VISIONS/RÉFLEXIONS

Anti-Objects, or Space Without Path or Boundary de Sky Hopinka (2017)

Ce texte est présenté dans le cadre de la série RÉFLEXIONS, développée et produite par VISIONS. RÉFLEXIONS met l’oeuvre d’un cinéaste en dialogue avec les pensées, réactions, interprétations, idées libres d‘un·e écrivain·e. Le film Anti-Objects, or Space Without Path or Boundary de Sky Hopinka (2017), sur lequel porte ce texte, est accessible en ligne sur le site de VISIONS.

________________________________

deux lieux
celui que l’on a quitté et celui que l’on veut retrouver
ils naissent d’une même terre mais les climats changeant les pluies plus abondantes chez toi
plus acides chez moi
en ont fait deux réalités insulaires

l’ile de ma jeunesse est scindée en son milieu par un cour d’eau que le temps épaissit
je me souviens prendre mon enfant dans les bras le ruisselet goutte à goutte entre ses pieds nus mes bottes boueuses
l’année suivante la flaque s’est faite lac
mon enfant tend ses bras vers mon corps l’autre rive
nous ne pouvons plus nous toucher

quand au bord l’eau j’aurai érigé gratte-ciels noircissant la mer où tu laves les mémoires de leurs traumatismes juvéniles
le reflet de la tour de verre sur l’eau sera-t-il assez tangible pour
permettre à nos souvenirs de me rejoindre ?

ta canopée protège ton pas des villes qui s’effondrent au ciel et même si les racines boivent déjà autant de sel que de pétrole tu ne connais pas les mots pour décrire la mort de nos ancêtres
sans paroles pour dire la disparition tu crois aux vies éternelles

la main de grand-mère passe dans mes cheveux à travers les tiens crée des nœuds entre la liane et la ligne électrique
laquelle étrangle l’autre
lève les yeux vers le visage qui existe de ton côté avale chaque son qui échappe la bouche le vent entre les lèvres les automobiles qui creusent la gencive le bruissement des feuilles contre le palais
dévore sa langue sans lui faire mal recrache la dans notre rivière devenue mer et crie
crie moi de revenir
je ne t’entends pas
vois seulement ta gueule gouffre d’où s’échappe le sang et l’alphabet que j’ai sciemment désappris
je me penche sur l’océan
prends entre les rides de mes paumes un peu de ce liquide noir pourpré le porte à mon visage et m’empoisonne une dernière fois pour que surgisse le langage de l’enfance

traduire les images séparer les couches pour saisir les faits historiques
le rapport dialectique à l’héritage
tout ce qu’il faut laisser s’enfuir et garder près de soi mais
mon enfant ne sait pas nager et les muscles de ma mâchoire n’articulent pas le dialecte des montagnes bleues
laisse le venin de ma mère noyer les artères
dehors le déluge dedans la sécheresse

le soleil brûle la surface de l’eau
je m’endors sur les décombres de ma cité engloutie