Tsai Ming-Liang

Notes brodées autour de Quelle heure est-il là-bas ?

Quelle heure est-il là-bas ?, du réalisateur taiwanais Tsai Ming-Liang, s’affiche comme un film sur la mort du père. Le père du réalisateur est mort en 1992, et la mort du père de son acteur fétiche, Lee Keng-Shen, est survenue au cours du tournage de The Hole (1999). Son dernier film interroge et tente de surmonter la douleur que les deux hommes ont vécue, en proposant la chronique détournée d’une disparition par le biais d’une lente – bien que par moments hilarante – méditation sur le temps et la mort, sur le dépaysement et le retour, sur l’incommunicabilité et le hasard. Mais, avant toute chose, Il s’agit d’une profonde affirmation de cinéma, qui, en refusant de se plier à certaines conventions dramatiques et stylistiques, affiche une farouche adhésion au réel, à une mise en scène épurée, et à l’intelligence d’un patient dévoilement.

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Le père dont il est question dans ce film, disparaîtra très tôt dans le récit, bien qu’il hantera l’ensemble de son déroulement. Située quelque part entre le premier et le deuxième plan, sa mort ordonne une première série d’actions, celles tournant autour d’un fils et de sa mère. Cette dernière se trouvant incapable de surmonter la perte de son mari, s’obstine à relever les moindres signes qui signaleraient son “retour” (elle engagera d’ailleurs, durant un des scènes les plus poignantes du film, un entretien avec un poisson qu’elle soupconne d“être la réincarnation du mari). Lee Keng-Shen y joue le fils, employé dans un kiosque à montres du centre-ville de Taiwan. Après la cérémonie funéraire (qui a toute les allures d’une scène “sans mots dits” de Jacques Tati), il reprend son boulot au kiosque à montres. Une jeune femme, insatisfaite des montres disposées sur l’étalage, se met en tête de lui acheter la montre qu’il porte au poignet. Bien que tenace, elle finira par le convaincre de la lui vendre, en lui confiant qu’elle doit quitter pour Paris le lendemain. Quelque chose s’est produit au cours de cet échange, bien que rien n’en soit dit. Une brèche, en quelque sorte, a été ouverte dans l’esprit du jeune homme, et tout le reste du film se jouera dans cet écart spatio-temporel dans lequel il se déplacera, imaginairement, entre Paris et Taiwan.

Le film s’organisera dès lors entre trois suites d’actions qui se recouperont parfois sur un plan narratif, parfois sur un plan plus métaphorique : 1) Le pélerinage de “la jeune femme à la montre” dans Paris, (les cafés, sa chambre d’hôtel, le cimetière Montparnasse), puis avec une jeune femme avec qui elle partage une brève aventure. 2) La compulsion obsessive et névrotique de la mère, se pliant aux vœux imaginaires de son mari disparu, ponctuée de rituels et de fixations stériles. 3) L’acharnement inexpliqué et confus du fils à vivre à l’heure de Paris à Taiwan, en changeant l’heure de toutes les horloges qui se trouvent sur son passage, cherchant, faute de mieux, à se rapprocher de Paris (et de la fille) en se pliant à son fuseau horaire, ou en retrouvant sa culture, sa fiction, ses habitudes (il boira du vin au goulot, visionnera les 400 coups de Truffaut, etc.). Il finira – l’atmosphère à la maison étant devenue insoutenable – par élire domicile dans sa voiture.

Un tel synopsis, entendons-nous, offre une vue bien trop partielle et réductrice de ce film, composé – et c’est ce qui en constitue sans doute la force et l’originalité – d’une cinquantaine de plans-séquences, filmés à l’aide d’une caméra fixe. Le film met en circulation, dans un cadre à la fois humoristique et saisissant, toutes les fascinations du réalisateur : l’amour séparé par une cloison (géographique, temporelle), la mort et la résurrection, l’insurmontable désir sexuel, une véritable géophysique, propre à l’auteur, des corps en souffrance, et une constante indécidabilité dramatique et spatiale. Où sont-ils ? Quelle heure est-il ? Que pensent-ils ? Que font-ils ? Toutes ces questions, du premier au dernier plan du film, s’adressent à la jouissance du spectateur qui prend la patience d’y répondre.

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L’œuvre de Tsai Ming-Liang est une œuvre qui s’achemine, à pas lents, qui nous donne, à chaque nouvelle livrée, l’impression d’un cinéma – et du cinéma – s’inventant. Cette œuvre se fait comme peu d’œuvres se font : fixée sur la certitude d’avoir très vite trouvé un style, un monde, mais confrontée à l’impérieuse nécessité de l’approfondir à chaque fois, de lui adjoindre de nouveaux contenus, d’approfondir tel trait, telle question. C’est une œuvre qui se découvre, à la manière dont ses films se dévoilent, patiemment, avec soin et précision.

De Rebels of the Neon God à The Hole, s’est mis en place un des systèmes cinématographiques contemporains des plus rigoureux, des plus cohérents, fondé sur la répétition compulsive d’objets, de situations, d’obsessions, fondé aussi sur un même refus (refus de l’action dramatique, du “jeu”, du maniérisme, de l’affectation, du raccord). Les familiers de ce cinéaste savent qu’il existe dans son œuvre des petits et des grands ensembles, des grands thèmes figuraux, comme la pluie, la mort, la mise en scène de rituels boudhiques, l’incommunicabilité entre les êtres et leur aliénation en milieu urbain ; des objets plus profanes : l’eau en bouteille, les nouilles, les cigarettes ; la même cellule familiale père-mère-enfant (joués par les mêmes trois acteurs) ; les mêmes gestes, les mêmes postures : masturbation, pose vide, attente, pleurs. De films en films, les mêmes actions et questions viennent hanter ces petits mondes désenchantés, où l’on ne crie pas, où l’on gémit à peine, où l’on regarde beaucoup, où l’on écoute, longtemps, lentement.

À cela s’ajoute quantité de traits stylistiques qu’on se contentera d’énumérer : absence quasi-complète de dialogues, rythme lent, éclairage en aplat, farouche travail sur le hors-champ sonore, etc. Tsai aura aussi perfectionné – Quelle heure est-il là bas ? peut d’ailleurs être considéré comme un sommet – un certain art du plan-séquence. Non pas, celui, flamboyant et réflexif, d’un Altman ni d’un De Palma. Il ne se rapproche pas beaucoup plus du sublime d’un Tarkovski, d’un Angelopoulos ou d’un Kiarostami, qui ont fait de la continuité spatio-temporelle l’espace-temps quasi-liturgique de leurs méditations cinématographiques, fondée sur une contemplation lente et éblouie. Il pourrait peut—être s’apparenter à son cousin insulaire, Hou Hsiou-Hsien, pour ce côté intimiste et appliqué, mais ce n’est pas exactement ça non plus. Serait-il plus près d’un Roy Anderssen, dont le dernier film, Songs from the Second Floor, a développé un art du plan-séquence caméra fixe, et dont le dispositif crée, par son insistance, un accroissement vertigineux de l’absurde manifesté dans le cadre ? Non, ce n’est toujours pas ça. Tsai se situerait plutôt à mi-chemin entre Edward Yang (Yi Yi) et Raymond Depardon (Profils :Paysans), entre un souci d’objectivité documentaire et la manifestation d’un grand art de mise en scène, où tout est toujours à refaire, où chaque plan devient un parcours pour l’œil et la conscience (dans ce sens, on serait porté de penser au Haneke de Code inconnu).

C’est que l’art de Tsai consiste à montrer autant qu’à cacher. En perfectionnant l’art de l’ellipse et en renoncant aux formes classiques du raccord, chaque spectateur devient monteur, puisqu’il est appelé à monter l’action dramatique à partir d’un refus du dispositif dramatique classique. Chaque scène équivalant à un plan, il s’agit de penser le film plan par plan. Or, il n’existe aucune virtuosité proprement technique à chacun de ces plans, mais seulement une ligne minimale, qui transforme le moindre geste, le moindre détail du plan, en une question. C’est que le sens de chacun des gestes de ces personnages n’est pas donné, bien qu’il soit montré dans le cadre. Il ne sera compris qu’une fois complété, qu’une fois que nous avons accepté de cheminer avec lui. De même, l’intériorité de chaque personnage est toujours exprimée dans l’économie d’une chorégraphie, prélevée à même les gestes les plus ordinaires : manger, uriner, prendre un train, appeler un chat, s’allonger sur un lit. Chaque plan-séquence, poursuivrait donc une intention secrète, se dévoilant peu à peu à nous, mais toujours sur un plan, pour ainsi dire, “épidermique”.

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Tsai commence dans le documentaire, il réalise des petits téléfilms à vocation didactique, à Taipei, sur différents “métiers”, mais dans lesquels s’exerçait déjà une intelligence, une attention patiente et soutenue devant les choses. Il allait ainsi raffiner un art de l’observation, d’une “vision pure”, fondée, paradoxalement, sur une intense proximité avec ses acteurs et avec les sujets qu’il aborde. On pourrait ainsi dire que tous ses films ont une valeur documentaire, qu’ils portent sur la jeunesse désabusée (Rebels of the Neon Gods), l’amour (Vive l’amour), ou encore sur ses acteurs eux-mêmes, qui ont grandi avec son cinéma (autant que nous dirions que Stromboli est un documentaire sur Ingrid Bergman, ou Hiroshima, sur Emanuelle Riva, Le désert rouge sur Monica Vitti).

Dans Quelle heure est-il là bas ?, Tsai nous fournit peut-être un des plus beaux documentaires jamais réalisé sur le temps, et l’impossibilité de faire se conformer le temps à notre désir ? Le temps est, par ce “là-bas” du titre, toujours situé ailleurs : à l’heure de Paris, de Taiwan, à l’heure des morts. Si le film se veut une réflexion sur la mort et le deuil, c’est entre autre parce qu’il représente un extraordinaire document de temps, de prise en compte du temps filmique. Ce temps, c’est aussi celui qui se pose sur le corps des acteurs et de Lee Keng-Shen en particulier, acteur qui incarne à lui seul tout le calme muet et solitaire de ces films, et qui est devenu, avec le temps, le Jean-Pierre Léaud de Tsai, celui qui traverse et est traversé par toutes les interrogations que l’auteur pose sur son cinéma. Ce n’est sans doute pas par hasard que Jean-Pierre Léaud fera deux brèves apparitions, à deux moments du film, à deux temps de l’histoire. Mais nous y reviendrons.

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Le monde de Tsai, je le disais, est concret, il est fait de situations concrètes. Si le rendu est objectif, c’est parce qu’il est tout entier tourné vers les objets : à la manière d’un musicien, parvenu à objectiver une note de musique sur une partition ; un chorégraphe, les points de l’espace dans lequel se meut un corps ; un peintre, les pigments entrant dans la composition de l’ocre. Maître de ces éléments qu’il met en place sur son échiquier, il peut mieux libérer leur potentiel de sens, les laisser valoir en nous laissant les voir. Et tous ces films sont des exercices pratiques de vision, qui nous forcent à considérer à nouveau l’art du voir et du comprendre au cinéma.

Dans Quelle heure est-il là bas ? – mais cela pourrait se dire de chacun de ses films – les mêmes lieux apparaissent sous des angles différents, les rendant à chaque fois méconnaissables. En abolissant à peu près toute forme usuelle de raccord, chaque plan-séquence se voit disjoint de l’ensemble, la suture (comme on disait à l’époque) n’opère pas. Ces différents plans-tableaux, montrés à l’aide d’une caméra fixe, nous proposent, à chaque fois, un nouveau réseau de signes dont il nous faut faire sens pour “avancer” dans le film : personnage, lieu, temps, action.

Vers le milieu du film, on voit le jeune homme buvant une bouteille de vin au goulot, à Taiwan. Au plan suivant, un personnage, vu de dos, est en train de vomir. Sur la porte, on lit, en francais, “TOILETTE”. Sommes-nous alors toujours à Taiwan ? Une femme, asiatique, essaie d’entrer et réalise que la toilette est toujours occupée par notre “personnage”, que nous supposons dès lors être une femme, probablement celle dont nous avons suivi le parcours de Taiwan à Paris. Nous sommes donc à Paris. Ce n’est que bien plus tard que nous apprenons que c’est d’avoir ingurgité trop de cafés que notre petite taiwanaise s’est rendue malade. La présence, au premier abord, contradictoire, de l’Asiatique et du mot en francais sur la porte, n’est qu’un exemple de ces “dérangements”, de ces subtils dérèglements du temps et du lieu dans le film, et qui se présentent, dispensés de toute explication, et dont l’exposition se fait sur plusieurs minutes.

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Si ses films nous paraissent détachés, distants – des films d’entomologues dira-t-on – c’est qu’ils refusent toute psychologie, ils abandonnent toute action dramatique, et se limitent à décrire des potentiels qui s’entrechoquent et les effets qui s’ensuivent. Curieusement, ce qu’il y a de drame, dans ses films, s’inscrit dans l’ellipse, se glisse dans la coupe entre deux plans, mais sans affecter l’action de l’un et de l’autre. Celui qui est affecté, c’est le public qui recompose et met en série les deux plans. L’émotion ne vient pas de l’événement – très souvent situé hors champ, entre deux coupes – et on ne peut même pas dire que l’émotion, dans le film, donne lieu à un événement. C’est nous qui reconstruisons l’émotion en rapportant une suite de faits à leur objet. S’il y a une émotion exprimée dans ces films, elle se situe dans le prolongement, dans l’écoulement du plan lui-même.

Les deux premiers plans de Quelle heure est-il là-bas ? illustreront ceci. Le film s’ouvre sur une pièce, vue à travers une très courte focale et accusant une grande profondeur de champ. À l’avant-plan, la table de la cuisine, derrière, un corridor menant aux chambres et à la cuisine, cette dernière donnant sur une porte de balcon à travers laquelle on perçoit quelques plantes. Le père arrive et pose une assiette fumante sur la table. Il la regarde un moment, puis s’alllume une cigarette. Il se lève, appelle son fils, se rasseoit, se lève à nouveau, marche vers le corridor, et disparaît du cadre. Il revient dans le cadre et marche vers la porte du balcon. Il sort et examine les plantes. L’assiette est toujours sur la table. Le plan finit. Il aura duré trois, quatre minutes.

Au plan suivant, nous sommes dans une voiture filant sur une autoroute. Un jeune homme, placide, tient sur ces genoux une urne. L’automobile traverse un tunnel. Le jeune homme dit : “Nous traversons un tunnel papa, ne t’inquiète pas.” Le plan finit. Il aura duré trois ou quatre minutes.

Que s’est-il passé entre ces deux plans ? Le père, vu dans le premier plan, est mort. Son fils va porter ses cendres au temple. Nous sommes passés, en quelque sorte, des cendres de la cigarette du père, aux cendres du père. Combien de temps s’est passé entre ces deux “moments”, nul ne sait. 24 heures, une semaine, un mois ? De la mort du père, le film ne retiendra que les faits, l’effet. La cause, les conditions, et le moment exact de ce trépas nous échappent. Encore que, pour nous, durant ces longues minutes, nous nous demandons quel fil relie ces deux plans. La relation entre les deux personnages n’est pas donnée dans les plans eux-mêmes. Le temps compris dans le plan marque, et ce, tout au long du film, un temps pour comprendre. Le film se passe d’explicitations. Les protagonistes n’échangeront, au total, qu’une dizaine de phrases et aucune n’éclaire véritablement le sens de l’action en cours.

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En pacourant cette œuvre, on ne peut que constater le travail du fameux fer à repasser avec lequel Bresson s’appliquait à aplanir ses images : “Aplatir mes images (comme avec un fer à repasser), sans les atténuer” (Notes sur le cinématographe, p.23). Bresson avait bien compris que, grâce à un tel repassage, les images peuvent emmagasiner un potentiel maximal de profondeur. C’est qu’elle est avant tout une profondeur de temps et d’espace. Ce qui est aplati, en fait, c’est la notion-même du drame. Au sortir du film, on ne peut que constater que “Rien n’aura eu lieu que le lieu” et la situation concrète.

Les films de Tsai mêlent des acteurs professionels et non-professionels (souvent au point de les confondre). Un peu comme Bresson, il aura compris que la plus haute émotion peut être suscitée sans artifice, en faisant appel simplement aux ressources du réel et de l’enregistrement du réel dans son ambiguité et son mystère. Tout comme Bresson, il se dirige lui-même, avant de diriger les autres. Il dirige son film, et dirige ses acteurs dans la voie du film. Rares sont les “moments d’acteurs” – comme se plait à les appeler une certaine école – nombreux sont toutefois les moments où le film nous procure l’impression de vivre un grand moment, car chaque moment, chaque coupe dans la durée, chaque découpe dans l’espace, existe, grâce à cette économie juste, de facon nécessaire. C’est que chaque plan est chargé, à égalité, précisément parce qu’il refuse d’être significatif : il indique des directions de sens.

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“Le temps ne coule pas. Il s’accumule dans l’image jusqu’à la charge d’un formidable potentiel dont nous attendons presque avec angoisse la décharge.” (A.Bazin)

Cette affirmation de Bazin, écrite en 54, décrit avec une grande précision l’impression que le temps dans le film de Tsai Ming-Liang nous livre. Le temps n’y suit pas un long cours, mais plutôt s’emmagasine, à l’écran, à l’image, au cours du plan. Le temps n’est donc pas représenté comme un continuum stable, qui irait tranquillement d’un plan à l’autre. Plutôt, chaque plan est un prélèvement de temps qui possède sa propre intensité temporelle. Le temps, dépendant de l’action représentée, remplira le plan plus ou moins vite.

Qu’est-ce qu’un plan : une coupe mobile de temps, un morcellement réfléchi de l’espace, dans lesquels se loge – dans la mesure où on lui laisse le temps de se révéler – un peu de réel. La réalité dont il est question ici retrouve ces deux qualités si fondamentales pour Bazin : ambiguïté et mystère. C’est ce réel construit librement – Bazin disait qu’il fallait mouler le monde filmé afin qu’il procure cette impression de réalité – qui est re-construit par le spectateur, dont le regard et l’ouïe sont entièrement sollicités pour décortiquer le moindre objet qui ferait signe. Tsai sait mieux que quiconque redonner au plan son poids temporel et spatial et les objets dans le plan, pour cette raison, y existent différemment, pèsent sur l’œil, précisément parce que l’on est forcé de s’y attarder, de leur accorder du poids.

Recevoir, organiser, projeter sont les trois données fondamentales du cinéma, et Tsai en tire le plus grand partie. Si peu se déroule dans le film, beaucoup se passe, entre nous et l’écran. Certains de ces plans durent plus de six ou sept minutes, mais si nous les supportons, c’est que le plan nous force à travailler avec lui, à s’adonner à un travail de découpage, de modelage, de sens. C’est qu’en abandonnant la pseudo profondeur dramatique, Tsai transforme en pur affect la profondeur de son champ, transformée en profondeur de temps.

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D’un plan à un autre, combien de temps peut se produire ? Impossible de dire, puisque dans ses films le temps, comme l’espace, demeurent ambigus, non marqués. Le Paris de Tsai – comme son Taiwan d’ailleurs – est totalement dépaysé (hormis, ici et là, un plan des Tuileries, un autre du cimetière Montparnasse). Le temps du film se distribue en une série de lieux où les personnages, souvent fixes, attendent quelque chose. Chaque plan s’écrit comme l’anticipation d’un événement qui ne viendra pas. De même que leur attente est vaine, si nous, spectateurs, attendons un événement, nous serons déçus. Ce qu’il faut voir, c’est que l’événement est toujours entre deux plans. C’est entre deux plans que les décisions sont prises, que les choses se disent, que les événements se passent, que le temps coule. C’est donc toujours sur un autre plan que l’événement est renvoyé. Et ce que nous avons sous les yeux n’est qu’un itinéraire fixe, décidé d’avance, un affect tiré d’un effet, non pas une action fondée sur une cause.

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Le film est structuré en plusieurs temps, physiques et géographiques, et tout le film tentera de faire se rejoindre à la fois les temps et les espaces disjoints, par une série de renvois, d’échos. Lorsque le fantôme du père (mort à Taiwan) revient, à la toute fin du film, traverser le jardin des Tuileries, à Paris, où s’est endormi la jeune touriste, on ne fait que boucler de façon volontairement mystifiante la tension qui animait tout le film. En quoi consiste l’entreprise un peu délirante du jeune homme, sinon de remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire de parvenir à retrouver le temps de l’autre, de s’en approcher. Lorsque le fils changera l’heure de l’horloge dans la salle à manger, la mère y lira un signe venu de l’au-delà. Et dès lors toute la maisonnée devra se mettre à l’heure du père défunt, question de le rejoindre, de combler fantômatiquement son absence.

Comment remettre les pendules à l’heure quand, dans le film, il existe plusieurs fuseaux horaires, quand temps et espace sont, de fait, tenus à distance ? Quelle heure est-il là-bas ? met en scène un dépaysement radical, s’amuse des répères, se joue de nous, en nous forçant à nous demander, à chaque nouveau plan : Où sommes-nous ? Quelle heure est-il ?

Un plan en particulier marque de façon emblématique cette pluralité de temporalités. Il s’agit de la scène durant laquelle notre jeune héros se faufile dans un véritable centre de contrôle du temps. Il s’agit d’une pièce encombrée d’ordinateurs et de machines sophistiquées, et dans laquelle on retrouve une quantité effrayante d’horloges. De prime abord, on croirait que chacune de ces horloges indique un fuseau horaire différent (6h10, 10h10, 3h10). À bien y regarder, chacune fonctionne sur son régime propre. Une montre indique 2h15, une autre 6h30, une troisième 12h08. Et nous voyons les minutes, physiquement, défiler sous nos yeux. C’est comme si le personnage s’était logé dans le cerveau-temps du film, qui emmagasine les différentes heures qui y sont contenues. Toujours est-il que cette scène reste sans être élucidée, et l’énigme de son temps – et du temps du film – demeure non résolu.

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Tsai Ming-Liang avoua à maintes reprises dans des entretiens que le visionnement des 400 coups a marqué un tournant important dans sa vie et que ce film, il y revient à chaque fois qu’il est en panne d’idée. Cela n’exclut pas notre surprise – et notre ravissement – de rencontrer Jean-Pierre Léaud, à trois moments dans ce film.

Écrasé dans sa chambre, notre protagoniste visionne la cassette des 400 coups. Tsai insère, à deux reprises dans le film, deux extraits admirablement bien choisis : la scène du rotor (qui renvoie, par une double réfléxivité, au film que nous regardons), et la scène de la bouteille de lait (qui nous fait réaliser l’influence que cette scène a pu avoir sur la mise en scène de Tsai Ming-liang). Une heure plus tard dans le film, notre jeune taiwanaise est assise à une extrémité d’un banc, dans la cimetière Montparnasse, tandis qu’à l’autre extrémité est élégamment posé Jean-Pierre Léaud, avec ces traits tirés par les rides, mais dont le regard et le geste demeurents toujours aussi éclatants. Un bref échange à lieu, à la suite duquel Léaud tend à la démoiselle son numéro de téléphone en articulant de cette manière qui lui est si propre : “Yes… Jean-Pierre… Jean-Pierre”.

Entre ces deux séries de plan, on voit se déployer tout l’éventail figural du film. Le passage du temps, la mort (le cimetière, la mort du père), les décalages et les coincidences entre temps et espace narratif, les contaminations réciproques du cinéma et de la vie, et, par extension, les rapports complexes entre cinéma, temps et mort. Si le cinéma filme toujours la mort (en figeant du temps mobile, il nous rappelle à notre propre finitude), c’est parce qu’il capture, imprime et projette un peu de vie. Entre ces deux Leaud (le jeune et le vieux), s’échangent et se réconcilient fiction, mythe, mémoire, d’une part, et réel, cruauté du temps, mort, de l’autre.

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Aussi, Quelle heure est-il là-bas ?, en maintenant ses ambiguités et ses mystères, et en y prélévant sa plus grande force, nous offre une des plus belles réconciliations que le cinéma contemporain a à nous proposer.