“La mort au travail”

L’épreuve de la mort au cinéma (II)

Qu’en est-il de la mort actuelle ? Celle, accidentelle ou non, que le direct télévisuel ou cinématographique capte au moment où elle passe. Nous savons que c’est cette mort actuelle que le spectateur de fiction, même s’il la recherche, ne pourrait jamais accepter dans les cadres de la fiction. Bien que ce soit ce qu’elle tient dans son pouvoir propre, nous avons aussi montré qu’elle représente la limite de ce pouvoir-même. Est-ce pour cette raison qu’Oshima a pu avancer que tout réalisateur de film rêvait secrètement d’enregistrer la mort véritable d’un individu, transgressant la limite de sa figurabilité (toujours politique pour le cinéaste japonais), exposant les tabous qui lui sont liés, et réalisant cet impossible, possible seul au cinéma 1 . Ce ne sont pas tous les réalisateurs qui partagent la même certitude qu’Oshima. Il est toutefois évident que la mort, si elle n’est pas fantasmée, pose toujours problème, tant pour le cinéaste que le spectateur.

On sait l’attrait des snuff movies, où la mort véritable est filmée, mais il existe, en circulation plus libre, et à travers l’histoire, une panoplie d’exemples documentaires de morts, humaines ou animales, filmées. Le Sang des bêtes, Gimme Shelter, spectacles de tauromachie, bonzes tibétains s’incendiant, éloctrocution d’un éléphant (capté par les caméras d’Edison au début du siècle), sans oublier, la plus connue, La Mort de Kennedy, nous montrent une mort se déroulant effectivement sous nos yeux. La mort des bêtes est souvent plus ostentatoire, moins voilée. Celles des hommes, doit être remarquée, souvent par un iris, un ralenti, un commentaire, comme s’il s’agissait de bien la localiser, dans l’espace et le temps.
À propos d’un film de Pierre Braunberger sur la tauromachie, monté par une certaine Myriam, André Bazin s’était posé la question de la représentation, à l’écran, de la mort. Ce qui distingue pour lui le théâtre de la corrida filmée, c’est que la corrida entretient avec le cinéma un lieu commun : la mort, spécificité propre au cinéma, qui peut filmer ce passage indéfinissable, et qui constitue le “noyau métaphysique” de la corrida.

Le cinéma possède, selon Bazin, deux qualités fondamentales eu égard au temps : la capacité de le capter, la possibilité de le répéter : “Je ne puis répéter un instant de ma vie, mais l’un quelconque de ces instants le cinéma peut le répéter indéfiniment devant moi 2 . “ Ce redoublement ontologique du temps, d’un temps qui a été (celui de son enregistrement) dans un temps qui est (celui de la projection), notre esprit s’en accommode, comme s’il assistait à une “réplique objective de la mémoire”. Mais pour Bazin, il est deux instants impénétrables, dont la représentation la rend aussitôt obscène : le sexe et la mort. C’est que l’instant de la mort est ce “moment unique”, l’instant radicalement différent, qui annule toutes les différences entre les instants de notre vie. Il y a, à ce moment, passage d’un instant de la vie à un instant de la mort qui lui est, en même temps, le plus intime et le plus étranger. La jouissance sexuelle, dans un tout autre ordre – bien que nous l’appelions la petite mort – est un point d’absence, et, comme la mort, “la négation absolue du temps objectif : l’instant qualitatif à l’état pur” 3 . L’obscénité, dans les deux cas, consiste en une violation profonde de la nature de l’expérience, morale ou, comme dans la mort, métaphysique. L’obscénité bazinienne n’est pas l’abjection rivettienne. L’abjection est liée à une sur-esthétisation, l’obscénité est une restriction, morale ou ontologique. En ce qui à trait à la mort, elle procède d’un fait très simple : “On ne meurt pas deux fois 4 . “ Le moment de la mort, est le seul moment inaliénable et la contradiction que représente sa répétition, est un viol. Il est toujours possible de reprendre la scène où Pina meurt, dans Roma Operte, où la scène des marins jetés à l’eau, dans Paisà. Il n’est pas possible de répéter, effectivement, la mort du torero, sans trahir ou transformer cette radicalité.

Le réalisme éthique de Bazin n’est pas limité à une préservation de l’objectivité de la caméra et de l’intégrité du réel, c’est aussi une éthique de la conservation du temps. L’image cinématographique est une défense contre le temps, puisque, comme la momie, elle le préserve en lui conférant une “éternité matérielle”. Toute l’ontologie bazinienne est travaillée par cette préoccupation : révéler le réel, en le restituant le plus fidèlement, dans son mystère et son ambiguïté, en s’effaçant devant la “robe sans couture du réel”. Devant la mort filmée, la contradiction temporelle éclate, puisque la caméra enregistre mécaniquement le temps le plus unique, le moins objectif qui soit. Il ne faudrait pas non plus oublier que l’éthique bazinienne est une éthique de la vie, fondée sur le respect et la dignité. Ce que la caméra transgresse c’est un ordre tacite de la doxa : laisser les morts dormir en paix. À l’écran, ce sont des morts sans sépulture ni requiem, qui meurent “tous les après-midi”, “éternels re-morts du cinéma” 5 .

La suite de la démonstration de Bazin est, à la lumière de ces réflexions, paradoxale et, en général, dans les commentaires qui ont été faits sur ce texte, totalement éclipsée. Pour obscène qu’elle soit, le spectacle de la mort de la bête ou celle du torero, serait, pour Bazin, tout de même émouvant, aussi émouvant que l’instant réel qu’il reproduit. En un certain sens, même, plus émouvante, car elle multiplie la qualité du moment originel par le contraste de sa répétition. Il lui confère une solennité supplémentaire. Le cinéma a donné à la mort de Manolette une éternité matérielle 5 .

Pour contradictoire, peut-être même ironique, qu’elle puisse paraître, il est possible que par sa réflexion finale, Bazin a en tête un au-delà de l’obscénité ontologique, une mort re-présentée, et qui, par sa répétition, confère, à chaque fois, un nouveau sens, voire même, élève la mort singulière en la préservant pour l’éternité. Le cinéma serait alors une momie, non plus du changement, mais du mort lui-même. Ce serait alors comme si la puissance du cinéma pouvait racheter la profanation qu’il a effectué, laver son obscénité dans le linceul de l’émulsion.

Il est, il est vrai, une qualité propre à ces images de mort actuelle, qui, à la mesure de leur obscénité, se dérobe toujours pour nous, précisément parce que la qualité particulière de cet instant du sujet, ne nous est pas accessible. C’est parce que nous savons, par le commentaire, par l’évidence documentaire, que cette mort est réelle que nous croyons la voir. Au fond, la mort réelle et la mort jouée ne se distinguerait que par des traits extérieurs à eux (toute la première portion du Vidéodrome de Cronenberg repose sur cette évidence).

Dans Paris 1900, Nicole Vedrès a monté un événement qui avait fait sensation à l’époque. Un tailleur excentrique s’était confectionné un attirail savant, censé lui permettre de voler du haut de la Tour Eiffel. Deux caméras capturaient l’événement. Une au sol, l’autre au haut de la Tour. Le tailleur, après une longue hésitation, décide de sauter. La seconde caméra a capté son écrasement au sol, de loin. Bazin a la remarque suivante : “Dans cette prodigieuse séquence de l’homme-oiseau, où il paraît que le pauvre fou prend peur et juge enfin l’absurdité de son pari. Mais la caméra est là, qui le fixe pour l’éternité, et dont il n’ose finalement décevoir l’œil sans âme.[[ Bazin, André, À la recherche du temps perdu : Paris 1900. Qu’est-ce que le cinéma ?, vol.1, op.cit., p.41. ]]” Le regard impersonnel de la caméra, non interventionniste, aurait, en quelque sorte, provoqué le saut fatal, comme si la fonction de la caméra avait commandé la tenue de l’événement qu’elle était censé capturer pour l’éternité.

Mort provoquée ou pas, il demeure que cette mort ne possède de visibilité que par montage, entre l’hésitation et le plongeon fatidique. Elle se trouve toutefois voilée par la distance, elle ne se laisse voir qu’abstraitement. Seul le savoir confère un choc réel. Les choses ne se passent encore pas bien différemment dans les images d’archives d’accidents de voiture de course. Dans Les Hommes et le sport, la voiture d’un coursier vient s’écraser en se reversant contre un mur. Pendant un bref instant, le bras du conducteur, sous le véhicule, gesticule puis retombe. C’est ce geste humain qui, sous l’amas de la carrosserie, incarne la mort et trouble : signe visible, indubitable pour nous qui regardons. Mais le coursier est peut-être mort bien plus tard, à l’hôpital. Cela apparaît tout à coup anecdotique, et n’est pas ce qu’il y a de plus terrifiant. Ce qui nous retient, nous point, c’est l’idée que la mort s’est passée à cet instant où son bras retombe, comme à l’instant de l’impact de l’homme-oiseau au pied de la Tour Eiffel.

L’assassinat de Kennedy est sans doute la mort la plus fameuse, avec celle de Lee Harvey Oswald par Jack Ruby. Là encore il nous faut remarquer que ces morts accidentelles appellent immédiatement le ralenti, l’arrêt sur image, les répétitions, comme si, au-delà de la trajectoire de la balle, il fallait parvenir à déceler le moment exact où la vie s’éteint. Mais cet instant se déroule à l’intérieur, et ne peuvent être que déduits de l’extérieur. Ces morts écraniques inquiètent par le défi à la visibilité qu’elle interpose, entre le spectateur et le sujet mourant, et cette inquiétude se déverse rapidement en curiosité morbide puisque le moment fatal ne se représente pas. Comme l’avançait Bill Nichols :

“Vital signs, representations, provide us with a boundary across which life can pass subreptitiously, but they remain indefferent to the fate of the value we assign or the the feelings we attach to it. Death is the deduction or cessation of something within, unseen.”

La mort actuelle confond donc les signes de sa représentation, elle excède la visibilité, comme l’écrit Vivian Sobchak, puisqu’elle ne peut se lire comme un signe extérieur, factuel, et en même temps, ce sont de ces seuls signes que nous pouvons déduire l’image d’une expérience qui concerne, au plus haut point, notre devenir. La mort, pour elle-même, se maintient toujours au seuil de l’invisibilité, dans l’ordre de la représentation, elle ne montre jamais son visage, puisqu’elle est le sans -visage, qui exprime la radicalité sous-jacente à tout visage.

Mais reprenons notre question initiale : comment rendre la mort ? Il est possible que les morts actuelles, telles que celles que nous avons décrites, demeurent en-deça d’une expérience effectivement rendue de la mort. Quelque chose en elles échappe, se dé-fait, repousse toute tentative de représentation, si ce n’est celle de la curiosité morbide, ou de la cruauté sadique. C’est très certainement pour cette raison que Wenders, dans Nick’s Movie, n’a pas poussé plus loin son entreprise de filmer la mort de Ray. Inutile d’un point de vue visuel, dangereuse d’un point de vue moral, douteuse d’un point de vue cinématographique.

Nous disions plus tôt que le propre du cinéma est de porter l’empreinte du temps, de son passage. Le cinéma rend aussi compte du vieillissement, différemment qu’aucun autre médium artistique. Lorsque nous regardons, côte à côte, la série d’auto-portraits peints par Rembrandt, ce n’est pas le vieillissement du peintre qui nous happe, mais le mûrissement de son style. Au cinéma, et les acteurs le savent, c’est différent. Si quelque chose de la voix, son grain, sa tonalité, sa tessiture, peut être préservé à travers les âges, comme l’assurance du geste et la solidité de la démarche, le visage, lui, ne trompe pas, malgré le regard qui perce. Moreau, Léaud, Schygulla, ont conservé la voix, mais le visage a été donné au temps. C’est sur le visage que se lit la gravité du temps, les creux qu’elle impose sur ces peaux qui se plissent. N’est-ce pas en se regardant dans une glace que Cocteau trouva sa superbe formule : “La mort au travail”. Le temps a beau être préservé, “éternel”, sur la pellicule, ces visages captés par la caméra, déroulent l’œuvre du temps. C’est sur ces visages, surfaces du temps, que le cinéma se noue le plus violemment avec la mort.

Le cinéma documentaire est allé le plus loin dans son interrogation de la mort, lorsqu’il a compris que c’était là que la mort se déroulait. Frederick Wiseman filmant dans des hôpitaux pour soins palliatifs, Johann van der Keuken, filmant, en quelques plans, sa sœur, une première fois à la maison, une seconde fois juste avant de mourir, sur son lit d’hôpital. Tous deux ont compris qu’en laissant la pellicule ou la vidéo défiler sur le visage, une expérience intime, non spectaculaire de la mort, pouvait se révéler. C’est alors la mort qui se lit dans le regard, qui tire la peau, qui inquiète l’arcade sourcilière, qui bruit en chuintant dans la vie.

Que le visage entretienne un rapport avec la vie et, par le fait même, la mort, cela s’expliquerait par une longue tradition, en remontant jusqu’aux Grecs, pour qui, mourir, c’est “perdre le regard”. Et les yeux, au centre du visage, ont toujours été perçus comme le siège de l’âme. Et cette question du visage et de la mort n’a cessé de hanter le cinéma. C’est sur le visage de Veronika que, dans Le Petit soldat, Bruno Forestier photographie la mort. C’est un portrait du visage de sa femme que le peintre, dans la nouvelle de Poe Le Portrait ovale, reprise dans Vivre sa vie, peint, enlevant, à chaque coup de pinceau, un morceau de la vie du modèle. Le cinéma ne fait pas autre chose : montrer la vie en tuant le modèle, c’est-à-dire en lui rappelant sa mortalité. Bergman est allé le plus loin dans cette voie, lui qui n’a eu, au fond, que deux sujets : le visage et la mort. Dans le Septième sceau, la terreur de la sorcière qui est sur le point d’être brûlée, constate le néant qui l’attend. La terreur qui s’y lit est celle que le spectateur éprouve. De même, dans Cris et chuchotements, au tout début, lorsque Agnès s’éveille, et que, sans dire un mot, elle se rappelle qu’elle est condamnée par la maladie, c’est tout le poids de cette constatation qui, en un instant, plisse son visage, le tord, l’éprouve.
Montrer un visage, c’est montrer un visage humain, qui s’est compris dans le temps borné par la finitude. Comme l’avance Jacques Aumont,

“la possibilité du visage est la possibilité de connaître sa propre mort. Le visage est l’apparence d’un sujet qui se sait humain, mais tous les hommes sont mortels : le visage est donc l’apparence d’un sujet qui se sait mortel. Ce qu’on cherche dans le visage, c’est le temps en tant qu’il signifie la mort.” 7

C’est en rendant le temps sensible au visage, ou le visage sensible au temps, que les grand cinéastes ont su filmer la mort en captant la vie. Ce n’est, peut-être, qu’à la faveur de ce passage par le visage, que la mort est rendue, se donne comme le siège d’une rencontre, dans un lieu sans lieu et sans temps défini : une rencontre avec une mort, la mort, le on qui meurt, dont parle Blanchot. Ne filme-t-on pas alors, avec la mort, comme conscience, comme urgence ? C’est devant ces images, marbre du visage de Nicholas Ray, regard figé de Léaud à la fin des 400 coups, soie de celui de Liv Ulmann, d’Ingrid Bergman, que la mort est rendue, dignement, comme double conscience de la vie, certaine de sa mort, sûre de sa vie. C’est alors le “moment merveilleux du trépas, moment de passage et de rencontre que le film dilatera à l’extrême du supportable.” 8

Ce sont aussi dans ces visages des rescapés des camps, apparus dans Nuit et Brouillard, dans Hiroshima mon amour, et qui nous fixent depuis la mort, que la mort, douloureuse, est vécue. C’est dans ces visages qui ont vu la mort, dans les regards de ces victimes de la bombe, de ces survivants des camps de la mort, que la mort se donne, de la façon la plus nue, à voir. La finitude du temps humain rejoint alors l’horreur des guerres, et s’ils nous regardent d’ailleurs, c’est d’un temps irréductible à la succession des instants, temps plein, unique, d’une conscience fulgurante de la mort.

C’est alors que, par-delà la mass-médiatisation et les industries de la mort, le cinéma trouve, sur le visage, l’intime d’une expérience, d’une rencontre avec le radicalement autre de la mort. Cette médiation de la mort, n’est pas bornée par l’usurpation morbide, ni l’instrumentalité médiatique. Elle nous approche du sens du temps, de notre être-pour-la-mort.

Alors, le cinéma, peut-être, nous apprend-il à mourir.

Retour à la première partie du texte.

Notes

  1. Rapporté dans : Russell, Catherine, Narrative mortality, op.cit.p. 106.
  2. Bazin, André, Mort tous les après-midi, op.cit. p.68.
  3. Ibid, p.39.
  4. Idem.
  5. Ibid, p. 70.
  6. Ibid, p. 70.
  7. Aumont, Jacques, Du visage au cinéma. Paris : Cahiers du cinéma, 1992, p. 197.
  8. Aumont, Jacques, Du visage au cinéma, op.cit., p.198.