Notes sur le tournage
De quelle nature est donc le plaisir éprouvé par un spectateur plus ou moins cinéphile quand il assiste à un tournage ? A priori, l’oeuvre achevée devrait suffire à son bonheur et l’inflation de parole inhérente à la sortie du film en salle puis sur support numérique (entretiens, critiques, making of, commentaire audio sur éditions DVD/BR) devrait logiquement satisfaire toute curiosité quant à l’envers du décor.
Ce serait ignorer le caractère profondément matériel, organique même de ce moment crucial dans la création d’un film. Il ne s’agit pas tant de percer à jour quelque secret bien gardé mais de voir le cinéma en train de se faire à la manière d’un précipité chimique : tout a été préparé en amont, les différents intervenants doivent faire équipe, un cinéaste va devoir jouer les chefs d’orchestre après avoir longuement pensé et désiré le film.
Lors d’un après midi froid d’octobre 2015, c’est à ce type d’opportunités que nous avons eu la chance d’assister au château de Hautefort. Inutile de préciser qu’un tel moment, s’il est le quotidien de ceux qui font le cinéma, crée nécessairement un vaste horizon d’attentes pour le simple visiteur. Attentes faites des éléments glanés ici et là sur le lieu, le sujet abordé, le cinéaste bien sûr et son équipe.
Le titre du nouveau film d’Albert Serra revêt le château de Hautefort, souvent considéré comme l’un des plus beaux que possède la Dordogne , d’une aura toute particulière puisque Hautefort sera Versailles au temps de l’agonie du souverain qui régna sur le « Grand Siècle ». Plusieurs considérations historiques peuvent valider le choix de ce site juché sur un promontoire: architecture digne des châteaux de la Loire entreprise au XVIIème siècle par Rambourg et Maigret qui devaient transformer une place forte médiévale au goût du jour, réfection des jardins à la française par le Comte de Choulet puis par le baron et la baronne de Bastard de 1950 à 1980. Plus qu’en historien, Albert Serra semble se poser en héritier du Rossellini de La prise du pouvoir par Louis XIV, œuvre maîtresse de sa dernière période créative : le grand cinéaste italien, de manière quasi entomologique, observait les prémisses d’un règne, Serra en observera les derniers feux dans le secret d’une chambre où se joua l’agonie d’un vieux roi.
À l’évidence, les sensations se conjuguent pour nous permettre d’affirmer que Hautefort offre des signes nombreux d’une plongée dans le Versailles de 1715 : répétitions de clavecin dont on perçoit distinctement les notes, longue et minutieuse préparation de somptueuses perruques ajustées par un véritable orfèvre en la matière, séries de costumes et chaussures soigneusement rangés au rez-de-chaussée.
Ce lundi 12 octobre, se tourne une scène de confession : Louis XIV ne peut plus se lever, la gangrène gagne la jambe, le roi doit préparer son départ et se confesser afin de rendre ses derniers comptes devant Dieu. Pour gagner le plateau où se joue cette fin de partie, il faut avancer dans le château et monter à l’étage qui donne accès au corps de logis détruit par un incendie en 1968 et maintenant transformé en véritable studio de cinéma. Le trajet se fait dans une lumière rare mais au détour d’un couloir point une lueur dorée : la chambre mortuaire peut être devinée grâce aux deux ouvertures qui séparent le plateau du lieu où sont déposés accessoires et matériel inutilisés.
Pourquoi le cinéaste catalan Albert Serra a t-il pu vouloir tourner un tel projet ?
Rappelons qu’il a débuté sa carrière par deux œuvres libres et itinérantes : Honor de cavalleria (2006) qui accompagne l’errance souvent silencieuse de Don Quichotte et Sancho Pança puis Le chant des oiseaux (2008) qui trace la trajectoire un peu hasardeuse et amusée des rois mages plutôt inadaptés face à un tel périple. Albert Serra à l’évidence aime le picaresque et tutoie avec l’aisance audacieuse d’un poète les grands mythes littéraires ou religieux et il n’est pas interdit de retrouver dans la couleur granuleuse du premier film tout comme dans le noir et blanc du deuxième l’ombre du geste cinématographique d’un Pasolini qui avait un jour décidé de réinventer le cinéma à sa mesure.
Son opus suivant a signifié une réelle bifurcation dans son cinéma qui pourrait expliquer comment a pu germer le projet de La mort de louis XIV : Histoire de ma mort (2013) contait la lente désagrégation d’un Casanova vieillissant comme fasciné par sa propre chute dans le régime de la matière d’autant plus qu’il était amené à croiser le chemin d’un certain comte Dracula au cours de ses pérégrinations vers l’Europe de l’Est. Si à l’évidence, Albert Serra est un jeune auteur qui ose affronter une matière complexe, ce serait pourtant faire fausse route que lui attribuer des désirs d’opulence reconstitutive : il a certes besoin de signes explicites (une armure de fortune pour Don Quichotte, des couronnes pour les rois, costumes et châteaux qui ancrent Casanova et Louis XIV dans l’âge classique) mais à l’évidence, la métonymie lui sied. « Rien de trop, rien qui manque » disait Bresson dans ses Notes sur le cinématographe. Olivier Père, journaliste aux Inrockuptibles et actuel directeur cinéma d’Arte, a trouvé un très bel oxymore pour définir son cinéma : « un minimalisme grandiose ».
Albert Serra est aisément repérable sur le plateau : par son allure élégante, son œil attentif au moindre détail, sa voix calme et assurée. Pas du tout l’image d’un démiurge envahissant mais un créateur soucieux de générer une atmosphère joyeuse, créative, ouverte aux possibles du tournage. Il s’agit de savoir comment le prêtre joué par l’écrivain Jacques Henric entrera sur le plateau avec l’autre acteur, de rappeler comment le roi pourra s’exprimer lors de cette entrée. L’attention au temps et à l’espace est la pierre angulaire sur laquelle s’appuie la poétique d’Albert Serra depuis ses débuts.
La reconstitution magnifique de la chambre de Louis XIV baigne dans une lumière contrastée rehaussée par les rouges et les ors des meubles, tapisseries, tentures, draperies. Fellini disait que « La lumière est le sel hallucinatoire qui, en brûlant, dégage les visions ; et ce qui vit pour la pellicule vit pour la lumière. » Le tournage se fait avec trois caméras qui plus est dans une pièce où sont disposés de grands miroirs, on imagine aisément que le calme olympien du cinéaste masque une somme de contraintes dont nous ne pouvons avoir idée. Enfin, on peut deviner que les effets de matière seront certainement tout aussi importants pour ces éléments de décor que pour les corps des acteurs.
La séquence tournée n’est pas dupliquée à plusieurs reprises mais sujette à des variations qu’on sent animées par le désir d’inventer de la matière sur le plateau : outre les objets, les mots seront sûrement un matériau important du film d’un cinéaste qui s’avoue passionné par le Classicisme français.
Revenons à nouveau vers Bresson qui a préféré utiliser des « modèles » non professionnels plutôt que des acteurs. Il les définissait ainsi : « Modèles. Mouvement du dehors vers le dedans. » et plus loin « L’important n’est pas ce qu’ils me montrent mais ce qu’ils me cachent, et surtout ce qu’ils ne soupçonnent pas qui est en eux. » Longtemps, Albert Serra a préféré travailler avec des voisins, des amis, des individus croisés au hasard qui lui permettaient de trouver une forme de pureté créatrice, intacte de toute « contamination » par des habitudes de cinéma trop standardisées : le plus célèbre de ces «acteurs » atypiques demeure sûrement Luis Serrat, maçon à l’origine et désormais extraordinaire Sancho Pança par la grâce du cinéma de Serra.
Comme ont pu le faire récemment Bruno Dumont avec Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 et Lisandro Alonso avec Viggo Mortensen dans Jauja, deux autres grands cinéastes atypiques dans leur rapport à l’incarnation du personnage par l’acteur non professionnel, Albert Serra a choisi un acteur tout à fait identifiable pour incarner Louis XIV : il s’agit de Jean Pierre Léaud, le merveilleux compagnon de route des modernités du cinéma européen des années 50-60- 70 via Truffaut, Godard, Eustache , Skolimovski ou Pasolini.
La spécificité du travail d’Albert Serra nous permettra sûrement de découvrir un autre Jean-Pierre Léaud notamment par sa manière de réagencer totalement l’organisation des questions et réponses au montage et donc d’éviter une trop grande conscience psychologique de l’acteur qui parle. « Cela débouche sur un mélange de cohérence psychologique, de fraîcheur et de mystère. » comme il a pu le déclarer lors d’un entretien avec Olivier Père. Par ailleurs, notons que le tournage à trois caméras tout comme le refus d’un recours au moniteur assurent au cinéaste la possibilité de composer avec la grâce d’un tournage et la possibilité d’heureux hasards… mais peut-on parler de hasards quand on voit avec quelle attention Albert Serra prépare l’alchimie susceptible de générer ces « accidents » ?
L’acteur est impressionnant: visage maquillé en blanc, perruque presque trop lourde, regard concentré tour à tour tendu et comme abandonné. En conciliabule secret, murmuré avec le cinéaste il semble jouer une partie décisive… aussi décisive que celle que jouait le roi à l’heure des bilans.
Albert Serra ne le quitte pas des yeux, l’équipe retient son souffle, les ténébres semblent s’épaissir et creuser le silence…Cet texte est reproduit avec l’aimable autorisation d’ECLA Aquitaine.