Quand la nature fait le cinéma

Puissance et beauté du phénomène dans Wilderness Series de Karel Doing

Ce texte est présenté dans la cadre de la série ÉMERGENCE, organisée et présentée par [la lumière collective->www.lalumierecollective.org], en collaboration avec la revue Hors champ[[ De nuit, la lumière collective est un microcinéma qui projette des films, des vidéos et du cinéma élargi produits par des artistes locaux et internationaux. De jour, la lumière collective est un studio d’artistes et un espace de résidence avec plusieurs ressources permettant de travailler et expérimenter sur divers supports d’images en mouvement. Le collectif est dirigé par des artistes et conservateurs locaux qui croient en la création d’œuvres et d’espaces cinématographiques sur une échelle humaine. Nous facilitons des évènements afin de rassembler les gens. Nous créons des liens pour répandre et revitaliser le cinéma.

La lumière collective est ancrée dans le local, le physique, l’ici et maintenant.

En ce moment de connexions virtuelles et distanciation physique, nous avons transformé notre espace de projection en un espace virtuel, tout en conservant la connexion locale.

ÉMERGENCE est la version en ligne adaptée des activités concrètes prévues par la lumière collective. L’amour en ligne à l’époque de COVID.

Au lieu de tout simplement décharger les films et vidéos proposés en ligne, la lumière collective a sélectionné une œuvre par artiste et a demandé à ce qu’un écrivain local s’implique avec cette œuvre.

ÉMERGENCE est une nouvelle combinaison, une connexion locale, un engagement pour contrer la séparation.

Nous sommes impatients de vous voir de l’autre côté.

EMERGENCE est présenté avec le support du Conseil des arts du Canada. ]]

Le vent souffle. Le tonnerre gronde. L’eau coule. La terre tremble.
Tremble, la terre. Coule, l’eau. Gronde, le tonnerre. Souffle, le vent.

Wilderness Series. Wilderness Series ou séries de la nature à l’état sauvage, de la traversée du désert, de l’écosystème libre et foisonnant.

J’explore l’inhabituel, l’inconnu. Je parcours l’inexploré, l’inhabité. J’en traverse les territoires granuleux, pigmentés et fissurés. Est-ce le monde naturel qui m’entoure, que j’explore ? Il me semble que j’en perçois les formes, les textures et les rythmes. C’est bien elle, la nature, quelque part, abstraite par la pluie et sublimée par le soleil.

Le vent souffle. Le tonnerre gronde. L’eau coule. La terre tremble.
Tremble, la terre. Coule, l’eau. Gronde, le tonnerre. Souffle, le vent.

Je la connais. Je la reconnais. Non, pas tout à fait : j’explore avec elle, par elle. Je me frotte à elle. Elle me transporte. Je me colle à elle. Elle me transperce, entre les deux oreilles et au fond du regard.

Je suis le sang, la sève, la cellule, la veine, la tige… Ou un territoire incendié à vol d’oiseau ? Non, c’est un volcan en éruption. #1 blood. Comme le rouge écarlate — sur rouge — d’un Rothko sans titre. C’est très pictural et musical à la fois ; des tableaux rythmés par une respiration haletante et des mouvements aqueux (les miens ?). Je respire dans un tuba. La nature elle-même pigmente les tableaux en mouvement. Mais ce n’est pas de la peinture ni de la musique. C’est du cinéma. Du cinéma qui ouvre ses horizons. Du cinéma qui s’élargit.

Je suis le cerveau, le neurone, la mousse minérale, le trajet nerveux, le remous des vagues. Je prends l’apparence d’une imagerie médicale. J’incarne peut-être une plante marine ? #2 brain. On dirait du Jean Painlevé. Les connexions sont rapides ; ça défile. Toujours pareil, mais différent. C’est de l’action painting ou l’épiphanie du nitrate en jaune, blanc et rose. J’entends l’électronique d’un disque dur. Non, l’extraterrestre : c’est Mars qui Attack ? L’information est acheminée à la vitesse de l’éclair. Est-ce le tonnerre que j’entends gronder ? Ça frétille ; ça griche. La pluie frappe le pare-brise. Le maïs soufflé éclate. Non, ça pétarade tels des coups de feu. Puis, des sons aigus, tenus et lointains ; on dirait des missiles. Je vois le squelette d’une cage thoracique. J’entends les freins hydrauliques d’un train en bordure d’un quai. La toile, c’est celle d’une tempête de neige — en couleurs. C’est tout ça, mon cerveau ? Ou est-ce le cerveau du monde ? L’effet des cerveaux sur le monde, peut-être…

Je suis l’œil, l’organe, le regard, l’animal. # 3 eye. Dans les herbes hautes, dans le sous-bois, je suis observée. Ou j’observe ? Je croise des regards. Des yeux félins : oui, je suis épiée. C’est mystérieux, grave, sombre. Ce n’est pas au focus. Le tonnerre gronde, encore. Au diapason doublé du gong, tout le monde se tait. Et le frottement d’une lame sur la peau, d’un couteau qu’on affute. Ça glace le sang ; vrombissement oppressant. Est-ce un insecte en macro ou des gouttes d’eau sur la vitre ? J’entends et vois le microscopique. Les traits esquissés d’une arcade sourcilière, d’un visage de profil, d’un nez. Je disparais dans la noirceur.

Je suis la peau, la fourrure, l’écorce, la chevelure, le grain de sable. #4 skin. Le tableau vivant, audio-visionné, est encore une fois tout autre, en bleu et blanc. On ne peut plus net. C’est la mer, déchaînée et tumultueuse. Non, c’est la planète Terre en vue aérienne. Ça clignote — bleu, gris, bleu, gris. C’est la foudre, imprévisible, encore et toujours, jumelée à de la peau, de toutes les couleurs. On dirait du cyanotype : bleu, gris ; le négatif, le positif. Et, quelque part, les Nymphéas de l’Orangerie ou une série aquatique, signée Monet. Se dessine le fossile d’un végétal, d’un minéral. C’est le déluge ou le bruissement marqué des herbes. Puis, le remous des vagues ; l’eau qui s’échoue sur la berge ; le frottement du sable sous mes sandales. La paix. La tranquillité. C’est si fort et si doux à la fois. Et là, on dirait les nuages, vus d’en haut. La brise et le bruissement des feuilles d’arbre s’y joignent, à nouveau… Continent ou amas de sable ? Microscopique ou macroscopique ? C’est tout ça à la fois. C’est tout ce que je peux imaginer.

Je suis le monde, la planète Terre, une tête, la foule, la synthèse des éléments, le National Park Services. #5 world. Dans cette exploration du corps humain, naturel et animal, je touche à la palette de couleurs du monde. Produite par elle. Produite par la nature. C’est trop FORT. Je baisse le volume de mes écouteurs. C’est foisonnant, grinçant. Je décèle, dans ce brouhaha, des cris et des sifflements, des voix superposées. Est-ce une foule — de toutes petites têtes vues d’en haut — ou encore un amas de cellules ? Non, j’y perçois la synthèse des éléments composant la nature. J’entends le feu qui crépite, l’eau qui coule, le vent qui souffle, la terre qui tremble.


C’est la beauté du cinéma. Avec lui, je peux devenir ce que je veux. Quand je veux. Où je veux. Que ce soit Elizabeth Bennet, un éléphant ou une branche d’arbre. Au fond, il n’y a pas tant de différence entre elle et moi. Entre cette nature, je veux dire, et mon corps. Entre les rainures de ses feuilles et mes veines. Entre ses sols crevassés et ma peau…

Karel Doing, l’écologiste, l’éclectique et l’original, le chercheur, l’artiste et le cinéaste, me donne la possibilité de devenir ce que je veux. Il me permet de voler, de ramper et de plonger. Il me laisse m’évader. Me permet d’oublier, de me rappeler, de connaître, autrement. Il m’efforce à m’arrêter. Me donne la permission de rêver. L’étrangeté de son travail me fait du bien, en ces temps incertains. Il étudie les processus (phyto)graphiques et en tire une méthode qu’il utilise pour la création de projets photographiques, cinématographiques et installatifs. Dans Wilderness Series (2016), Doing fait ressortir, par cette méthode presque structurelle/matérialiste, les qualités picturales et rythmiques du cinéma analogique. Et le tout per-formé par la nature — le sable, la boue, le sel — qui incarne son propre rôle. Écologie et cinéma se rencontrent où les propriétés phytochimiques des plantes sont croisées à des émulsions photochimiques. Le résultat — de ce travail sur pellicule qu’il appelle des « organigrammes » d’après le photogramme, numérisés en 6K puis rythmés, inversés, rognés et superposés au montage — en est hallucinant, magique, magnifique et terrifiant à la fois. Tout comme l’immensité de la nature, elle, me dépassera toujours.

Muybridge ou Marey contemporain, Doing me permet de comprendre le monde en me collant à lui. Il m’incite à me comprendre en me collant au monde. Redéfinissant le réel et la matière. Mon corps vibre au son des vagues. Mes oreilles grincent aux bruissements des feuilles d’arbre. Mes yeux voyagent au rythme des formes et des couleurs. Il me rappelle ainsi la beauté, la fragilité et l’imprévisibilité de la nature qui nous entoure. Et de laquelle il faut prendre soin, plus que jamais.

« In wilderness we have a chance to meet wilderness and wild, free nature. We also have a chance to encounter our own deeper natural Self » 1 . C’est exactement ça : comme un Walden audio-visionné ou une polyphonie naturelle. Et c’est ce qui fait la beauté de ce film, en dehors de la plasticité audio-visuelle de ses tableaux vivants, rythmés, à couper le souffle. L’équipe, c’est Karel (Doing) à l’image, Andrea (Szigetvári) au son, le National Park pour pigments et modèle, du celluloïd 35 mm noir & blanc périmé comme canevas, et quelques (procédés) (phyto)chimi(qu)es.

Bonne envolée !

Site web de l’artiste : [url=http://kareldoing.net/exp/Wilderness_Series.html]http://kareldoing.net/exp/Wilderness_Series.html[/url].

Wilderness Series sur VIMEO : [url=https://vimeo.com/243624614]https://vimeo.com/243624614[/url]

Notes

  1. Drengson, Alan R. 1986. « INTRODUCTION TO THE WILDERNESS SERIES: Some Ecophilosophical Reflections ». The Trumpeter, vol. 3, no 1 (hiver), p. 1.