturer une œuvre de fiction sans le consentement de son auteur. Par exemple, il ne viendrait à l’esprit de personne de refaire le montage d’un film de Kubrick, de Tarkovski ou de Bergman pour ne nommer que ceux-là. Bref, si le cinéma de fiction impose de façon évidente et naturelle le respect du 7e art, le cinéma documentaire n’a pas toujours droit au même respect dans la pratique.

L’image documentaire : objet d’art ou archive?
Le commerce entourant les images d’archives remonte à l’invention du cinéma, mais il s’est passablement complexifié avec l’arrivée de la télévision et plus récemment avec la démocratisation de médias sociaux qui diffusent chaque jour des quantités impressionnantes d’images documentaires. Ce flux quotidien d’images réelles a eu pour effet de masquer la frontière entre la propriété privée et publique des images, transformant particulièrement notre rapport aux images de type documentaire.

Par son réalisme, l’image documentaire est davantage reconnue pour sa valeur archivistique en quelque sorte, plutôt que pour son caractère dramatique ou artistique. C’est pourquoi les images documentaires sont souvent utilisées dans d’autres contextes que le film qui les a vus naître, soit pour illustrer, évoquer ou témoigner d’une époque, d’une situation ou d’une personnalité publique. Or, l’image documentaire utilisée comme plan d’archive (ou comme stock shot pour reprendre l’expression anglaise) pose la question de l’intégrité de l’œuvre originale, ce qui est encore plus vrai lorsque plusieurs extraits d’une même œuvre sont utilisés sans être identifiés. Cela revient à citer le texte d’un auteur sans identifier ses sources, ni utiliser de guillemets pour délimiter la citation. Il faut donc se demander à quel point il est possible de citer un texte littéraire ou un film, de copier sans plagier, ni violer certaines règles élémentaires de la probité intellectuelle et du droit moral.

En matière de citation, il existe en effet une série de règles quant à l’utilisation d’un ou de plusieurs extraits d’une œuvre empruntée à un auteur. On va ainsi s’interdire de citer sans autorisation une œuvre qui selon la volonté de son auteur n’a pas encore été publiée, cela relève du droit moral sur la divulgation de l’œuvre. L’école nous a appris qu’il est interdit de retoucher une citation, de la modifier pour son bon usage, d’en inverser les mots ou encore de choisir les phrases qui nous conviennent sans atteindre à l’intégrité de l’œuvre ou même à sa paternité si l’auteur des citations n’est pas identifié. La Loi sur le droit d’auteur prévoit de son côté des exceptions qu’elle appelle des « utilisations équitables », mais à la condition que l’auteur et l’œuvre soient mentionnés.

Hommage à Michel Brault : étude de cas et analyse de droit
Reprenons l’exemple de l’Hommage à Michel Brault qui est composé d’images variées (entrevues, photos et extraits de films), le tout formant pour l’ONF un hommage posthume à la mémoire du cinéaste Michel Brault. L’idée derrière ce document est de nous présenter l’artiste (par des entrevues) et de revivre avec lui des moments tirés de sa vie (photos) et de son œuvre (extraits de ses films). Il n’y a pas à proprement parler de narrateur dans ce document, sinon Michel Brault lui-même qui nous raconte quelques anecdotes entourant sa vie de cinéaste. L’ensemble est extrêmement émouvant, du moins pour quelqu’un qui comme moi a connu et filmé Michel Brault.

Or, il semble assez évident qu’un tel document n’existerait pas, sous cette forme, sans les images et les paroles que Michel Brault a si gentiment prêtées aux cinéastes 1 . On pourrait se poser la question, pour le besoin de notre étude, s’il est nécessaire d’identifier tous les extraits des entrevues que nous avons effectuées avec Michel Brault? 2 Sur le plan légal, la question est intéressante et mérite d’être posée. D’ailleurs, dans le document, tous les extraits des films de Michel Brault ont été bien identifiés par des sous-titres, ce qui respecte la façon habituelle de faire dans le cinéma documentaire. Autrement, toutes les archives visuelles ou sonores utilisées dans un film sont généralement identifiées au générique, soit au début ou à la fin du document. C’est une question de probité intellectuelle et de respect du droit moral qui touche à la paternité des œuvres citées.

Crédit photo : Cinéma du Québec | La vie privée du cinéma

Sur le plan moral plus largement, il y a lieu de se demander jusqu’à quel point nous pouvons copier intégralement le début ou la fin d’un film sans l’identifier? Est-il permis de reproduire seulement certaines parties ou une séquence de plusieurs plans, en modifier l’ordre, sans enfreindre les droits d’auteur? Qu’en est-il lorsque l’œuvre est utilisée en partie pour créer une autre œuvre? Devons-nous obligatoirement aviser l’auteur de l’œuvre originale? Toutes ces questions ne sont pas explicitement abordées dans la Loi, c’est pourquoi elles demeurent sujettes à interprétation.

Cependant, compte tenu des règles tirées de la Loi, il faut rappeler qu’en principe une œuvre ne peut pas être utilisée, ni modifiée sans le consentement de son auteur et du producteur, puisque c’est souvent le producteur qui détient les droits patrimoniaux sur l’œuvre elle-même. C’est la prérogative du producteur de négocier stratégiquement les droits qu’il possède. Il peut donc accepter ou refuser de céder les droits, il peut les concéder et les monnayer à l’intérieur d’un contrat (une licence) qui détermine les conditions d’utilisation de l’œuvre, négocier diverses clauses particulières, dont la durée des extraits, leur identification à l’intérieur du film ou dans le générique, etc. Bref, peu importe l’entente négociée, le producteur doit dans tous les cas aviser l’auteur des conditions d’utilisation de son œuvre.

Pour sa part, celui qu’on appelle le réalisateur, cinéaste ou documentariste, s’il est reconnu comme l’auteur de l’œuvre originale, doit en principe signer une entente dans laquelle il accepte les conditions négociées par le producteur afin que son œuvre soit utilisée dans le respect des règles de l’art, surtout en ce qui a trait à l’intégrité de son œuvre. Par exemple, lorsqu’on effectue des versions écourtées d’un film, pour la télévision ou autre diffuseur, l’auteur peut faire valoir son droit au respect de l’intégrité de son œuvre dans la mesure où il considère qu’il y a une violation directe ou indirecte qui porte préjudice à sa réputation. À moins d’une entente à l’amiable, il reviendra aux tribunaux et à la cour de trancher sur ces questions.

Dans le cas du film Le direct avant la lettre (ONF, 2005), la paternité est incontestable et me revient de plein droit. L’ONF (le producteur) détient les droits de reproduction et de distribution du film, mais ne peut disposer à son gré de mon droit moral sur cette œuvre. Il faut savoir que dans certains pays européens, le droit moral est perpétuel, imprescriptible et inaliénable, il ne peut donc pas se monnayer, ni être cédé. Ce n’est pas le cas au Canada où la Loi sur le droit d’auteur prévoit qu’un auteur peut renoncer à son droit moral. Un droit qui est en lien direct avec la réputation d’un auteur ne devrait selon moi être cédé à personne. Personnellement, je n’ai jamais renoncé au droit moral sur mes œuvres.

En conclusion

Nous pourrions maintenant tenter de déterminer à qui revient la faute? Est-ce que l’ONF aurait dû aviser les auteurs avant d’utiliser leurs films? Est-ce que l’ONF aurait dû identifier les œuvres utilisées? Est-ce que l’ONF a commis une faute administrative ou une erreur de procédure? En vérité, au-delà des erreurs ou des fautes qui ont ou non été commises, ce qui nous intéressait ici c’était de comprendre certaines règles élémentaires entourant la gestion des œuvres, particulièrement en ce qui a trait au sort qui est réservé au droit moral dans le cinéma documentaire. Avec la multiplication des écrans et plateformes de diffusion, il importe de savoir qui a des droits sur les images, car ces questions ne concernent pas seulement les services juridiques, mais l’ensemble de la communauté des auteurs et cinéastes.

Denys Desjardins, cinéaste et producteur, mars 2014.

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Note : l’auteur tient à remercier Me Normand Tamaro pour sa collaboration à cet article. Me Tamaro est avocat spécialisé dans la défense des droits d’auteurs.

Voir un texte du même auteur dans nos pages, qui soulevait également des questions sur l’intégrité d’une oeuvre documentaire : [Récit d’une aventure radio-canadienne->http://www.horschamp.qc.ca/spip.php?article204], janvier 2006.

Notes

  1. Le document reprend aussi des entrevues qui ont été tournées par les cinéastes Éric Ruel et Rafaël Ouellet.
  2. Surtout dans le cas où il s’agit d’extraits tirés d’un film sur Michel Brault et non pas d’extraits tirés d’une entrevue intégrale qui n’aurait pas encore été utilisée ou assemblée, car il existe une différence entre du matériel de tournage et une œuvre originale.