Peter Hutton (1944-2016)

Notes for Peter

Landscape for Manon (1987) (détail)

What the modern movie lacks is beauty – the beauty of moving wind in the trees […]

– David Wark Griffith 1

New York Portrait, Chapter II (Peter Hutton, 1981)

Peter Hutton (1944–2016) est l’auteur d’une vingtaine de films. Évoquant l’esthétique du cinéma des premiers temps, ceux-ci se présentent comme des successions de ‘vues’ en noir et blanc, silencieuses, reliées entre elles par un fondu au noir. Restriction formelle non moins radicale, le cinéaste se refuse également (à de rares exceptions près) à tout mouvement de caméra sciemment provoqué – l’objectif pouvant néanmoins se mouvoir à la faveur d’un moyen de transport, le plus souvent marin. Sa filmographie est essentiellement constituée de portraits urbains (à New York, Budapest, Lódz…) et de paysages naturels, de la vallée de l’Hudson aux États-Unis (son territoire de prédilection), à des contrées plus lointaines comme en Islande ou en Éthiopie. D’une simplicité radicale autant que rigoureuse, son style invite le spectateur à une éthique de la disponibilité : ses films s’apparentant à des leçons, modestes mais profondes, dans l’art de regarder. De cette austérité apparente, émergent paradoxalement des moments de beauté insoupçonnés, précieux, dont la qualité appartient strictement à leur auteur. « Comme le haïku de Bashô, remarque en effet Tom Gunning, l’apparente simplicité de ces films offre une leçon dans l’art de voir et façonner les images. Le spectateur est amené à se demander comment il est possible de créer quelque-chose de si humble et fascinant à la fois 2  ». Suite à la disparition soudaine du cinéaste l’année passée, Hors champ, en collaboration avec Visions et la Cinémathèque québécoise, présente un programme de cinq films, l’occasion et le prétexte de cet essai. Le programme se conclura par la projection de A Roll For Peter, film-hommage réalisé conjointement par plus de vingt réalisateurs et anciens étudiants du cinéaste. Peter Hutton était le directeur du département des Arts cinématographiques et électroniques au Bard College depuis 1989.

En 1948, à l’occasion d’un ultime entretien accordé au journaliste Ezra Goodman, quatre mois avant sa mort, David Wark Griffith – réalisateur d’Intolérance et du Lys Brisé – se lamente que le cinéma moderne ait oublié la beauté des feuilles qui tremblent au vent. Le mot n’est pas sans rappeler l’anecdote de la première projection des films Lumière en 1895. L’audience, qui comptait parmi ses rangs Georges Méliès, aurait été frappée, à la vision du Repas de bébé, non par les tribulations d’Auguste Lumière et de sa fille Andrée, mais par un détail surgit de l’arrière-plan : dans le jardin de la propriété familiale, et pour la première fois dans l’histoire des arts visuels, les feuilles bougeaient. Ainsi Georges Sadoul remarque-t-il dans son Histoire du cinéma que les comptes-rendus journalistiques de l’époque s’intéressèrent moins au contenu explicite, factuel si l’on veut, des bobines, mais plutôt à ce qu’il considère rétrospectivement comme des effets périphériques à l’intérêt réel du nouveau medium. « On distingue tous les détails, est-il écrit dans un de ces rapports : les tourbillons de fumée qui s’élèvent, les vagues de la mer qui viennent se briser sur la plage, le frémissement des feuilles sous l’action de la brise, etc 3 ». Ces motifs ne durent pas rester longtemps au centre de l’attention, délaissés progressivement au profit d’autres potentialités – dramatiques, illusionnistes ou spectaculaires.

S’il ne pouvait se vanter d’être présent à cette première projection, Peter Hutton nous a néanmoins raconté comment il connu une révélation comparable à celle qu’y connu Georges Méliès. Étudiant au San Francisco Art Institute pendant les années ‘60, il fit la rencontre d’Allan Kaprow, instigateur du happening aux États-Unis : celui-ci réunit un groupe d’étudiants dans la cour extérieure de l’école, et donna à chacun une craie ; il leur demanda alors de tracer, sur le sol, le contour de l’ombre d’objets divers. Les participants réalisèrent bientôt que, alors même qu’ils s’investissaient dans cette activité, les ombres se mouvaient progressivement hors des limites qu’ils dessinaient. Il y eut pour le futur cinéaste un déclic : il était possible d’observer, à l’œil nu, le déplacement progressif de la lumière naturelle 4 . C’est dans ce contexte que Peter Hutton usa pour la première fois d’une caméra – il avait consacré les dix premières années de sa vie artistique à la sculpture et à la peinture – pour filmer ses propres performances ; une de ses premières tentatives consista précisément à enregistrer la progression d’un jet de lumière sur le sol de son studio, à l’aide d’un time-lapse. D’une certaine manière, ses films n’ont cessé de capter ce type de phénomène, parfois à la limite du sensible, de l’anodin. Ils nous invitent à redécouvrir la fascination qu’exerça la première projection Lumière : que les feuilles bougent, que les vagues se brisent et que les fumées se lèvent, n’est-ce pas là en vérité un motif suffisant à notre émerveillement sans cesse renouvelé ? Et si ces motifs, censément accidentels et périphériques à l’acte filmique chez Lumière, constituaient en réalité la somme essentielle d’une certaine poétique cinématographique ?

Boston Fire (Peter Hutton, 1979)

Symptomatique de cette approche, Boston Fire (1979) pourrait avoir dans l’œuvre de son auteur valeur de manifeste. Ce court-métrage de cinq minutes brille en effet par sa simplicité : empruntant à la forme du film d’actualité, du newsreel, les images capturent les détails d’un incendie urbain, mais s’intéressent moins au travail du groupe de pompiers qui s’évertue à le maîtriser, qu’aux captivantes métamorphoses des nuages de fumée noire. Privilégiant ici le gros-plan, le cinéaste engage le corps-à-corps avec la masse brumeuse, jusqu’à en noyer le canevas filmique, captation sensuelle et nuancée d’un motif qui atteint à une qualité stupéfiante d’abstraction.

Le Désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964)

L’effet évoque certaines séquences du Désert rouge (1964) de Michelangelo Antonioni, où les projections de fumée d’une usine, la brume épaisse sévissant sur des quais, menacent d’engloutir le cadre, les protagonistes et l’écran dans une épaisseur monochromatique. Expression d’une forme d’aliénation, d’absence au monde, le motif est aussi l’occasion d’une recherche plastique originale. Le cinéaste de la modernité fut néanmoins précédé en cela par les expérimentations, plus ou moins volontaires, des opérateurs Lumière, comme on peut l’observer dans Démolition d’un mur (1896) : ici la surface de l’écran va friser la parfaite blancheur, à la faveur d’un nuage de fumée soulevé par ladite démolition qui donne à la vue son titre. Une fois encore, l’anecdote n’est pas dénuée d’intérêt, puisqu’il semble que ce ne soit pas cette qualité picturale inattendue qui ait frappé ses créateurs : on sait en effet que la bobine était régulièrement projetée à rebours, trucage ‘spectaculaire’ et illusionniste qui aurait eu vocation à mystifier ses spectateurs. Comme dans le cas du Repas de bébé (il entre, bien sûr, dans ce constat une part de spéculation), la découverte esthétique, poétique secrète et précieuse de l’enregistrement, relèverait donc de l’accident, échappant à l’intentionnalité directe de ses créateurs. Au croisement peut-être des tendances de la modernité et du primitivisme, le film de Peter Hutton offre un traitement singulier et saisissant de l’élément vaporeux…

Démolition d’un mur (Louis Lumière, 1896)

Si le dispositif de Boston Fire évoque sciemment l’esthétique du newsreel, on peut néanmoins s’interroger sur la qualité documentaire du cinéma de son auteur, qui ne semble s’embarrasser d’aucune volonté didactique. Si le documentaire a, de manière générale, plutôt vocation à éduquer ou renseigner, à faire lumière sur un fait du monde, le spectateur de Boston Fire s’inquiétera rarement de la teneur factuelle de l’événement qui est plutôt le prétexte d’une étude et d’une recherche plastique du phénomène visuel. Invité à un acte contemplatif gratuit, sinon décontextualisé, il s’émancipe du désir de faire sens, de comprendre. Les pompiers dépêchés sur place deviennent des modèles anonymes, statues peut-être dont on s’étonne à peine qu’elles soient animées de discrets signes de vie. Et, lorsque le visage d’un passant traverse furtivement le premier plan, on y reconnaîtra volontiers un égal point d’ancrage graphique, élément rythmique parmi d’autres d’une musique purement visuelle – plutôt que de s’interroger sur l’identité, ou la destination du badaud. S’il demeure dans Boston Fire une proposition – que l’esthétique du newsreel atteigne, en quelque sorte, à une forme d’art à part entière – ce ne serait donc qu’à ce prix : que la forme soit libérée, allégée de sa raison d’être première, finalité pratique d’un contenu purement informatif. Ainsi l’événement observé, quoique digne en lui-même d’être reporté, ne nous intéresse pas pour sa capacité à nous renseigner sur l’état du monde ; il devient le décor contingent d’un théâtre autrement intemporel : celui des infinies possibilités du visuel sensible. Et, si le cinéaste en aura privilégié, au cours de son œuvre, les effets les plus discrets, voire les plus anodins, force est de constater qu’il parvient avec Boston Fire à fournir un traitement intimiste d’un phénomène censément spectaculaire.

New York Portrait, Chapter II (Peter Hutton, 1981)

Héritant du film-journal de Jonas Mekas autant que de la city symphony, le triptyque New York Portrait (1978-1990) fut probablement lors de sa création, sans départir d’une humilité caractéristique, le projet le plus ambitieux de son créateur. Prenant le contre-pied des expérimentations visuelles qui offrirent aux années ‘20 certains de leurs films les plus audacieux, Peter Hutton persiste et signe la forme de son parti-pris esthétique, découvrant l’espace urbain à la lumière d’un ascétisme certain. Délaissant la frénésie cinétique de la grande ville, le cinéaste lui préfère les recoins plus discrets du sensible, ouvrant ses fenêtres embrumées sur de petits miracles insoupçonnés de poésie visuelle. Le film, New York Portrait, est aussi le lieu d’une exploration plus radicale de la staticité, Hutton ayant souvent flâné à la frontière des arts cinématographique et photographique. Ainsi le film frôle-t-il parfois l’immobilisme parfait, comme lors de ces plans qui s’arrêtent sur quelque détail d’un parquet, qu’on devine être celui de l’appartement du réalisateur – détail délicat d’un quotidien intime, révélé à la faveur de quelque géométrie subtile crée par les jeux de lumière, la disposition du mobilier… Comparable aux marques d’usure sur un vieux plafond, au dessus d’un lit, que l’on finit invariablement par connaître par cœur.

Ces visions statiques restent pourtant animées d’une vie qui appartient strictement à leur medium, comme l’a remarqué Gilles Deleuze à propos de Yasujirō Ozu : « Au moment où l’image cinématographique se confronte le plus étroitement avec la photo, elle s’en distingue aussi le plus radicalement. Les natures mortes d’Ozu durent, ont une durée. […] La bicyclette, le vase, les natures mortes sont des images pures et directes du temps 5 ». Cette intrusion discrète dans l’esthétique photographique n’est pas accidentelle, comme Peter Hutton l’a expliqué dans un entretien avec Scott McDonald : « C’est l’idée d’amener un sens de la temporalité dans ces représentations de la nature qui m’intéresse avec le cinéma. Mes films sont une manière subtile de moduler cette approche formelle de la beauté en permettant à un autre langage d’entrer en jeu : le mouvement et la transformation. D’un autre côté, il y a souvent comme une tentative ‘d’arrêter le temps’ dans les films, permettre au temps de devenir un élément surplombant qui offre quelque révélation à propos de l’image. Il s’agit d’une stratégie extrêmement réductive 6 ». Ces instants statufiés participent, peut-être paradoxalement, au rythme et à la dynamique du film, contribuant à souligner, dans leur environnement filmique direct, les mouvements les plus subtils. Au terme d’un exercice peut-être exigeant, la sensibilité du spectateur est ainsi éveillée au foisonnement intime du monde : la progression massive d’une masse nuageuse ; le tremblement timide d’un drapeau accroché au cadre d’une fenêtre ; les cercles que dessinent des nuées d’oiseaux lointaines contre le canevas d’un ciel grisâtre.

New York Portrait, Chapter I (Peter Hutton, 1979)

Le dernier film du programme est aussi le dernier du cinéaste à être tourné exclusivement en noir et blanc ; il est par ailleurs le premier d’une ‘série’ de travelogues marins. En effet, Peter Hutton mena, parallèlement à ses études, une carrière dans la marine marchande, et ce dès l’âge de 18 ans. Il s’est agit pour lui d’une expérience formatrice, non seulement d’un point de vue personnel, mais aussi en terme d’éducation visuelle : l’océan, nous dit-il, donne à voir une autre vélocité du temps. Ainsi (et sans vouloir minorer cette qualité dans les films précédents), on peut affirmer sans crainte que Study of a River (1997) n’aurait pu être le produit d’une autre sensibilité artistique. À la faveur du rythme lent et massif d’un navire, nous suivons ici le fil d’Ariane glacé de l’Hudson en hiver. Effet d’une saisissante simplicité, la surface aquatique parsemée de blocs de glace nous est révélée lors d’un plan vertigineux par un renversement vertical de la caméra. Mais le génie de l’auteur s’exprime encore de manière plus mémorable lorsque, saisissant en gros plan le simple reflet d’un lampadaire électrique dans une flaque d’eau (une citation du film de Ralph Steiner de 1929, H2O ?), il en extirpe l’effet d’un véritable feu d’artifice, révélant dans un détail peut-être anodin un foisonnement insoupçonné.

Dix ans après Study of a River, Peter Hutton connu son plus grand ‘succès’ avec un autre film marin, At Sea. Paradoxalement plus proche, à certains égards, d’une forme de documentaire ‘classique’ et ‘narratif’, il fut consacré par Film Comment meilleur film expérimental des années 2000. Une reconnaissance qui permit au cinéaste de sortir d’une trop grande confidentialité. Mais son œuvre n’en reste pas moins, dans le paysage cinématographique, un élément discret. Car derrière leur apparente austérité, ses films continuent à présenter un projet modeste : ouvrir une fenêtre sur les secrets du monde sensible, et inviter le spectateur à s’engager dans une pause contemplative ; redécouvrir une forme de beauté quotidienne, éloignée du spectaculaire. Peut-être y connaîtra-t-il un émerveillement similaire à celui que connu Georges Méliès à la vue de feuilles tremblant pour la première fois, comme par magie – ou bien une forme de révélation, de déclic, comparable à celle que provoqua chez Peter Hutton le jeu de craie et d’ombre d’Allan Kaprow. Sur ce projet enfin, peut-être vaut-il mieux encore laisser le réalisateur lui-même s’exprimer :

Les gens en général ne se s’accordent pas le temps et les circonstances d’entrer dans une relation au monde qui permette cette liberté du regard. Il y a toujours comme un dessein global, une mission derrière la manière dont ils appréhendent leur vie. Il me semble que, lorsqu’on a l’occasion de s’éloigner de son agenda – par une forme de nécessité émotionnelle ou d’autres circonstances – on est toujours frappé par les incroyables épiphanies de la nature. Il s’agit souvent de choses très subtiles, juste à la limite de la sensibilité de la plupart des gens. Mes films essaient d’enregistrer et d’offrir ce genre d’expériences 7 .

Notes

  1. Griffith, dans Ezra Goodman, The Fifty-Year Decline and Fall of Hollywood, New York : Simon and Schuster, 1961, p. 19.
  2. « Like the haiku of Bashô, the scholar Tom Gunning observes, these seemingly simple films offer lessons in the art of seeing and fashioning images that make you wonder how anyone could produce something simultaneously so humble and so astounding. » Toutes les traductions sont de l’auteur.
  3. Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma : 1832-1897, Paris : Denoël, 1948, p. 291.
  4. Cette anecdote nous vient d’un entretien privé avec Peter Hutton, réalisé par courrier électronique, en mars 2013.
  5. Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 28.
  6. « But it’s the idea of bringing a sense of time into these renditions of nature that excites me about cinema. My films are a way of subtly tweaking that formal approach to beauty by allowing another language to come in: movement and transformation. On the other hand, there’s often an attempt to “stop time” in my films, letting time be an overriding element that provides some small revelation about the image. Mine is an extremely reductive strategy. » Scott McDonald, A Critical Cinema 3 : Interviews with Independent Filmmakers, Berkeley (CA), University of California Press, 1998, p. 247.
  7. « For the most part, people don’t allow themselves the time or the circumstances to get into a relationship with the world that provides freedom to actually look at things. There’s always an overriding design or mission behind their negotiation with life. I think when you have the occasion to step away from agendas—whether it’s through circumstance or out of some kind of emotional necessity—then you’re often struck by the incredible epiphanies of nature. These are often very subtle things, right at the edge of most people’s sensibilities. My films try to record and to offer some of these experiences. » Scott McDonald, A critical cinema, Op. cit., pp. 243-244.