Days of Heaven, Terrence Malick, 1978

Quelle chambre pour les fantômes ?

« Aucun spectateur ne sait pourquoi tel ou tel film le hante », peut-on lire dans Ils ne sont pour rien dans mes larmes d’Olivia Rosenthal. Cette phrase toute simple, rencontrée au hasard de l’un des quatorze témoignages anonymes du livre, est l’une de celles qui m’a guidée inconsciemment vers ma thèse de doctorat, cet univers étrange, encore en chantier, fait de fantômes d’amour et de revenances cinéphiliques. J’aime écrire sur les spectres, les silhouettes vaporeuses, les retours improbables ou cycliques sans doute parce que ce mot, « hantise », a le mérite de conserver plusieurs de ses secrets. Quelque chose échappe nécessairement à la personne qui affirme, un peu éberluée : « Les images de ce film continuent de me hanter ». Ces mots servent de masque social ou de raccourci devant l’incompréhension, ils permettent de ne pas dévoiler trop de vulnérabilité dans ce temps fragile où l’incertitude prédomine et où la prégnance prend, pour celui ou celle qui « a vu », une ampleur démesurée. Cet espace en soi où tout tourne — c’est bien Jean Louis Schefer qui parlait du cinéma « à la manière d’une chambre où tourneraient à la fois l’espoir et le fantôme d’une histoire intérieure… 1  » — semble venir d’un autre monde, continuer de se construire sur les promesses d’une mémoire à la fois défaillante, mais prééminente. Que nous disent les fantômes sur l’amour du cinéma aujourd’hui, et qu’est-ce qu’ils nous cachent ? Cette question me fascine et si vouloir y répondre à tout prix semble vain, lui reconnaître des lieux dans lesquels se déployer m’apparaît un travail d’accompagnement fervent, mais aussi bilatéral. Le fantôme hante, puis est lui-même « suivi dans sa demeure 2  », et ces allées et venues, ces trajectoires en miroir, permettent des chemins de pensée qui n’ont rien de préalablement circonscrit. Je suis sensible à ce qui apparaît, notamment dans l’écriture, aux manières dont l’écriture réussit à se faire une demeure pour les présences insoupçonnées et les souvenirs perdus et retrouvés.

Hors champ fait selon moi partie de ces rares refuges capables d’accueillir ces « chambres » personnelles de cinéma dans toute leur évanescence et leurs imperfections. Ça commence toujours par une image… et puis les instants fugitifs, les flashes s’entremêlent à d’autres mémoires d’images et rendez-vous cinéphiliques passés. D’un texte à l’autre, on comprend qu’il y a bien une certaine mission critique qui se partage et qui vise à donner aux images le récit (intime ? épique ? parallèle ? joyeux ? salutaire ? oserais-je dire lyrique ?) qu’elles demandent, ou du moins, un temps qui ressemble à celui du cinéma. J’ai également pris volontiers le chemin qui menait à Hors champ, car c’était un chemin qui ouvrait sur la fiction et les possibles de la littérature. Il y a toujours, au sein de cette revue, moyen de raconter autrement, d’observer comment le cinéma fait parler la littérature. Les entrées sont multiples.

« La première fois que j’ai vu ce film… »
« Mon regard a croisé »
« Dans le noir de cette salle de cinéma,
« Parfois, lorsque je suis seule »
« J’ai revu le film une seconde fois »

« J’avais dix-huit ans quand »

« Il y a une magnifique scène où »
« J’ai eu envie de pleurer »
« C’était une révélation »

« Je me suis vue, petite, dans l’écran »

« Plus jamais ça n’a été la même chose après »

Je me demande encore aujourd’hui — et lorsque j’écris — ce qui vient avant ou après, ce qui parvient à insuffler du sens en premier. La fiction ou les images ? La trace ou l’aperçue ? Didi-Huberman aborde l’aperçue lorsque « ce qui lui apparaît laisse, avant de disparaître, quelque chose comme la traîne d’une question, d’une mémoire ou d’un désir 3  ». Comment l’écriture supporte-t-elle cette traîne, qu’est-ce qu’elle fige des images, juste avant leur disparition ? Écrit-on sur le cinéma pour propulser la littérature vers son propre dépassement ou transforme-t-on la littérature en vaisseau-mère capable de tout sauver, de tout absorber ?

« Quand on est habité par l’art cinématographique, on est plus fort que ses échecs, on croit qu’on pourra par sa seule générosité plier le monde à son désir 4  ».

Lorsque je pose ces questions, je ne pense pas particulièrement à la théorisation des écritures cinématographiques ou aux stratégies qui permettent de s’approprier des techniques de cinéma par la littérature, mais bien à ce geste de désir qui donne l’envie de pousser un art vers un autre, d’y trouver des réponses nouvelles et surprenantes. Des écrivaines telles qu’Olivia Rosenthal et Nathalie Léger choisissent dans plusieurs de leurs livres cette voie que j’admire. Les histoires cinéphiliquement anonymes d’Ils ne sont pour rien dans mes larmes et les visions de Wanda proposées dans Supplément à la vie de Barbara Loden me suivent, car elles ouvrent les portes du cinéma sans supposer de ce qu’il faudrait trouver derrière. Les écrivaines reviennent vers les images, s’y attardent juste un peu plus longtemps qu’on n’y croirait, avec une attention qui cache de l’étonnement, de la bienveillance, une pointe de défi.

Il y a quelque chose d’à la fois simple et vertigineux à oser demander à des étrangers « Quel film a changé votre vie ? » et à composer un livre de ces secrets recueillis. Je ne suis pas sûre que j’aurais pu répondre à cette question sans me sentir malhonnête ; je ne sais pas ce qui, dans un film, incite réellement à la transformation pérenne. Peut-on faire confiance à cet enchantement ? Je sais que j’ai aimé des visages, des manières, des personnages, des couleurs, des mouvements et des sons, et qu’ils me traversent encore aujourd’hui. Il n’y a rien de drastique, le temps de cet amour étant lui-même fait de cette part de revenance que je n’ai pas envie de brusquer, de peur qu’elle finisse par se retourner contre moi.

J’ai été Mary Lennox et ses regards noirs dans Le Jardin Secret, c’était ma première héroïne, mon premier miroir.
J’ai voulu m’habiller comme
Annie Hall et me faire tatouer « La Di Da » sur le bras.
Je reconnais dans les yeux de Julie Delpy ceux de Catherine Mavrikakis, la professeure et aujourd’hui amie qui m’a guidée vers l’écriture et sans qui tout aurait été différent.
Les sourcils éternellement froncés de Clint Eastwood sont ceux de ma grand-mère, enterrée à Gramercy Park, New York.
J’ai regardé longtemps la ligne de crayon à lèvres de Béatrice Dalle et ses yeux basculer dans leurs orbites lorsqu’elle joue l’aveugle dans
Night on Earth de Jim Jarmusch. Des années plus tard, j’ai voulu être aussi folle et libre que Betty Blue.
Je porte en moi cette phrase de Joe, dans Nymphomaniac I : « Perhaps the only difference between me and other people is that I’ve always demanded more from the sunset. More spectacular colors when the sun hit the horizon. That’s perhaps my only sin ».
Il y a eu la pièce de clavecin « Le Vertigo » de Pancrace Royer dans L’Humanité de Bruno Dumont, une décharge électrique dans l’un des petits cubicules gris de la Médiathèque J.-A.-DeSève,
Ce même endroit où j’aurais dû faire mes devoirs, regarder Dreyer,
La passion de Jeanne d’Arc
Et puis je pourrais continuer longtemps
Penser à l’heure bleue de
Days of Heaven
Qui me fait entendre la voix de Linda Manz, sa narration d’enfant
Elle mère aux pieds en claquette dans
Gummo
Le trouble et les spaghettis dans le bain
Film auquel je ne peux survivre que par l’amour immense que je porte à Diane Arbus
Et je pense alors à
Fur et à Nicole Kidman, l’actrice à qui on m’a souvent comparée, gentiment
Devenue présence étrange dans ma vie, complice rêvée, un peu forcée
Tout s’appose, se chevauche, tournoie
Dans cet esprit, cette chambre aux mille fenêtres
Je me repose peut-être comme cela
.

« Aucun spectateur ne sait pourquoi tel ou tel film le hante ». On peut y croire ou ne pas y croire, s’opposer à l’inflexibilité de ce constat, mais le mystère que porte cette phrase permet selon moi aux quêtes inespérées, effrénées, obstinées, de trouver ancrage dans l’écriture, de s’accrocher aux mots comme on s’agripperait à une infinité de mains tendues pour éviter de tomber dans le vide. Nos textes dans Hors champ tentent le pari de l’ouverture fébrile, ils suivent cette route tracée par cette idée de « voir au-delà » (propre au nom de la revue) pour créer des passages vers ces chambres interdites. Le geste est souvent personnel, parfois assuré ou aveuglé, il se demande « comment je m’y prends, cette fois, vais-je pouvoir vraiment dire », mais il est aussi naïf, persévérant et chevaleresque. Il vise à sauver du désastre une vérité partagée entre soi et l’écran qui ne se raconte pas, ou si peu. Aller à la rencontre du rêve, et par le fait même, oser redessiner un peu les contours de son propre récit, partager et mélanger les morceaux, les visions, devient le jeu d’une vie.

revenons en arrière
remontons le temps
recommençons depuis le début
bien que recommencer n’apporte aucune consolation
on ne fait que répéter ce qui mènera au dénouement
la dernière scène rappelant inexorablement
que contre le destin
on ne peut rien
on ne peut rien
5 .

Notes

  1. Jean Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma Gallimard », 1980, p. 17.
  2. Georges Didi-Huberman, Phalènes. Essais sur l’Apparition, 2, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2013, p. 253. C’est Didi-Huberman qui souligne.
  3. Georges Didi-Huberman, Aperçues, Paris, Éditions de Minuit, 2018, p. 17.
  4. Olivia Rosenthal, « Rouge d’Anne-Sophie », dans Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Paris, Verticales, coll. « Minimales », 2012, p. 41.
  5. Olivia Rosenthal, « Les Larmes (épilogue) », dans Rosenthal, 2012, p. 92.